4 août 1789 (1)
La Révolution française n’a pas été qu’une révolution bourgeoise
» La révolution française, en effet, n’a pas été qu’une révolution bourgeoise. Elle ne nous intéresse pas seulement à titre rétrospectif, en ce sens qu’elle a porté au pouvoir la classe qui, aujourd’hui dans les secousses les plus colossales de l’histoire, est en train de perdre le pouvoir ; elle se rattache directement à nos luttes, à nos problèmes du présent, car elle a été, en même temps qu’une révolution bourgeoise, la première ten- tative des opprimés pour se libérer de toute forme d’oppression. (…) La Révolution française, tout d’abord, est la première des révolutions modernes qui ait dressé sur leurs jambes les larges masses populaires, qui les ait tirées de leur sommeil séculaire et qui ait été faite en grande partie par elles. La révolution anglaise a été plus militaire que populaire. (…)
Sans doute la bourgeoisie a eu sa part dans la Révolution française. Ses idéologues l’ont préparée. Ses parlementaires l’ont menée à coups de discours et de décrets. L’œuvre législative, l’action militante des assemblées révolutionnaires ne saurait être sous-estimée. Mais la bourgeoisie s’est montrée incapable de venir à bout de l’ancien régime féodal, clérical et absolutiste sans le concours des « bras nus ». (Les bras nus sont les travailleurs, de l’artisan à l’ouvrier, au domestique et au mendiant – note ) (…)
Sans la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, par les sans-culottes parisiens, l’assemblée nationale aurait fini pas succomber dans sa rébellion contre les baïonnettes royales. Sans la marche sur Versailles, le 5 octobre, des « bras nus » affamés et sans leur irrup- tion dans l’enceinte de l’Assemblée, la Déclaration des Droits de l’Homme n’aurait pas été sanctionnée. Sans l’irrésistible vague de fond partie des campagnes, l’assemblée n’eût pas osé s’attaquer, bien que timidement, à la propriété féodale, dans la nuit du 4 août 1789, l’ex- propriation sans indemnité des rentes féodales n’eût pas été, enfin, décrétée ; la bourgeoisie eût hésité devant la république et devant le suf- frage universel.
Au fur et à mesure que la Révolution va en s’approfondissant, on voit les bourgeois hésiter, s’arrêter à mi-chemin et, chaque fois, la pression des « bras nus » les obliger à pousser la Révolution bourgeoise jusqu’au bout. (…) A ce titre déjà, la Révolution française est toujours actuelle. Car même dans la mesure où elle a été une révolution bourgeoise, où elle a porté au pouvoir la bourgeoisie et non le prolétariat, elle a été une révolution de masses. Aussi son étude nous aide-t-elle à déchiffrer les lois permanentes du mouvement autonome des masses et offre-t-elle, en même temps, à notre examen les formes de pouvoir populaire que, spontanément, les masses forgent au cours de leurs luttes ; à ce titre, la Révolution française a été le berceau, non seulement de la démocratie bourgeoise, mais aussi de la démocratie de type communal ou soviétique, de la démocratie des conseils ouvriers.
Mais la grande Révolution n’a pas été qu’une révolution de masses travaillant, sans le savoir, pour le compte de la bourgeoisie. Elle a été aussi, dans une certaine mesure, une révolution des masses oeuvrant pour leur propre compte. (…) Les masses se levèrent avec l’espoir d’alléger leur misère, de secouer leur joug séculaire. Or, le joug séculaire n’était pas seulement celui des seigneurs, du clergé et des agents de l’absolutisme royal, amis aussi celui des bourgeois (…). L’idée de s’affranchir du joug séculaire conduisait naturellement les opprimés à celle d’une lutte contre l’ensemble des privilégiés, bourgeois y compris. (…)
Pour obtenir le concours des « bras nus » et parce que la proclamation des droits de l’homme la servait dans sa lutte contre l’ancien régime, la bourgeoisie aviva en eux le sentiment que c’en était fini de la vieille oppression de l’homme par l’homme, que le règne de la liberté et de l’égalité commençait pour tous. Ces mots ne tombèrent pas dans les oreilles de sourds. A maintes reprises, les « bras nus » invo- quèrent contre la bourgeoisie, contre l’oppression bourgeoise, les droits de l’homme. De même, la bourgeoisie, en s’attaquant à la propriété féodale et à celle du clergé, ouvrit la brèche dans le mur sacro-saint de la propriété. Elle s’en rendit compte elle-même et c’est ce qui la rendit parfois si timorée. (….)
