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27 septembre 2023 ~ 0 Commentaire

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En Espagne, le succès du train pas cher

En Espagne, le succès du train pas cher

Hausse de la fréquentation des trains, tonnes de gaz à effet de serre non-émises, progression face à l’avion… En Espagne, les subventions massives aux transports publics sont un grand succès, estime Greenpeace.

La baisse du prix des transports en commun entraîne-t-elle une diminution des émissions de CO₂ ? Oui, répond Greenpeace Espagne, dans un rapport publié le 19 septembre. La branche ibérique de l’ONG a dressé le bilan des mesures adoptées par le gouvernement espagnol pour faire baisser le prix des transports publics, un an après leur entrée en vigueur. Et elle estime que les mesures temporaires réduisant le coût des transports publics en Espagne ont entraîné une baisse de 160 à 320 tonnes d’émission de CO₂ par jour dans le pays.

Depuis septembre 2022, l’État prend en charge à 100 % les trajets réguliers des Espagnols — en trains de banlieue ou du réseau ferré régional, bus publics entre deux villes… Cette prise en charge est de 50 % pour les trajets réguliers en trains régionaux à grande vitesse et pour les trajets de moins de 100 minutes sur le réseau à grande vitesse national.

Dans les villes, les abonnements pour le métro et les bus sont subventionnés à 50 %. Ces aides doivent s’appliquer jusqu’au 31 décembre. En parallèle, l’ouverture du rail à la concurrence a permis la baisse des prix sur certaines lignes à grande vitesse. Résultat ? Le train gagne du terrain sur l’avion.

Fréquentation en hausse

Un succès donc, assure l’ONG de défense de l’environnement : une fréquentation du métro en hausse de 17 % dans les villes, de 30 % pour le bus. Le nombre de voyages sur le réseau régional classique a bondi de 67 % et de 64 % pour la grande vitesse.

Quant aux réseaux périurbains, leur fréquentation a monté de 27 %. « Cela suppose une augmentation moyenne de 206 278 voyageurs par jour, [soit] 56,1 millions de voyageurs en plus [dans le pays entre le début des subventions et mai dernier] », dit le rapport.

« Nous devons encore vérifier d’où viennent ces nouveaux voyageurs car il n’y a toujours pas de données officielles disponibles sur la période pertinente », dit Cristina Arjona, chargée des questions de transports pour Greenpeace Espagne.

Laisser la voiture à la maison

Pour avoir une première estimation en termes d’émissions de gaz à effet de serre, les auteurs du rapport se sont basés sur les résultats de la mise en place du ticket à 9 € en Allemagne, qui permettait d’emprunter tous les transports publics d’une ville et les trains régionaux pour 9 € par mois durant l’été 2022.

Ils ont croisé les résultats de cette expérience avec les chiffres publiés par la région de Madrid sur les variations de l’intensité du trafic sur ses routes. Ils estiment ainsi que 10 % à 20 % des nouveaux usagers des transports en communs ont laissé leur voiture à la maison. Ce qui réduirait les émissions liées aux déplacements des Espagnols de 160,21 à 320,42 tonnes de CO₂ par jour selon le document. Rapporté à une année, ce sont entre 58 467 et 116 953 tonnes économisées.

Pour éviter le retour à la situation antérieure une fois que ces subventions prendront fin, Greenpeace préconise un abonnement unique de transports à 30 euros par mois, valide pour la totalité des services actuellement couverts par les mesures gouvernementales sur l’ensemble du territoire.

Moins les transports publics coûtent cher, plus les polluantes voitures individuelles restent dans leurs garages. 

En parallèle aux subventions temporaires de l’État, l’ONG se réjouit de l’ouverture à la concurrence du ferroviaire depuis mai 2021, rompant le monopole de la société ferroviaire historique Renfe. Pour l’heure, seuls le français Ouigo et l’italien Iryo se sont lancés sur cinq destinations du réseau grande vitesse, toutes au départ de Madrid (Barcelone depuis mai 2021, Valence depuis octobre 2022, Alicante, Málaga et Séville depuis cette année).

Cela a entraîné une chute des prix. Entre Madrid et Barcelone, par exemple, en mars dernier, le prix moyen proposé pour les trains AVE de l’opérateur espagnol était de 78 euros. Il variait entre 37 et 42 euros chez les nouveaux venus. Avec certains billets à 15 euros. Et cela semble rendre le train plus attractif que l’avion.

En 2022, la Commission nationale des marchés et de la concurrence, le « gendarme de la concurrence » en Espagne, note que la part du train monte par rapport à celle de l’avion sur le trajet Madrid-Barcelone dans son dernier rapport annuel, publié en juillet. En France en revanche, l’ouverture à la concurrence n’a pas eu les effets positifs escomptés.

« Les citoyens préfèrent le train à l’aviation »

Dans une étude publiée le 20 juillet, Greenpeace s’indignait que, sur un même trajet, les billets d’avion pouvaient coûter quatre fois moins cher que le train en Espagne.

Pour Cristina Arjona : « [L’augmentation de la part du train sur les lignes où la concurrence a fait baisser les prix] démontre que quand les services existent et qu’ils sont accessibles, les citoyens préfèrent le train à l’aviation, secteur où les émissions augmentent le plus chaque année. »

https://reporterre.net/

 

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25 septembre 2023 ~ 0 Commentaire

lampedusa ( à l’encontre)

lampedusa ( à l'encontre) dans Anticolonialisme 584018746_socialmedia
Lampedusa, 21 septembre 2023

«L’effet Lampedusa», ou comment se fabriquent des politiques migratoires répressives

Depuis quelques jours, la petite île de Lampedusa en Sicile a vu débarquer sur son territoire plus de migrants que son nombre d’habitants. Et comme à chacun de ces épisodes d’urgence migratoire en Europe, des représentants politiques partent en croisade: pour accroître leur capital électoral, ils utilisent une rhétorique guerrière tandis que les annonces de fermeture des frontières se succèdent. Les élections européennes approchent, c’est pour eux l’occasion de doubler par la droite de potentiels concurrents.

Au-delà du cynisme des opportunismes politiques, que nous dit l’épisode Lampedusa? Une fois de plus, que les politiques migratoires mises en place par les Etats européens depuis une trentaine d’années, et de manière accélérée depuis 2015, ont contribué à créer les conditions d’une tragédie humanitaire.

Nous avons fermé les voies légales d’accès au territoire européen, contraignant des millions d’exilés à emprunter la périlleuse route maritime. Nous avons laissé les divers gouvernements italiens criminaliser les ONG qui portent secours aux bateaux en détresse, augmentant le degré de létalité de la traversée maritime. Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants: en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe.

L’épisode Lampedusa n’est donc pas simplement un drame humain: c’est aussi le symptôme d’une politique migratoire de courte vue, qui ne comprend pas qu’elle contribue à créer les conditions de ce qu’elle souhaite éviter, en renforçant l’instabilité et la violence dans les régions de départ ou de transit, et en enrichissant les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend combattre.

Crise de l’accueil, et non crise migratoire

Revenons d’abord sur ce que l’on peut appeler l’effet hotspot. On a assisté ces derniers mois à une augmentation importante des traversées de la Méditerranée centrale vers l’Italie, si bien que l’année 2023 pourrait, si la tendance se confirme, se hisser au niveau des années 2016 et 2017 qui avaient battu des records en termes de traversées dans cette zone. C’est bien entendu cette augmentation des départs qui a provoqué la surcharge actuelle de Lampedusa, et la situation de crise que l’on observe.

Mais en réalité, les épisodes d’urgence se succèdent à Lampedusa depuis que l’île est devenue, au début des années 2000, le principal lieu de débarquement des migrants dans le canal de Sicile. Leur interception et leur confinement dans le hotspot de cette île exiguë de 20 km² renforce la visibilité du phénomène, et crée un effet d’urgence et d’invasion qui justifie une gestion inhumaine des arrivées. Ce fut déjà le cas en 2011 au moment des printemps arabes, lorsque plus de 60 000 personnes y avaient débarqué en quelques mois. Le gouvernement italien avait stoppé les transferts vers la Sicile, créant volontairement une situation d’engorgement et de crise humanitaire. Les images du centre surpeuplé, de migrants harassés dormant dans la rue et protestant contre cet accueil indigne avaient largement été diffusées par les médias. Elles avaient permis au gouvernement italien d’instaurer un énième état d’urgence et de légitimer de nouvelles politiques répressives.

Si l’on fait le tour des hotspots européens, force est de constater la répétition de ces situations, et donc l’échec de la concentration dans quelques points stratégiques, le plus souvent des îles du sud de l’Europe. L’effet Lampedusa est le même que l’effet Chios ou l’effet Moria (à Lesbos): ces îles-frontières concentrent à elles seules, parce qu’elles sont exiguës, toutes les caractéristiques d’une gestion inhumaine et inefficace des migrations. Pensée en 2015 au niveau communautaire mais appliquée depuis longtemps dans certains pays, cette politique n’est pas parvenue à une gestion plus rationnelle des flux d’arrivées. Elle a en revanche fait peser sur des espaces périphériques et minuscules une énorme responsabilité humaine et une lourde charge financière. Des personnes traumatisées, des survivants, des enfants de plus en plus jeunes, sont accueillis dans des conditions indignes. Crise de l’accueil et non crise migratoire comme l’ont déjà montré de nombreuses personnes.

