« Il n’y a rien de mystérieux dans le désastre de la gauche italienne ». Entretien avec F. Turigliatto
Comment expliquer le « désastre » de la gauche italienne ? La question a pris une ampleur tout à fait particulière au cours de ces deux dernières années, alors que le pays a connu le gouvernement « le plus à droite de toute son histoire républicaine », une situation d’urgence sanitaire et l’aggravation sans précédent d’une crise économique larvée qui dure depuis près de trente ans.
Rien ne semble vouloir surgir de ce champ de ruine. Et pourtant, les derniers soubresauts politiques, fruits d’une longue incubation dans les entrailles de la Péninsule, forcent à prendre une respiration, un temps d’arrêt, une pause, dans le flux incessant des nouvelles, afin de rechercher les causes de l’effondrement sans appel de l’une des gauches les plus puissantes d’Europe après la Seconde Guerre mondiale.
Militant de longue date de la gauche radicale, ancien sénateur de Rifondazione comunista exclu en 2007 de ce parti pour avoir voté au Sénat contre l’intervention militaire italienne en Afghanistan, Franco Turigliatto a vécu de près, durant un demi siècle, les luttes, les victoires et les défaites du mouvement ouvrier ; il est aujourd’hui membre de Sinistra anticapitalista.
Le 2 juin 2020, la République italienne fêtait ses 74 ans. Nous reviendrons plus tard sur la période actuelle, mais je voudrais commencer par te faire réagir sur la période qui suit la Seconde Guerre mondiale et sa signification…
Le 2 juin 1946, un référendum valide le choix du peuple italien de mettre fin à la monarchie et de se doter d’une structure constitutionnelle républicaine. C’est une victoire en demi-teinte, contestée, marquée par un vote différencié entre le Nord et le Sud, qui a toutefois ratifié une profonde rupture institutionnelle et politique avec le passé. L’expulsion de la monarchie savoyarde, directement responsable de la montée du fascisme, d’une dictature qui a duré plus de 20 ans et de l’immense tragédie de la guerre, réceptacle et point de référence de tout mouvement réactionnaire, était indispensable à la reconstruction démocratique du pays.
Mais le 2 juin a pris également une autre signification, celle de l’affirmation de l’Italie comme puissance impérialiste qui s’exprime notamment par le défilé militaire massif des Forces armées, dénoncé constamment et avec vigueur par les organisations pacifistes et anticapitalistes. Ce n’est pas un hasard si, même pendant les jours terribles de la pandémie et du confinement, les industries d’armement ont été soustraites à toute interruption de production, continuant à fabriquer des chars et des avions de combat.
Cette année, pour des raisons évidentes, le défilé militaire n’a pas eu lieu. Mais ce même jour, qui reste le symbole de la victoire de la république antifasciste, les forces de droite, d’extrême droite et fascistes sont descendues dans la rue, dans l’espoir de susciter un dangereux chaos politique et idéologique réactionnaire qui permettrait de capitaliser et polariser le désespoir de vastes secteurs sociaux, en particulier la petite-bourgeoisie appauvrie par la crise économique et sociale.
Ce qui est grave, c’est que les syndicats, et en particulier la CGIL, n’ont pas même envisagé la nécessité de promouvoir des actions, même symboliques, pour s’y opposer ; ils sont restés passifs, totalement subordonnés et alignés derrière le gouvernement actuel[1]. Les manifestations dispersées de la gauche radicale et des syndicats de base ne pouvaient pas faire contrepoids à l’action de Matteo Salvini (Lega) et de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia – formation d’extrême-droite) qui ont occupé la Piazza del Popolo à Rome, une place symbolique pour la gauche.
Une situation tragique au vu des espoirs qu’avait suscités la fin de la Seconde Guerre mondiale…
Les grands espoirs du mouvement partisan et populaire pour un changement social et économique radical après la défaite du fascisme, l’effondrement des anciennes structures de l’État, la dissolution de l’armée et la présence des structures organisées, ont émergé de la résistance armée, mais le peuple a rapidement été déçu. Les partis de gauche, au nom de la reconstruction nationale et du compromis unitaire avec les forces démocratiques bourgeoises, ont participé activement à la reconstruction de l’État capitaliste : appareil judiciaire, de défense, politique et administratif à différents niveaux.