Révolution permanente A partir du moment où les travailleurs ont commencé à prendre conscience de l’oppression de l’homme par l’homme, à secouer le joug séculaire, (…) il y a « transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne » (Lénine cité par Trotsky dans « La révolution permanente »). Même lorsque le conflit n’est pas encore entièrement liquidé entre l’aristocratie et la bourgeoisie, déjà un autre conflit met aux prises la bourgeoisie et le prolétariat.
Il n’y a pas deux sortes de mouvement révolutionnaire, de nature différente, l’un d’espèce bourgeoise et l’autre d’essence prolétarienne ; la Révolution tout court, cette vieille taupe comme le disait Marx, poursuit son bonhomme de chemin, d’abord au travers d’une même crise révolutionnaire, et ensuite de crise révolutionnaire en crise révolutionnaire. Même quand elle paraît assoupie, elle creuse encore. Une crise révolutionnaire n’est pas la continuation directe de la crise précédente. il n’est pas possible de placer quelque part un poteau frontière et d’y inscrire : Révolution bourgeoise ! Défense d’aller plus loin !
La Révolution ne s’arrête pas sur commande. Ou si elle s’arrête, elle recule. (…) Dans une société où les rapports sociaux sont tendus à l’extrême, où deux forces opposées, force révolutionnaire et force contre-révolutionnaire, se heurtent comme deux bêliers, cornes contre cornes, si la pression révolutionnaire se relâche un instant, la contre-révolution profite aussitôt de cette défaillance et prend sa revanche. Empêcher la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne, faire les choses à demi, c’est s’exposer à perdre ce qui a été conquis ; laisser subsister un seul privilège c’est s’exposer à les voir renaître tous ; pour s’être arrêtés en 1793 au pied de la forteresse bourgeoise, les sans-culottes furent assommés en 1795 par les gourdins des royalistes. Robespierre, en donnant, le 20 novembre 1793, un coup de frein à la déchristianisation, en insultant et en persécutant les « ultrarévolutionnaires », fit faire demi-tour à la Révolution, l’engagea sur une pente fatale où lui-même laissa sa tête, qui conduisit à la dictature militaire de Bonaparte et aux ordonnances de Charles X. (…)
L’autonomie du mouvement des masses Le mouvement autonome des masses ? Lorsqu’il entend prononcer ces mots, le bourgeois fait l’étonné et l’ignorant. Quel est donc ce charabia ? Encore une abstraction issue du cerveau fumeux de quelque théoricien ? Mais, dans son for intérieur, il sait très bien ce dont il s’agit ; Son instinct de conservation le lui a appris. le mouvement autonome des masses est sa hantise inavouée, le cauchemar de ses nuits. Il ne craint rien tant que la force primitive, élémentaire que déchaînent, en certaines circonstances, les hommes de travail. (…) Mais quand le mouvement des masses ne se laisse pas utiliser, quand il entre en lutte ouverte avec le bourgeois, alors ce dernier essaie de réduire l’importance de son redoutable adversaire. Il le défigure, le couvre de boue. Il le désigne par les mots de « populace », « éléments troubles », « pègre des grandes villes », ou bien il présente ses manifestations comme non spontanées, comme fomentées par des « meneurs ». (…)
Le mouvement autonome des masses existe à l’état latent, souterrain, de façon permanente. Du fait même qu’une classe en exploite une autre, la classe exploitée ne cesse d’exercer une pression sur ses exploiteurs afin de tenter de leur arracher une ration alimentaire un peu moins congrue. Mais cette pression, dans les périodes creuses, est sourde, invisible, hétérogène. Elle consiste en faibles réactions individuelles, isolées les unes des autres. Le mouvement des masses est atomisé, replié sur lui-même. Dans certaines circonstances, il remonte à la surface, il se manifeste comme une grande force collective, homogène. (…) Ainsi, à la veille de la Révolution de 1789, la mauvaise récolte de l’année précédente, aggravant la misère permanente des masses laborieuses, leur avait arraché une protestation simultanée ; et la con- vocation des états généraux leur avait permis d’exprimer leurs doléances communes en des cahiers revendicatifs. (…)
C’est le déterminisme du mouvement autonome des masses qui, à travers la révolution, a le plus effrayé la bourgeoisie révolutionnaire. Le bourgeois aime donner des ordres, et non à être mené. (…) On ne veut pas dire, bien entendu, que le bourgeois révo- lutionnaire fût désarmé vis-à-vis des bras nus. Il déploya contre eux les mille artifices de la fourberie politicienne. (…) Mais il n’empêche que, pendant un peu plus de quatre ans, le bourgeois révolutionnaire avait été à la remorque du mouvement autonome des masses.
http://www.matierevolution.fr/spip.php?article1082
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