Changer de paradigme

Autre myopie européenne: considérer qu’on peut, en collaborant avec les Etats de transit et de départ, endiguer les flux. Cette politique, au-delà de la vulnérabilité qu’elle crée vis-à-vis d’Etats qui peuvent user du chantage migratoire à tout moment – ce dont Kadhafi et Erdogan ne s’étaient pas privés – génère les conditions mêmes du départ des personnes en question. Car l’externalisation dégrade la situation des migrants dans ces pays, y compris ceux qui voudraient y rester. En renforçant la criminalisation de la migration, l’externalisation renforce leur désir de fuite. Depuis de nombreuses années, migrantes et migrants fuient les prisons et la torture libyennes; ou depuis quelques mois, la violence d’un pouvoir tunisien en plein tournant autoritaire qui les érige en boucs émissaires. L’accord entre l’UE et la Tunisie, un énième du genre qui conditionne l’aide financière à la lutte contre l’immigration, renforce cette dynamique, avec les épisodes tragiques de cet été, à la frontière tuniso-libyenne.

Lampedusa nous apprend qu’il est nécessaire de changer de paradigme, tant les solutions proposées par les Etats européens (externalisation, dissuasion, criminalisation des migrations et de leurs soutiens) ont révélé au mieux leur inefficacité, au pire leur caractère létal. Ils contribuent notamment à asseoir des régimes autoritaires et des pratiques violentes vis-à-vis des migrants. Et à transformer des êtres humains en sujets humanitaires. (Tribune publiée sur le site du quotidien Libération le 17 septembre 2023)

Marie Bassi, Université Côte d’Azur
Camille Schmoll, Institut convergences migrations, Unité mixte de recherche Géographie cités (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales-EHESS)

https://alencontre.org/

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22 septembre 2023 ~ 0 Commentaire

gisti (à l’encontre)

gisti (à l'encontre) dans Altermondialisme KarineParrot
Karine Parrot lors d’un exposé pour les Amis du Monde diplomatique en Savoie 

France. «La condition des étrangers a toujours été déterminée par des considérations utilitaristes et l’Etat viole le droit des étrangers»

Entretien avec Karine Parrot conduit par Hugo Boursier

Alors que le 29e projet de loi sur l’immigration depuis 1980 sera en discussion cet automne au Sénat et à l’Assemblée nationale, l’autrice d’Étranger, juriste, chercheuse et membre du Gisti, examine le rapport de l’État au concept de nationalité.

Karine Parrot est professeure de droit privé et de sciences criminelles à l’université de Cergy-Pontoise. Membre active du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), elle travaille sur la manière dont le droit est utilisé dans la guerre contre les personnes étrangères. En 2019, elle a publié un ouvrage passionnant sur le racisme au cœur de l’État: Carte blanche. L’État contre les étrangers (La Fabrique).

Une tribune transpartisane a été publiée dans Libération, qui demande notamment la régularisation des travailleurs sans papiers dans les métiers en tension. L’idée est de sécuriser leur statut administratif. Pour autant, s’inscrit-elle dans l’histoire utilitariste de la nationalité française?

La tribune est en faveur d’un des articles les plus controversés du projet de loi sur l’immigration, consistant à régulariser les personnes étrangères qui travaillent dans des zones ou des métiers en tension. On sait très bien qu’il y a tout un pan des activités économiques qui fonctionnent grâce aux travailleurs et aux travailleuses étrangères sans papiers – le bâtiment, la restauration, l’aide à la personne, le nettoyage. Régulariser celles et ceux qui forment ce nouveau lumpenprolétariat paraît une bonne idée, mais il faut voir ce qui soutient cette proposition. Pourquoi uniquement les personnes qui travaillent dans les métiers en tension? Au Gisti, nous militons pour la régularisation inconditionnelle de toutes et tous. Les critères qui seront utilisés pour choisir qui on régularise ou non seront centraux. Or, en pratique, on s’aperçoit que c’est toujours inégalitaire, arbitraire et utilitariste.

Est-ce toujours l’économie qui dicte qui doit être régularisé ou non?

La condition des étrangers a toujours été déterminée par des considérations utilitaristes. Quand l’État a eu besoin de soldats pour faire la guerre, il a transformé des étrangers en Français pour pouvoir les mener au front. Pendant la Première Guerre mondiale, il a importé des étrangers pour remplacer dans les champs et dans les usines les Français mobilisés. Et, au lendemain de la guerre, il a voulu assez rapidement se débarrasser de cette population jugée surnuméraire, tout en continuant à ajuster le nombre d’étrangers à régulariser en fonction des besoins. On est très loin des valeurs de la République que l’on brandit dès qu’on parle de naturalisation ou de régularisation: quand l’État a besoin de soldats ou de main-d’œuvre, il intègre. Cela dit, derrière ces choix économiques, il y a toujours du racisme. C’est le racisme qui se cache derrière certains motifs d’expulsion que l’on voit fleurir dans les années 1930 notamment, et encore aujourd’hui, derrière le motif bien commode des «menaces» ou «troubles à l’ordre public».

Ce motif aboutissait-il toujours à une expulsion?

Non, pas toujours. Notamment parce que les effectifs de police étaient plus réduits qu’aujourd’hui et les technologies de surveillance et de suivi des personnes moins poussées. Il y a toujours eu une partie d’«esbroufe» derrière les grandes déclarations de fermeté des politiques. C’est une composante que l’on retrouve encore de nos jours. Les mesures prononcées haut et fort par le ministre de l’Intérieur ne visent pas forcément à être appliquées. Elles cherchent aussi à faire peur.

D’où les vingt-neuf projets de loi sur l’immigration depuis 1980…

Tout à fait. Même le Conseil d’État, que l’on ne peut pas accuser de gauchisme, critique la «logorrhée législative» à l’œuvre depuis des décennies. Il y a plus d’une dizaine de régimes différents d’obligation de quitter le territoire. C’est d’ailleurs une tendance générale du droit, cet empilement inextricable de règles. En droit des étrangers, les règles sont si complexes que seule une poignée de spécialistes s’y retrouvent – et encore! – donc certainement pas les personnes concernées…

Si la nationalité ne repose que sur des besoins utilitaristes, tout le discours sur les «valeurs communes» relève-t-il du mythe?

Pour acquérir la nationalité française, il y a toujours eu cette condition d’être au minimum «assimilé» à la communauté qui partage certaines valeurs. On peut comprendre qu’on exige des personnes qui veulent devenir françaises qu’elles respectent les lois de la République. Mais le respect des valeurs, notamment, c’est autre chose que le respect des lois. Ces valeurs sont floues. Par exemple, si l’on parle de l’égalité hommes-femmes, on sait très bien que la majorité des hommes qui nous gouvernent ne la pratique pas. On se souvient de Laurent Fabius qui, lorsque Ségolène Royal se porte candidate à la primaire socialiste, demande: «Qui va garder les enfants?», ou des députés de droite qui sifflent Cécile Duflot, alors ministre du Logement, lorsqu’elle se présente à l’Assemblée en robe à fleurs. Nos gouvernants exigent des personnes étrangères qu’elles respectent des valeurs d’égalité ou de fraternité qu’eux-mêmes bafouent au quotidien. Ces règles et ces discours sur les valeurs sont dangereux aussi parce qu’ils sont facteurs d’arbitraire. Aujourd’hui, les étrangers musulmans sont les premiers visés, ils sont systématiquement soupçonnés de ne pas partager «nos valeurs».

Vous expliquez dans votre livre que ce soupçon de dangerosité des personnes étrangères fait partie intégrante de l’histoire de la nationalité française. Pourquoi?

À rebours des discours ambiants qui évoquent une identité nationale, une identité française immuable, quasi immanente, on observe que la nationalité française est une invention récente. On le sait peu, mais la carte nationale d’identité date seulement de 1921. La première carte qui assigne officiellement à un individu un état civil, c’est la «carte d’identité et de circulation pour travailleurs coloniaux et étrangers». Mise en place pendant la Première Guerre mondiale, elle sert de dispositif de surveillance et de contrôle des travailleurs étrangers, tenus de la faire signer à chaque changement d’employeur. En pratique, sans cet encartement des étrangers, la qualité de «Français» reste largement évanescente.

La volonté de différencier clairement les Français des étrangers apparaît dans la dernière partie du XIXe siècle, dans une période de crise économique où les arguments racistes sont exacerbés par une presse quotidienne en plein essor. Soumis à différentes pressions, les députés finissent par inscrire dans la loi des critères permettant à l’État de déterminer avec certitude qui est français (et donc qui ne l’est pas). Ils sont mus par des raisons à la fois économiques et politiques. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est peut-être davantage le racisme qui oriente les choix politiques plutôt que les considérations économiques. Mais en réalité, les deux – racisme, capitalisme – sont toujours étroitement imbriqués.

Y a-t-il une forme de renoncement de la part de la gauche sur les questions relatives aux personnes étrangères?