Leur choix n’a pas été de transformer la lutte partisane en une révolution socialiste comme dans la Yougoslavie voisine. La purge des hauts fonctionnaires complices du fascisme est restée entièrement limitée aux cas les plus flagrants. La classe bourgeoise, responsable d’avoir choisi le fascisme dans les années 1920, avec lequel elle n’a commencé à prendre ses distances que lorsque les destinées de la guerre semblaient scellées, parvint ainsi à garder le contrôle des structures économiques. Les usines occupées par les ouvriers qui les avaient défendues du démantèlement et des raids nazis furent rendues à leurs « propriétaires légitimes » et les luttes des ouvriers, sans parler des actions désespérées des groupes de partisans, durement réprimées.
Dans ce scénario, l’Assemblée constituante, après deux ans de travail, a approuvé le 22 décembre 1947 la nouvelle Charte constitutionnelle (qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1948), une constitution très novatrice, considérée par beaucoup comme la plus démocratique du monde. Ce n’est pas un hasard si, même aujourd’hui, malgré les nombreuses manipulations pernicieuses dont elle a fait l’objet, il est encore juste de défendre ses contenus démocratiques, même si les forces de gauche ont tendance à la mythifier en ne comprenant pas pleinement sa nature et ses limites. Il existe certes une constitution formelle mais aussi une constitution matérielle, expression de rapports de force toujours plus favorables au capital qu’à la classe ouvrière.
Comme je l’ai écrit dans de nombreux articles, en 2016, à l’occasion du référendum sur la contre-réforme constitutionnelle voulue par Matteo Renzi et dont il est sorti défait, la Constitution de 1948 n’était pas la constitution des conseils d’usines, de l’autogestion et de la démocratie directe.
C’était une constitution indéniablement fortement démocratique, mais bourgeoise, qui garantissait la propriété privée des moyens de production et le système capitaliste en tant que tel. Elle se fondait sur d’importants instruments démocratiques et des dispositifs caractérisés par une importante division des pouvoirs de l’État et par leur équilibre, par des mécanismes électifs proportionnels qui assuraient une large représentation des classes subordonnées ainsi que par un strict bicamérisme visant à éviter les coups de force législatifs et à rechercher l’échange entre les différents secteurs de la classe bourgeoise et des compromis partiels avec les forces de la classe ouvrière.
Les partis de gauche, qui avaient renoncé à la révolution sociale, ont réussi à faire inscrire dans la Constitution, non seulement les règles de protection de la liberté et des droits, mais aussi certains principes, bien que génériques, d’égalité et de justice sociale. Mais ces principes n’étaient inscrits que sur le papier et comme l’avait déclaré le juriste Piero Calamandrei :
« Pour dédommager les forces de gauche de la révolution manquée, les forces de droite ne se sont pas opposées à accueillir au sein de la Constitution les éléments d’une révolution promise. Seul l’avenir nous dira laquelle de ces deux forces a vu le plus juste dans cette escarmouche ».
Et de fait, la « République fondée sur le travail » n’a pas empêché les choix agressifs de la bourgeoisie, la dure exploitation de la classe ouvrière dans les années 1950 et 1960, les licenciements massifs, les représailles politiques sur les lieux de travail et les violences policières contre les manifestations d’ouvriers et de paysans qui, en vingt ans, ont fait plus de 150 morts. Dans une phase ascendante de l’économie mondiale, le capitalisme italien a connu un développement sans précédent et une large industrialisation du pays a eu lieu.
Les principes démocratiques et sociaux inscrits dans la Constitution italienne n’ont pas été réalisés pendant de nombreuses années. La Cour constitutionnelle elle-même, institution clé de tout le système constitutionnel, n’a été créée qu’en 1954.
Durant ces années-là, le Parti communiste italien (PCI), pour justifier ses choix et aussi la défaite politique subie après son expulsion du gouvernement en 1947, et pour maintenir en même temps la perspective, bien que lointaine, du socialisme, a théorisé la nécessité d’une phase historique de « démocratie progressive », entre le capitalisme et le socialisme ; une formule fumeuse et très irréaliste étant donné les conditions politiques et sociales des années 50.
Il faut cependant reconnaître que le PCI a réalisé un vaste travail de politisation élémentaire, même si elle fut réformiste, de très larges secteurs de la classe ouvrière, augmentant sa force électorale et affirmant une capacité d’hégémonie politique et idéologique (au sens large) sur d’importantes couches intellectuelles et culturelles du pays.
Franco Turigliatto 8 août 2020
https://www.contretemps.eu/
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