C’est difficile de généraliser des positionnements qui diffèrent selon les époques. Ce que je peux dire, c’est que le combat par le droit ne fonctionne plus vraiment. Dans les années 1970, les personnes étrangères, soutenues par des associations, se sont battues sur le terrain juridique et ont obtenu des droits et une amélioration de leurs conditions de vie. Aujourd’hui, on est dans un mouvement inverse. Le droit fonctionne comme une digue contre le grand lâchage et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) apparaît comme un rempart face à la droitisation globale des dirigeants, qui donnent la priorité à la répression et à la «gestion des flux». Dans les années 1970, l’enfermement administratif était marginal. Aujourd’hui, 50 000 personnes sont placées dans les centres de rétention administrative (CRA) chaque année et cela semble «normal», conforme à l’idée largement véhiculée que les étrangers sont des délinquants. Mais ces personnes sont simplement étrangères et dépourvues de droit au séjour. Ce sont aussi des personnes pauvres. Parce que, lorsqu’on est riche, on ne va pas dans ces lieux. L’argent dissout les problèmes administratifs.

 dans Antiracisme

Vous qui êtes juriste, le droit est-il la seule arme pour lutter contre le racisme?

Ce n’est pas la seule. Il y a quelques années se sont tenus les états généraux des migrations. Plus de 500 associations s’étaient réunies pour rédiger des cahiers de doléances. De là est né un réseau pour documenter et faire connaître les initiatives locales où les gens accueillent les personnes étrangères.

Il y a beaucoup d’endroits où la solidarité se crée, où des expériences sont menées à l’échelle locale. Il faut faire connaître ces pratiques et les mettre en réseau. En Allemagne, Angela Merkel a assumé d’accueillir largement, ce qui a poussé la population à agir de manière solidaire. Force est de constater qu’il paraît difficile d’attendre quoi que ce soit du gouvernement français sur cette question. Il faut donc agir localement, souvent contre la machine de l’État.

La position tantôt répressive, tantôt utilitariste que tient l’État est à rebours des enjeux de notre époque où le dérèglement climatique oblige des milliers de personnes à quitter leur pays…

Cet objectif de mener une politique d’immigration stricte est consubstantiel à l’État. Définir les limites de son territoire et contrôler les personnes qui y entrent est un attribut de la souveraineté étatique. C’est ce que répète à l’envi la CEDH. Donc plus les dirigeants contrôlent l’immigration, plus ils existent en tant que dirigeants. C’est pourquoi il me paraît difficile d’attendre d’eux qu’ils dissolvent ce concept de nationalité. Conditionner le droit au séjour à une liste de critères entretient le concept de nation, et la nécessaire présence de l’État pour l’incarner. Attention aussi aux adjectifs qui suivent toujours le mot de «réfugié»: «climatique», «économique», «politique». Cette catégorisation est toujours arbitraire, elle induit toujours un tri arbitraire.

Mais, aujourd’hui, le continuum entre nation, État et étranger n’est-il pas trop ancré pour s’en extraire?

C’est ce que j’essaie de développer dans mon livre: à quel point le concept de nationalité est récent. Il n’a que 150 ans! Et la carte d’identité n’est vieille que d’un siècle. Avant 1921, l’État n’était pas capable de dire qui était français et qui était étranger. C’est une construction politique pour asseoir un pouvoir qui, aujourd’hui, va vers la fascisation. Ce que l’on a construit en une centaine d’années, il faut absolument le déconstruire. On parle de «carte nationale d’identité» comme si la nationalité était constitutive de notre identité. Mais non! Il faut absolument imaginer et expérimenter d’autres manières de faire communauté et laisser tomber cette idée de nationalité qui aboutit forcément au racisme. Dans les faits, la nationalité nie la devise républicaine en plaçant la filiation comme critère premier de l’appartenance à la communauté politique. Surtout quand l’État utilise le droit, le contourne et le viole constamment pour asseoir sa légitimité.

La France est régulièrement condamnée par la CEDH pour avoir enfermé des enfants en CRA, mais elle continue. L’administration ne respecte pas les décisions de justice: avec la dématérialisation des services publics, énormément d’étrangers n’arrivent pas à prendre rendez-vous en préfecture. Ils sont obligés de saisir un juge pour obtenir un rendez-vous, celui-ci enjoint à la préfecture de l’organiser, mais rien ne se passe! L’administration est décomplexée, elle assume de ne pas respecter les règles et les décisions de justice. Face à l’État, les personnes étrangères ne pèsent pas lourd dans le rapport de force. Et tout le monde se fiche que l’État viole le droit à leur encontre. Donc ça continue. Imaginez que l’État viole systématiquement les droits des super-riches… Les réactions ne tarderaient pas et, surtout, c’est inimaginable!

Dans ce contexte, la CEDH a-t-elle encore un poids?

La protection qu’elle offre est insatisfaisante mais, si la cour n’était pas là, il n’y aurait plus aucune limite. La cour, qui interprète la Convention européenne des droits de l’homme et qui condamne parfois les États, marche sur des œufs. Elle voit bien que les États se droitisent et elle ne peut pas aller ouvertement contre leurs choix politiques, si inhumains soient-ils. Pourtant, les enjeux humains sont au centre de toute cette machinerie administrativo-juridique. Les États ont dressé des barricades meurtrières aux frontières de l’Europe. Chaque année, des milliers de personnes meurent sur les routes de l’exil. Asphyxiées, noyées, violées, exténuées. Sauf à endosser cette réalité, il me semble indispensable de repenser radicalement nos formes d’organisation collective.

Entretien publié le 20 septembre par l’hebdomadaire Politis

https://alencontre.org/europe/

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29 août 2023 ~ 0 Commentaire

sumar (contretemps)

espagne

De Podemos à Sumar, l’Odyssée de la gauche espagnole

Après trois ans de gouvernement et le changement de direction (de Pablo Iglesias à Yolanda Dìaz), la gauche ibérique (sauf Portugal) est divisée par des différences de style, de stratégie et de contenu qui rendent incertain l’avenir de l’une des expériences qui a résisté à la vague de droite en Europe.

La gauche espagnole [hors PSOE – parti socialiste] a-t-elle bien ou mal tiré son épingle du jeu lors des élections législatives du 23 juillet dernier ? Des 700 000 voix et sept sièges perdus par rapport à 2019 [Sumar a obtenu 12,3% 31 sièges, en novembre 2019 Unidas Podemos avait obtenu 12,8% et 38 sièges, un résultat en repli par rapport au scrutin d’avril de la même année, soit 14,3% et 42 sièges] ou des millions de voix récupérées par rapport aux élections locales désastreuses de mai dernier, qu’est-ce qui pèse plus lourd ?

Le choix du point de vue conduit à des conclusions différentes quant au bilan à tirer de la première expérience électorale de Sumar, et de Yolanda Díaz en tant que leader de la gauche ibérique (espagnole).

À cela s’ajoutent les prévisions et les espoirs suscités ces deux dernières années par la ministre du Travail, ainsi que les projets concernant l’utilisation des 31 sièges obtenus lors de ce dernier scrutin. Car, après tout, les principales questions auxquelles il faut répondre sont les suivantes : à quoi sert Sumar ? Qu’est-ce qui le différencie Unidas Podemos après trois ans et demi de gouvernement de coalition ? Et quelles sont les ambitions de Díaz et de toutes les autres composantes de cette nouvelle coalition ?

L’évaluation des résultats de Sumar a été occultée par la défaite de la droite. Malgré les prévisions (intéressées) de presque tous les instituts de sondage, le Parti populaire (PP) et Vox sont restés à distance de six sièges de la majorité absolue tandis que le PSOE et la liste menée par Yolanda Díaz, bien qu’ayant obtenu un nombre de sièges beaucoup plus faible, peuvent espérer la reconduction de la coalition gouvernementale sortante, grâce au vote favorable de pas moins de six partis catalans, basques et galiciens.

Ce résultat étonnant (qui semblait impossible après l’effondrement de la gauche aux élections de mai) a été accueilli avec jubilation par Díaz et son entourage le soir du scrutin, mais il n’a fallu que quelques heures pour que l’enthousiasme retombre. Le lendemain du vote, Ione Belarra, secrétaire générale de Podemoset ministre des droits sociaux, a dressé  un bilan négatif du résultat scrutin. Elle a  souligné le recul électoral, avec un résultat en deçà du pire résultat de Unidas Podemos – et l’échec  de la stratégie de Sumar.

De Podemos à Sumar, une transition heurtée

Le 15 mars 2021, Pablo Iglesias, alors vice-président du gouvernement espagnol et leader de Podemos, démissionnait de ses fonctions. Il indiquait également le nom de son successeur, la ministre du Travail Yolanda Díaz. Celle-ci, bien qu’issue non pas de Podemos mais du Parti communiste espagnol, était politiquement très proche depuis des années d’Iglesias, et avait été sa conseillère lors d’une campagne électorale en Galice en 2012.

Iglesias avait déjà annoncé à plusieurs reprises combien le profil de Díaz était adéquat pour remonter la pente suite à l’érosion de son image, due aux enquêtes continues ouvertes contre lui et  son  parti et à la campagne continue de dénigrement dont il fait l’objet de la partdes médias, ainsi  qu’aux différentes scissions et divisions au sein de Podemos et de sa direction.

De plus, Díaz avait un mandat implicite évident, celui de ramener au bercail les morceaux qui s’étaient détachés  au fil du temps de la coalition Unidas Podemos (UP), à savoir les Valenciens de Compromís et, surtout, Íñigo Errejón et son mouvement Más País.

Errejón avait fait partie des fondateurs de Podemos puis, après avoir perdu une assemblée générale du parti, l’avait quitté de manière retentissante alors qu’il était son candidat à la présidence de la Communauté de Madrid en 2019, provoquant une blessure qui, à ce jour, n’est toujours pas cicatrisée. Pourtant,  en choisissant, pour la première fois au printemps 2021, comme chef de la  coalition une personnalité non-issue de ses rangs, Podemos a indiqué qu’il était temps de réparer les blessures du passé.

Il a toutefois fallu peu de temps pour comprendre que la stratégie de Yolanda Díaz était très différente de celle d’Iglesias et qu’elle allait bien au-delà de la recomposition d’UP. Depuis le début de son mandat, la ministre du Travail s’est construit un profil basée sur la compétence et la rigueur technique, se distançant de la controverse et favorisant l’art de la négociation : des caractéristiques qu’elle définit elle-même comme relevant de la « séduction ».

Alors qu’Iglesias affrontait directement ses adversaires face aux attaques, pratiquant le « corps à corps » tant au Congrès que sur le web – une attitude qui exaltait ses partisans mais finissait par les épuiser –, Díaz a adopté une posture très différente : l’attitude d’une « femme d’État », privilégiant la communication  institutionnelle sur Twitter, l’accumulation de données dans les débats parlementaires et, surtout, les résultats.

La dirigeante de Sumar a ainsi défendu sa réforme de la législation du travail, la loi sur les livreurs affiliés à des plateformes et des dizaines d’accords avec les partenaires sociaux visant notamment à augmenter le salaire minimum (1 080 euros en 2023, soit une augmentation de 47 % par rapport à 2019). Et surtout, ce qui a fait de la ministre la plus populaire du gouvernement, ce sont les excellents chiffres du marché du travail, qui ont retrouvé le niveau d’avant la grande crise de 2008. Sa réforme du travail, qui a favorisé la stabilisation des travailleu.se.r.s, est aussi celle qui a suscité une amélioration impressionnante de l’emploi.

La prise de distance avec Podemos ne touchait toutefois pas seulement au style (ce qui était clair dès avant son arrivée à la tête de la coalition), elle concernait aussi la stratégie. Depuis les bancs du gouvernement, Iglesias avait vu la confirmation d’une théorie, apparemment évidente mais difficile à entendre lorsqu’elle est énoncée par un vice-président du Conseil : les règles de la démocratie libérale ne s’appliquent que lorsque la droite gagne ; par contre, si c’est la gauche qui gouverne, la droite médiatique, militaire et judiciaire s’active, avec comme objectif de bloquer les réformes et d’expulser la gauche du gouvernement.

« Les journalistes et les juges ne sont pas les représentants d’un pouvoir neutre », a longtemps répété l’ancien professeur de sciences politiques, mais des sujets politiques agissant pour des intérêts partisans. C’est ainsi que s’expliquent les enquêtes judiciaires à répétition contre à l’encontre Podemos et la publication du « rapport PISA » (acronyme qui signifie « Société anonyme Pablo Iglesias »), un document interne non signé de la police, qui a fuité dans des journaux de droite.

Il vise à prouver un (faux) financement d’UP de provenance iranienne  et a été repris par l’ensemble  de la presse. C’est pourquoi, en tant que vice-président, Iglesias est allé jusqu’à dire qu’un pays comme l’Espagne, où des rappeurs sont emprisonnés pour leurs chansons antimonarchistes, et où le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas été renouvelé depuis des années, en raison du refus du PP de négocier avec UP, ne peut être qualifié de pays qui connaît la « normalité démocratique ».

Ce discours, Díaz l’a balayé d’un revers de main. Elle a choisi de se réconcilier avec la grande presse, de ne pas polémiquer avec tel ou tel journaliste, homme d’affaires ou politicien, de ne pas aborder les questions de la démocratie, de la monarchie, de l’approche réactionnaire des grands médias ou des mensonges constants qu’ils répandent. Avec une attitude ferme et polie, elle s’est concentrée sur l’amélioration matérielle des gens.

Cette approche a sans aucun doute dérangé la direction de Podemos – les ministres Ione Belarra et Irene Montero – car les thèses sous-jacentes sont précisément celles d’Íñigo Errejón, théoricien d’un populisme de gauche qui aplanit tous les angles de conflit susceptibles de générer une vulnérabilité, et privilégie le soi-disant « sens commun » qui rassemble les majorités sociales et de gauche autour de questions faisant l’objet d’un grand consensus.

Ni les différences de style de communication ni les différences de stratégie ne résument le fossé qui s’est  creusé entre Podemos et Yolanda Díaz. Il y a certes une longue série d’épisodes, la distanciation de plus en plus évidente entre la vice-présidente et le groupe parlementaire UP et les prises de position de son prédécesseur, Pablo Iglesias, qui, à travers le podcast La Base et la télévision Canal Red, a certainement fait entendre un contrepoint inhabituel qui a pu déstabiliser le travail de Díaz. Et puis il y a eu la guerre.

Peu de gens, même en Espagne, ont souligné que les chemins de Podemos et de Yolanda Díaz se sont éloignés depuis l’agression russe contre l’Ukraine.

Podemos a immédiatement manifesté une forte opposition à l’envoi d’armes à Kiev tout en organisant des  initiatives internationales pour appeler à des négociations. L’attitude de Díaz a été bien différente, oscillant entre un respect des prérogatives de Pedro Sanchez en matière de politique étrangère et un silence étudié, typique de quelqu’un qui ne voyait pas dans le pacifisme une position propice à susciter le soutien populaire – là aussi, le « bon sens » était de mise.

Une fois de plus, c’est  Podemos qui a reçu les coups les plus durs des médias, et en particulier de la part de journalistes autrefois très proches de la formation et qui en sont aujourd’hui des adversaires résolus. Ces clivages – combinant contenu politique et ruptures personnelles exacerbées par une utilisation néfaste de Twitter – se sont accentués du fait de l’attitude de Díaz à l’égard de Podemos à partir de ce moment.

La vice-présidente s’est objectivement employée à isoler Podemos et ses deux ministres,  une attitude qui, à son tour, a provoqué le durcissement et la radicalisation de ce parti. Díaz a rapidement cessé de se comporter comme le chef de la délégation d’UP au gouvernement, elle n’a pratiquement  plus défendu le travail des ministres Belarra et Montero, et elle s’est bien gardée de les soutenir face aux attaques et aux canulars lancés sur les réseaux sociaux à leur encontre.

Podemos est ainsi devenu une sorte de paratonnerre de la politique espagnole, un punching-ball contre lequel les pires accusations ont été lancées. Les dirigeants de Podemos ne sont pas restés silencieux, ils  ont à leur tour porté des accusations nominatives à l’encontre de juges ou de journalistes qui ont lancé ces accusations, mais cette défense, à son tour, a servi à Díaz à se distancier de ce qu’elle a appelé du « bruit » . La presse, tant progressiste que conservatrice, a pleinement applaudi l’attitude affichée par l’actuelle dirigeante de Sumar.

Retour au passé

Quelques semaines avant les élections municipales et régionales de mai, avec le curieux slogan « Tout commence aujourd’hui « , Yolanda Díaz a lancé sa plateforme, Sumar, à Madrid, avec la présence massive de dirigeants de tous les partis, à l’exception de Podemos, dont la direction a  choisi de ne pas participer car elle n’avait pas reçu de garanties de la part de Díaz sur la composition des listes pour les élections à venir.

Podemos, très faible dans les territoires, n’a pas été autorisé à se présenter aux côtés des fortes implantions locales de Más País à Madrid ou des Valenciens de Compromís. Díaz n’a certainement rien fait pour favoriser l’unité de toutes les forces pour les élections municipales et régionales de mai. Ce n’est qu’après les résultats électoraux désastreux attendus de Podemos (également dus à des choix de communication discutables, portés vers un maximalisme verbal) que Díaz s’est efforcé de recoller les morceaux. Et ce, sans Irene Montero et d’autres figures de proue de Podemos, à l’égard desquelles elle a opposé son veto.

Aussi positif que puisse apparaître le résultat de Sumar, les prévisions étaient bien différentes.

Pendant des mois, Díaz s’est présentée comme celle qui allait conquérir un espace    beaucoup plus large à gauche du PSOE, qui allait ramener la gauche aux moments de gloire de 2015-2016, celles du « vrai Podemos », capable de générer davantage de sympathie et moins de rejet dans l’électorat. Les résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des espérances.

Yolanda Díaz a mené une campagne en demi-teinte ; elle a concentré ses efforts sur les questions d’économie et a évité une confrontation directe avec la droite. C’est Pedro Sánchez, après un début hésitant, qui est passé à l’offensive demanière décisive, en récupérant des concepts du vocabulaire d’Iglesias, tels que la « droite des médias », et en utilisant l’ex-premier ministre José Luís Zapatero comme bélier contre la droite.

Il a ainsi finalement réussi à atteindre le résultat souhaité : mobiliser l’électorat autour du PSOE. En ce sens, l’entente visible entre Yolanda Díaz et Pedro Sánchez lors de la campagne électorale a certainement servi à donner une image forte de la coalition, mais le sentiment est que c’est surtout le Psoe qui en a profité.

Dans une élection qui a semblé pour la première fois plus proche d’un affrontement de type majoritaire entre coalitions, Sumar ne donne pas l’impression d’être proche de conquérir l’hégémonie dans l’espace progressiste, mais plutôt de servir de béquille au Parti socialiste, un rôle qui dans le passé a été joué par Izquierda Unida [coalition autour du Parti communiste espagnol] et que Podemos en 2015-16 a essayé de subvertir.

Un avenir incertain

Moins de 24 heures après la fermeture des bureaux de vote, Ione Belarra a donné une lecture très différente du résultat de celle, enthousiaste, de Yolanda Díaz. Les journalistes, les politologues et les experts qui avaient placé tant d’espoirs dans la ministre du travail n’ont pas accepté le verdict des urnes et ont au contraire salué avec enthousiasme les 12,3 % de Sumar, rejetant l’interprétation de Podemos.

Les tensions entre Podemos et les autres composantes restent vives et Podemos voudra faire entendre ses cinq députés. Cependant, un léger avertissement à l’encontre de Díaz est également venu d’ailleurs.

Alberto Garzón, le coordinateur d’Izquierda Unida, pourtant très proche du ministre du Travail, a appelé à une plus grande distanciation entre Sumar et le PSOE. Les Valenciens de Compromís ne garantissent pas un vote favorable à Sánchez  si leurs exigences ne sont pas satisfaites. Reste à savoir quelle structure Sumar veut se donner.

Ce qui semble certain, c’est que la gauche a manqué d’un véritable débat démocratique depuis des années. Il ne s’agit pas seulement des primaires souhaitée, de façon instrumentale par Podemos,   mais d’une véritable discussion sur l’avenir des progressistes espagnols.

Podemos n’a pas tenu  son assemblée générale depuis longtemps et Yolanda Díaz n’a pas de mandat. Essayer de réfléchir, de discuter, peut-être physiquement, serait une façon de tenter de dépasser une tension très forte qui pour l’instant, miraculeusement, n’a pas encore détruit la gauche espagnole. Une discussion qui fait fi des largesses des influenceurs et des pontes médiatiques et qui ne limite pas à Twitter l’espace de débat – toxique – d’une gauche qui a le mérite d’être l’une des rares en Europe à avoir non seulement résisté à la vague de droite mais aussi à avoir tenu près de quatre années au gouvernement.

Nicola Tanno est diplômé en sciences politiques et en analyse économique des institutions internationales de l’université Sapienza de Rome. Il vit et travaille à Barcelone depuis plusieurs années et contribue régulièrement à Jacobin Italia.

Cet article est initialement paru le 7 août 2023 dans Jacobin Italia. Traduction par Contretemps. Nicola Tanno 29 août 2023

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18 août 2023 ~ 0 Commentaire

l’orchestre rouge (psl)

 orchestre rouge
Leopold Trepper La bravoure de l’Orchestre rouge illustre toute la force d’un antifascisme armé d’une alternative politique

l’Orchestre rouge A l’occasion de la sortie du livre « Sophia Poznanska. L’histoire d’une héroïne de la Résistance antinazie », notre camarade Geert Cool avait écrit une préface qui soulignait le rôle de ces héros et héroïnes de la résistance antifasciste qui peuvent servir aujourd’hui d’inspiration à celles et ceux qui se dressent contre l’extrême droite, contre l’oppression et pour une société socialiste. Nous la publions ci-dessous suite au décès de Gilles Perrault, auteur d’un ouvrage de référence sur « L’Orchestre rouge ».

L’Orchestre Rouge occupe une place remarquable dans les diverses résistances qui ont combattu le nazisme. Ce réseau d’espionnage héroïque recueillait des informations auprès des échelons les plus élevés de l’appareil nazi pour les transmettre à Moscou.

C’est par son intermédiaire que l’URSS a par exemple été avertie de l’imminence de l’invasion allemande. Malheureusement, le réseau s’est heurté non seulement à la persécution impitoyable des nazis, mais aussi aux intérêts à court terme de la bureaucratie stalinienne soviétique qui empêchaient toute perspective plus large et qui étaient en contradiction avec les intérêts de la classe ouvrière. La tragédie fut complète lorsque le principal pionnier de l’Orchestre rouge, Leopold Trepper, a été emprisonné plusieurs années dans les goulags russes après la guerre.

Le pouvoir de la conviction politique dans la lutte antifasciste

Plusieurs écoles de pensée se retrouvent dans la littérature consacrée à l’Orchestre Rouge. Certains présentent les choses comme une simple histoire d’espionnage sensationnel dans laquelle le contexte politique n’occupe qu’une place négligeable.1 Mais l’essence même de l’Orchestre Rouge, c’est l’inébranlable conviction politique antifasciste de ses membres. Sans cela, jamais le réseau n’aurait pu être aussi fort. Il n’aurait peut-être même pas pu voir le jour. Pourtant, le stalinisme, dont se réclamaient les militants de l’Orchestre Rouge, a commis erreur sur erreur concernant l’estimation du danger fasciste.

À l’été 1939, alors que la menace du fascisme était évidente, Staline conclut un pacte avec Hitler dans l’espoir d’éviter une invasion nazie de la Russie. Une partie secrète du pacte abordait toutefois la partition de la Pologne entre l’Allemagne et la Russie.

Cela explique pourquoi, de nombreux dirigeants du parti communiste polonais avaient auparavant été éliminés. Jamais ces derniers n’auraient accepté une telle division. Jusqu’à l’invasion allemande de juin 1941, l’opération Barbarossa, l’Union soviétique a continué d’exporter des céréales, du pétrole, du caoutchouc et des minerais vers l’Allemagne nazie.2

Le stalinisme était bien mal préparé à affronter le fascisme. Au début des années 1930, sa politique d’ultragauche de la « troisième période »3 signifiait de qualifier quasiment tout le monde de fasciste. Le stalinisme a sous-estimé la menace réelle et s’est activement opposé à toute évolution vers un front uni des travailleurs à la base. Après la prise de pouvoir d’Hitler, qui, contre les attentes de Staline, n’a pas été de courte durée et n’a pas préparé la voie à une révolution communiste, le stalinisme a adopté un tournant avec la politique opportuniste du Front populaire. Ce n’était pas un front uni au sein de la classe ouvrière, mais un front de tous les antifascistes, y compris les courants bourgeois et petits-bourgeois. En pratique, cela signifiait de subordonner la politique de la classe ouvrière à celle de la bourgeoisie.

Le pacte Hitler-Staline de 1939 a semé la confusion parmi les militants communistes en Europe. Staline voulait tout faire pour ne pas provoquer l’Allemagne nazie. Il espérait que la guerre se limiterait au front occidental et que le pacte maintiendrait l’Union soviétique hors de celle-ci. Le corollaire de cette politique dans les faits était que le réseau d’espionnage visant l’Allemagne nazie était relativement faible.4 Si l’Orchestre Rouge a finalement pu livrer une contribution si significative, c’est en grande partie dû aux efforts héroïques de ses membres.

L’Orchestre Rouge était composé de militants déterminés qui avaient su correctement apprécier la menace du fascisme. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si nombre d’entre eux étaient d’origine juive, à la suite de la radicalisation de la jeunesse d’origine juive qui a eu lieu dans les années 1920 et 1930. Beaucoup se sont orientés vers le mouvement ouvrier et se sont engagés dans les partis communistes en rompant avec le « sionisme de gauche » dans lequel ils ont fait leurs premiers pas politiques.

Mais parallèlement, ils ressentaient quel danger le fascisme représentait pour eux-mêmes et leur famille. Beaucoup sont allés combattre en Espagne contre les troupes de Franco à partir du milieu des années 1930. Sur les 2.400 militants qui ont quitté notre pays pour l’Espagne, 800 étaient d’origine étrangère, dont 200 Juifs.5 Il leur était logique de résister aux nazis.

Leopold Trepper ne savait que trop bien que la conviction politique est un facteur important pour accroître la persévérance et le courage. Dans son livre ‘Le grand jeu’, Trepper décrit comment les trotskystes ont été les seuls à s’opposer au stalinisme avec dignité et exemple. « Les lueurs d’Octobre s’éteignaient dans les crépuscules carcellaires. La Révolution dégénérée avait donné naissance à un système de terreur et d’horreur où les idéaux du socialisme étaient bafoués au nom d’un dogme fossilisé que les bourreaux avaient encore le front d’appeler marxisme. Et pourtant nous avons suivi, déchirés mais dociles, broyés par l’engrenage que nous avions mis en marche de nos propres mains. (…) Mais qui donc à cette époque protesta ? Qui se leva pour crier son dégoût ? Les trotskystes peuvent revendiquer cet honneur. À l’instar de leur leader, qui paya son opiniâtreté d’un coup de piolet, ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls. À l’époque des grandes purges, ils ne pouvaient plus crier leur révolte que dans les immensités glacées où on les avait traînés pour mieux les exterminer. Dans les camps, leur conduite fut digne et même exemplaire. Mais leur voix se perdit dans la toundra.

Aujourd’hui, les trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent à la mort avec les loups. Qu’ils n’oublient pas toutefois qu’ils possédaient sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent, susceptible de remplacer le stalinisme, et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la Révolution Trahie. Eux n’ « avouaient » pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti ni le socialisme. »6

Cette déclaration est loin d’être anecdotique de la part de quelqu’un qui a commencé à travailler pour les services secrets russes à la fin des années 30. Si la lutte contre le fascisme n’a guère été préparée par Staline, ses services secrets avaient par contre été très actifs dans la répression des trotskystes. En février 1938, Léon Sedov, fils et soutien politique de Léon Trotsky, est assassiné à Paris. Un agent russe était actif dans son entourage immédiat : Mark Zborowski, alias Étienne. Les services secrets russes avaient procédé auparavant au vol des archives de Trotsky et Sedov à Paris.7 Des collaborateurs de Trotsky comme Erwin Wolf et Rudolf Klement ont été tués par les staliniens en 1937-38. Trotsky lui-même a été assassiné par un agent de Staline au Mexique en 1940. Ceux qui ont menacé de quitter l’appareil stalinien ont subi le même sort que Sedov ou Trotsky. Ignace Reiss, par exemple, a démissionné de son poste d’agent secret russe et a annoncé qu’il allait rejoindre Trotsky. Sa lettre au Comité central du PC russe est datée du 17 juillet 1937. Le 4 septembre 1937, il fut assassiné à Lausanne, en Suisse, avant de partir pour Reims, en France, où il avait convenu de rencontrer son vieux camarade Henk Sneevliet.

La remarque de Trepper sur les trotskystes contient un élément important pour comprendre le courage de l’Orchestre Rouge : une perspicacité politique reposant sur la nécessité. Cela a donné aux membres du réseau un énorme avantage auquel ils se sont accrochés, même si leurs voix n’étaient pas toujours entendues à Moscou.

Les femmes en première ligne

Sophia Poznanska était une figure clé de la section bruxelloise de l’Orchestre Rouge. Elle avait rompu avec son milieu sioniste de gauche de l’Hashomer Hatzair pour rejoindre le parti communiste en Palestine en 1927. Elle habitait au 101 rue Atrebaten à Etterbeek, le centre de l’Orchestre Rouge. Après avoir été arrêtée lors de la rafle de la rue Atrebates en décembre 1941, elle s’est suicidée en septembre 1942 à la prison de Saint-Gilles pour s’assurer qu’elle ne révélerait aucun secret aux nazis. Sophia Poznanska n’était certainement pas la seule figure féminine forte de l’Orchestre rouge.

Il y a notamment eu Vera Akkerman, qui était partie en Espagne avec ses sœurs comme volontaire dans la lutte contre le fascisme. Elle était issue d’une famille juive ayant fui les violences antisémites en Pologne. De Chrzanów, en Galice occidentale, à peine à 20 kilomètres d’Osewiecin (plus connu sous le nom d’Auschwitz), la famille a déménagé à Anvers où ils ont vécu près de la Dageraadplaats. À Anvers, Vera et ses sœurs ont troqué leur passé sioniste pour le communisme.

Rachel Luftig, la sœur de Vera qui a survécu à la guerre, a déclaré plus tard dans une interview : « À Anvers, un monde entier s’est ouvert à nous. C’est là que nous sommes devenus de gauche. En Pologne, ma sœur Vera et moi étions déjà membres du Poale Tsion, les travailleurs de Sion. Mais le Poale Tsion d’Anvers était beaucoup plus à gauche que celui de Pologne.

Nous sommes également devenus membres de la Kulturfarein où nous pratiquions le marxisme. Nous étions des révolutionnaires. En fait, là, c’était beaucoup plus ‘Poale’ que ‘Tsion’. »8 Le Kulturfarein, abrégé de Yidisher Arbeter Kultur Fareyn (Association culturelle des travailleurs juifs), était un club de jeunes militants juifs pour la plupart. À partir de 1931, le Kulturfarein a eu son propre bâtiment dans la Lange Kievitstraat 161.9 Sous un grand portrait de Lénine, le Kulturfarein accueillait non seulement des activités culturelles, mais aussi des conférences et des activités politiques clairement orientées vers la gauche radicale.

C’est dans ces cercles que Vera Luftig a rencontré son mari Emiel Akkerman et son jeune frère Piet. Les deux frères ont également rompu avec le sionisme de l’Hashomer Hatzair pour devenir des communistes convaincus et des dirigeants syndicaux dans le secteur du diamant. Ils ont joué un rôle actif dans l’expansion la grève générale de 1936 après l’assassinat des militants Pot et Gryp, le mouvement de grève qui a imposé, entre autres, les congés payés pour tous les travailleurs de notre pays. Piet et Emiel Akkerman se sont heurtés à la direction conservatrice des syndicats sociaux-démocrates, mais ils bénéficiaient d’un large soutien parmi les travailleurs. Vers la fin de 1936, ils sont partis en Espagne pour combattre Franco où ils ont trouvé la mort.

Vera Akkerman a refusé l’offre d’emploi du syndicat général des travailleurs du diamant (ADB) et est partie pour l’Espagne en avril 1937 avec Lya Berger (la compagne de Piet Akkerman), ses sœurs Rachel et Golda et d’autres volontaires juifs d’Anvers et de Bruxelles.10 Ils sont partis de Bruxelles, où ils s’étaient réunis dans l’appartement d’Isidoor Springer, qui allait plus tard introduire Vera dans l’Orchestre Rouge. Partir en Espagne n’était pas facile pour les femmes. Le parti communiste n’envoyait pas de femmes et il n’est pas question non plus de combattre au front. Cela ne leur avait été possible que dans la première phase ascendante de la révolution espagnole. « Après les mois d’euphorie révolutionnaire de l’été 1936, les femmes se retrouvent à nouveau dans les coulisses du champ de bataille », remarque Sven Tuytens.11

Les femmes se sont retrouvées dans un hôpital, où elles ont soigné les blessés du front. À l’hôpital, elles ont défendu leurs jeunes collègues espagnoles et n’ont pas hésité à aller à l’encontre des règles hiérarchiques en vigueur, selon lesquelles les médecins étaient supérieurs (ou du moins le pensaient-ils) et se croyaient tout permis envers les jeunes femmes. Pour son livre ‘Las mamas belgas’, Sven Tuytens s’est entretenu avec la dernière infirmière survivante de l’hôpital où travaillait Vera Akkerman : « Vera était la chef et aussi celle qui était la mieux habillée. Elle parlait aux médecins comme s’ils étaient des collègues. C’est quelque chose que nous – les infirmières auxiliaires locales – n’avons jamais fait. J’avais à peine quinze ans quand j’ai commencé à travailler dans l’une des trois salles d’opération. Vera m’avait pris sous sa protection et est venue me rendre visite à la maison. »12

Vera Akkerman a décrit ses fortes convictions antifascistes dans une lettre adressée au journal du Parti Communiste ‘Het Vlaamsche Volk’ en décembre 1937. Après une garde de nuit au cours de laquelle le fils d’un jeune paysan espagnol avait agonisé, elle écrit : « Depuis que j’ai compris la lutte des classes, les questions sociales et politiques, je suis antifasciste. Depuis que la guerre fait rage en Espagne […], j’ai appris à combattre encore plus le fascisme. Je sais aussi qu’une balle fasciste italienne a pris la vie de mon très cher mari. Une raison suffisante pour haïr le fascisme ! Mais en voyant et en ressentant concrètement ce que font les fascistes, c’est ce que j’ai fait pendant ce service de nuit. »13

Vera a joué un rôle important dans l’Orchestre Rouge et, après son démantèlement en 1942, elle a pu fuir à Royat, en France, où elle a survécu à la guerre.14 Sa sœur Golda a été arrêtée par la police de la ville d’Anvers en 1942 et est morte à Auschwitz. Son autre sœur Rachel a été arrêtée en 1944 en tant que coursière et a survécu au camp de Ravensbrück.

L’origine juive

Ce n’est pas un hasard si des militants d’origine juive ont joué un rôle important dans l’Orchestre Rouge. La montée du fascisme, mais plus généralement l’échec du capitalisme à apporter une réponse à la question juive, a ouvert la voie à la radicalisation. Nombre d’entre eux sont issus du mouvement de jeunesse Hashomer Hatzair, qui combinait sionisme et socialisme ou, plus exactement, utilisait une rhétorique socialiste tout en subordonnant le changement social à l’objectif premier de la création d’un État juif. Trepper lui-même décrit comment il s’est rendu en Palestine en 1924, mais y a découvert que la bourgeoisie sioniste « voulait perpétuer des rapports sociaux que nous désirions abolir. »15 La lutte des classes a transformé Trepper, Piet et Emiel Akkerman, leurs épouses Lya et Vera, Isidoor « Sabor » Springer, Sophia Poznanska et d’autres en communistes.

Seuls quelques-uns sont allés creuser plus profondément. L’un d’eux était Abraham Wajnsztok, alias Abraham Léon. Né en Pologne en 1918, il est arrivé en Belgique avec ses parents en 1928 et y a rejoint l’Hashomer Hatzair, sans toutefois y trouver de réponses satisfaisantes concernant les contrastes entre riches et pauvres. Pendant la grève générale de 1936, il est entré en contact avec les luttes des mineurs de Charleroi et de la région du Borinage, où le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) de Léon Lesoil et Walter Dauge, trotskiste, disposait de nombreux partisans. En 1937, Abraham Léon s’est installé dans un kibboutz en Palestine, mais il a rejeté l’idée d’une unité de classe pour la cause juive. Il s’est alors lancé dans l’étude de la question juive afin d’étayer de réflexions son intuition première.

Il a trouvé le fondement de sa démarche chez Marx, qui déclarait que le phénomène originel de la survie de la religion du peuple juif doit être recherché dans la vie sociale des Juifs. Marx disait : « Le judaïsme s’est conservé, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. »16 Dans son livre intitulé ‘La conception matérialiste de la question juive’, Abraham Léon a fait valoir que, sous l’effet de la montée du capitalisme, le judaïsme avait le choix entre l’isolement et la persécution.

Il y a eu une forte émigration, notamment vers les États-Unis, et en même temps une plus grande assimilation. Ce phénomène était plus limité dans les secteurs spécifiques dominés par les Juifs. Il décrit les Juifs comme un peuple-classe, qui se maintient en tant que classe sociale et conserve ainsi ses caractéristiques religieuses, ethniques et linguistiques. En d’autres termes, le « type juif » n’était pas tant un fait racial que le résultat d’une sélection économique et sociale. La montée de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale y est étroitement liée : le déclin du capitalisme faisant des commerçants juifs une cible de la haine des paysans et de tous les exclus.

En Europe occidentale, cela a également entraîné une croissance de l’antisémitisme : contre les artisans juifs ainsi que contre le capital spéculatif aux mains de capitalistes juifs. Le sionisme n’a offert aucune réponse, observait Abraham Léon. « Les conditions de la décadence du capitalisme qui ont posé d’une façon si aiguë la question juive, rendent aussi impossible sa solution par la voie sioniste. Et il n’y a rien d’étonnant à cela. On ne peut supprimer un mal sans en détruire les causes. Or, le sionisme veut résoudre la question juive sans détruire le capitalisme qui est la source principale des souffrances des Juifs. »17

Abraham Léon est devenu l’un des principaux dirigeants du Parti socialiste révolutionnaire, rebaptisé Parti communiste révolutionnaire (PCR) pendant la guerre. Le PCR était particulièrement fort dans la région de Charleroi, notamment chez les mineurs.18 C’est au cours du développement d’une structure clandestine du PCR et dans la résistance contre l’occupant nazi qu’Abraham Léon a pris le temps de coucher par écrit ses conclusions au sujet de la question juive. À la veille de la libération, Abraham Léon a été pris suite à une simple négligence: une fenêtre de la maison où il se trouvait n’avait pas été correctement scotchée et la lumière a attiré l’attention d’un contrôle allemand. Une tentative de le libérer en le faisant sortir clandestinement de la prison habillé en soldat allemand avec un geôlier socialiste a échoué parce qu’il avait été trop violemment battu lors d’un interrogatoire par la Gestapo et qu’avec ses deux yeux bleus, il pouvait difficilement passer pour un soldat allemand. Après avoir été torturé, Abraham Léon a été transféré à la caserne de Dossin et finalement à Auschwitz, où il a été gazé.19

Les membres de l’Orchestre Rouge d’origine juive n’ont pas fait la même analyse matérialiste et historique approfondie du judaïsme qu’Abram Leon, mais avaient toutefois trouvé dans la lutte des classes une alternative à leurs illusions brisées envers le sionisme. Dans le même temps, leur origine juive allait jouer un rôle en attisant à plusieurs reprises les flammes de l’antifascisme.

À lire aussi :Décès. Gilles Perrault (1931-2023)

8 août 2023

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18 août 2023 ~ 0 Commentaire

afd (à l’encontre)

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Elections en Thuringe en juin 2023

Allemagne. Le nouvel essor d’Alternative für Deutschland

L’Alternative pour l’Allemagne (AfD-Alternative für Deutschland), un parti de droite radicale, connaît actuellement un record absolu dans les sondages électoraux, tant dans les Länder de l’Est que de l’Ouest

L’évolution des membres de l’AfD connaît également des hauts et des bas: lors de sa création en 2013, elle comptait un peu plus de 17 000 membres. Leur nombre a crû jusqu’à 35 000 en 2019. Lors de la pandémie de Covid, le total des membres est passé en dessous de 30 000 et se situe actuellement à plus de 33 000.

Jusqu’à présent, l’AfD a eu moins de succès dans la mise en place d’organisations «sœurs» du parti dans la jeunesse, chez les femmes et surtout dans ses structures propres d’entreprise qui se présentent aux élections des comités d’entreprise (Betriebsrat), mais des ambitions correspondantes existent.

L’AfD vit en grande partie de l’argent de l’Etat. Outre les 12 millions d’euros de remboursement des frais de campagne, le Rheinische Post a calculé que l’AfD encaisse pour une législature un peu plus de 400 millions d’euros sous forme d’indemnités et de salaires pour les députés, les groupes parlementaires et leurs employés dans les Länder et au niveau fédéral. S’y ajoute l’argent de la fondation politique Desiderius Erasmus (Desiderius-Erasmus-Stiftung), proche de l’AfD.

Mais l’AfD est également en tête de tous les partis pour ce qui a trait aux dons privés. Lors du congrès de l’AfD pour les élections européennes fin juillet et début août à Magdebourg, 10 millions d’euros de rentrées d’argent sous forme de dons ont été intégrés au budget du parti. En 2023, le parti a reçu un peu plus de 250’000 euros sous forme de «cadeaux». Pour cela, des avoirs en or à hauteur de plusieurs millions lui ont été légués.

Très alignée sur la droite extrême

Dix ans d’évolution du parti ont fait de l’AfD un parti très rangé à droite, nationaliste et raciste. Toutes les forces qui voulaient un parti conservateur de droite, ouvert et libéral sur le plan économique, ont quitté le parti ou ont été évincées. Les principales querelles au sein de l’AfD ne portent plus sur des questions de contenu et de programme, mais uniquement sur des questions de postes et des personnes, tout au plus sur des tactiques politiques au jour le jour.

Le courant fasciste Der Flügel (L’Aile), officiellement dissous, existe de manière intacte autour du président de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, et domine à l’échelle fédérale. C’est également par son intermédiaire que les restes des forces néonazies actives en Allemagne (militants nazis – en uniforme, portant des bottes – tout comme les groupes nostalgiques d’Hitler) à droite en marge de l’AfD sont enrôlés, incorporés et insérés dans la politique de l’AfD.

Les éléments idéologiques déterminants de l’AfD sont: la propagande (en paroles et en actes, souvent sous la forme de crimes racistes) contre les non-Allemands, surtout les réfugié·e·s; la lutte contre la libéralisation sociétale depuis la fin des années 1960 («gauchistes-verts-syphilitique de 68»); le nationalisme et la politique de l’«Allemagne d’abord» («Deutschland zuerst»); le rejet de l’Union européenne et la revendication d’une «Europe des patries», y compris la construction de la «forteresse Europe»; le soutien à la Bundeswehr, au service militaire obligatoire et au réarmement, mais contre les dépenses pour les guerres d’autres nations; la critique et la participation à des actions de boycott contre des mesures politiques centrales du gouvernement en matière de santé (mesures dans le cadre de la pandémie de coronavirus), de protection du climat et d’éducation publique. A cela s’ajoute la négation provocatrice du réchauffement climatique provoqué par le capitalisme.

Lors de son récent congrès pour les élections européennes, l’AfD s’est majoritairement prononcée contre une sortie de l’UE, contre un retour au DM et donc pour l’adhésion groupe politique des partis de droite radicale au Parlement européen (Parti Identité et Démocratie). Mais l’AfD continue de rejeter par principe l’UE.

Dans le débat actuel sur le soutien à l’Ukraine, la majorité de l’AfD fait partie des opposants aux livraisons d’armes et aux sanctions, tout en recherchant des contacts avec des groupes d’extrême droite russes.

Lors des dernières élections fédérales, l’AfD a résumé ces éléments idéologiques de manière assez populaire avec le slogan de campagne «Deutschland – aber normal».

Une politique qui joue sur la peur

Comme pour d’autres partis de la droite, antérieure à l’AfD ou actuellement proche d’elle, le principal bras de levier de l’AfD réside dans une politique qui joue sur une peur non spécifique. Elle ne cible pas les personnes déjà directement touchées par la Realpolitik capitaliste – elles constituent pour l’essentiel le grand bloc des abstentionnistes – mais les couches moyennes et inférieures qui ont peur de la déchéance et de la détérioration de leur situation économique, mais qui n’ont pas encore vécu, en fait, cette dégringolade.

Deux récits leur sont présentés. Premièrement, la cause de ce risque de détérioration résiderait dans une immigration incontrôlée. Comme alternative aux théories de gauche sur la contradiction entre «ceux d’en haut et ceux d’en bas», on dépeint une opposition exacerbée entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. La mesure politique la plus importante serait d’empêcher toute nouvelle immigration et de renvoyer les migrant·e·s indésirables et non exploitables économiquement, ainsi que de lier toutes les mesures de politique sociale et économique à un droit du sang raciste [opposé au droit du sol].

Le deuxième récit se réfère à l’application de cette politique à l’aide d’un Etat autoritaire qui doit exécuter la «saine volonté du peuple» [1].

Ces idées politiques se retrouvent également chez le FDP, la CDU/CSU-Union chrétienne-sociale en Bavière et une partie de la droite du SPD. L’AfD joue le rôle classique des groupes fascistes, à savoir dénoncer l’indécision et l’inconséquence des autres partis (les «vieux partis») et exprimer ainsi qu’exiger ce que «tous les gens raisonnables» veulent en fait. Les principaux adversaires idéologiques de l’AfD sont donc les Verts (Die Linke de toute façon, mais cette formation se situe dans l’autre camp), dont la prétention à moderniser la société capitaliste de manière libérale et écologique et à la rendre apte à répondre aux défis actuels est ce qui leur fait le plus obstacle.

Après huit ans de succès électoraux presque ininterrompus, l’AfD a vu son ascension s’arrêter à l’époque de la pandémie de Covid. La raison principale est qu’existait alors une situation marquée non pas par une peur indéfinie, mais par une peur concrète de la population face à des risques sanitaires. Dans une telle situation, les élections sont gagnées par les partis, et aussi par les gouvernements et leurs dirigeants, autrement dit l’exécutif politique. Des hommes et des femmes d’action étaient réclamés. Cela a fait grimper le taux de participation aux élections et a mis un frein à la mobilisation de l’AfD. Avec le nouveau grand sujet d’actualité de la guerre russe, du réarmement et de la domination de l’OTAN, ces rapports [entre les types de crainte ressentis et l’action des exécutifs] ont à nouveau changé en faveur de l’AfD.

Vote protestataire ou quoi?

Il est inutile de spéculer aujourd’hui sur le fait de savoir si la forte popularité de l’AfD est l’expression d’un vote protestataire ou d’une «conscience de masse» ancrée à l’extrême droite. Le fait est que les classes moyennes de la société s’érodent de plus en plus sur le plan économique et politique et que ces couches expriment à la fois une conscience de droite présente depuis longtemps en Allemagne et un comportement protestataire au quotidien. C’est malheureusement le succès de l’AfD que de parvenir à faire écho à ces deux attitudes.

L’idée qui renvoie généralement à la «théorie du vote protestataire» impliquant que les voix en faveur de l’AfD ne seraient que temporaires et pourraient être «récupérées» par une autre politique sociale relève donc d’un leurre. Une effective autre politique sociale ne peut être qu’une composante d’une alternative d’ensemble de gauche.

Pour les partis bourgeois, cela signifie qu’ils seront de plus en plus sous pression afin de collaborer avec l’AfD dans le cadre de responsabilités exécutives [au plan régional, municipal, voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 26 juin 2023] et de projets de coalition. Cela se produit déjà depuis un certain temps au niveau communal. Cela va marquer les prochaines campagnes électorales en Allemagne. En effet, vont se multiplier aussi bien l’adoption de positions concrètes de l’AfD, notamment en matière de politique des réfugiés et de l’immigration, que les offensives idéologiques combinées avec des promesses plus ou moins explicites de collaboration.

Une politique de l’espérance

Pour le parti Die Linke et pour les forces de gauche en général, la montée en puissance de la droite représente un grand défi existentiel. Die Linke est l’ennemi principal de l’AfD. Ce parti fait aujourd’hui l’objet de nombreuses attaques et menaces. Les forces de gauche doivent comprendre que seule une proposition, une offre d’ensemble, d’une politique de gauche d’espérance et de confiance en ses propres forces peut faire reculer la politique jouant sur la peur.

Pour ce faire, les forces de gauche doivent reprendre de manière autonome des thématiques dont s’est emparée l’AfD et les intégrer dans une politique d’ensemble de gauche: la défense des emplois et des revenus, l’augmentation des dépenses pour tous les domaines des services d’intérêt général (services publics), la redistribution du haut vers le bas. Le programme des forces de gauche ne doit pas restreindre les droits démocratiques mais viser à leur extension.

Il peut y avoir des points communs partiels dans la critique – de l’Union européenne, de la politique actuelle de guerre et de réarmement et d’autres thèmes –, mais il ne doit pas exister d’accords communs dans l’action ou dans les initiatives politiques.

Il ne faut à aucun moment passer sous silence les points de divergence beaucoup plus importants: l’internationalisme contre le nationalisme raciste; la solidarité contre l’exclusion, l’ouverture des frontières contre la forteresse Europe, la sauvegarde de l’environnement contre le déni de la catastrophe climatique et bien d’autres choses encore.

Notre mobilisation repose sur des luttes d’auto-responsabilisation et d’auto-organisation au lieu de luttes de concurrence au sein des classes subalternes. Nous défendons une extension des droits démocratiques et de la démocratie et l’autodétermination contre l’espoir placé dans un État fort.

Contre les droites, seules les forces de gauche peuvent être efficaces – cela doit devenir le slogan central d’une large palette d’actions contre l’AfD et ses cercles d’influence. Il s’agit ici d’une formulation moderne d’une politique de front unique contre les droites, grâce à laquelle les succès électoraux des partis de gauche augmenteront à nouveau.

(Cologne, 1er août 2023. Article qui sera publié dans Die Internationale septembre-octobre, organe de Der Internationalen Sozialistischen Organisation. Traduction rédaction A l’Encontre)

_____

[1] Dans Le Monde du 13-14 août 2023, Hajo Funke, spécialiste de l’extrême droite à l’Université libre de Berlin, explique: «Les modérés [de l’AfD] ont complètement disparu. Je ne le disais pas jusqu’à présent, mais désormais c’est nouveau: il y a un grand danger pour la démocratie allemande car nous avons affaire à un large mouvement très extrême et proche des milieux violents les plus radicaux.» Hélène Kohl, rédactrice de l’article, cite aussi Thomas Haldenwang, dirigeant de l’Office fédéral de la protection de la Constitution: «Nous avons dans ce parti un nombre conséquent d’individus qui propagent la haine et lancent des campagnes de traque contre les minorités en Allemagne.» (Réd. A l’Encontre)

18 août 2023  Thies Gleiss

https://alencontre.org/

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16 août 2023 ~ 0 Commentaire

hiroshima nagasaki (cian)

menez

Le CIAN au Menez Hom (Finistère)

Hiroshima, Nagasaki, 6 et 9 août 1945. La fabrication du mythe

Le récent film Oppenheimer de Christopher Nolan, par ailleurs fort bon, répète la thèse officielle qui veut que la bombe atomique était nécessaire pour faire capituler le Japon et qu’elle a épargné les vies des centaines de milliers de soldats américains et japonais qui seraient morts dans les combats d’un débarquement sur le territoire japonais.

C’est tout à fait démenti depuis au moins trente ans par la meilleure histoire universitaire. Mais celle-ci n’a pas réussi à pénétrer l’histoire grand public ni les manuels scolaires. Ni une propagande de Washington toujours active…

Lorsque le Japon capitule le 11 août 1945, puis que les GIs rentrent chez eux, l’opinion publique aux Etats-Unis est tout naturellement convaincue que la victoire est due à cette bombe atomique dont l’extraordinaire nouvelle impressionne tellement. Tandis que les médias se remplissent d’explications de la fission nucléaire et de promesses de l’énergie atomique, seules quelques voix minoritaires formulent des critiques.

Le 9 août 1945, avant que la bombe de Nagasaki ne soit connue, John Foster Dulles, le futur Secrétaire d’Etat, alors un dirigeant de l’Eglise presbytérienne, et l’évêque méthodiste G. Bromley Oxnam, adressent un appel urgent au Président Truman pour le prier de montrer de la «retenue» en suspendant «notre programme d’attaques aériennes sur le territoire métropolitain du Japon pour accorder au peuple japonais une occasion adéquate de réagir à la nouvelle situation».[1]

Interviewé par le Sunday Times le 18 août 1946 (interview reprise par le New York Times le lendemain 19 août), Albert Einstein déclarait: «Je soupçonne que l’affaire [la décision d’utiliser la bombe atomique] a été précipitée par le désir de mettre fin à la guerre dans le Pacifique par n’importe quel moyen avant la participation de la Russie. Je suis sûr que si le Président Roosevelt avait encore été vivant, rien de tout cela n’aurait été possible.»[2]

Le 20 septembre 1945, le général Curtis E. LeMay, le commandant des forces de bombardement stratégiques, déclarait dans une conférence de presse: «LeMay: «La guerre se serait terminée en deux semaines sans l’entrée en guerre des Russes et sans la bombe atomique.» Q.: «Vous pensez ça vraiment, mon général? Sans les Russes et sans la bombe atomique?» LeMay: «La bombe atomique n’avait rien à voir du tout avec la fin de la guerre.»[3]

Le 5 octobre 1945, David Lawrence, le propriétaire conservateur de la revue U.S. News and World Report écrivait: «Des porte-parole compétents de l’Armée de l’air disent que ce n’était de toute façon pas nécessaire et que la guerre avait été gagnée déjà. Des témoignages compétents existent pour prouver que le Japon cherchait à se rendre depuis plusieurs semaines avant la bombe atomique.»

Et le 23 novembre: «Nous avons utilisé une arme horrible pour asphyxier et incinérer plus de 100’ 000 hommes, femmes et enfants dans une sorte de super-chambre à gaz mortelle – et cela dans une guerre déjà gagnée ou que les porte-parole de nos forces de l’air nous disent qu’elle aurait pu être gagnée rapidement sans la bombe atomique…»[4]

Le 17 novembre, le capitaine Ellis Zacharias écrivait dans le Saturday Evening Post: «Les responsables des Etats-Unisavaient l’information précise de l’intérieur du Japon que depuis le début de l’année 1945 un puissant groupe de dirigeants japonais discutaient lors de réunions quasi quotidiennes les moyens et la manière qui permettraient au Japon de s’extraire d’une guerre qu’ils considéraient tous inévitablement perdue.”»[5]

Fin novembre, le commentateur de la radio ABC Raymond Swing se demande pourquoi la bombe a été employée sans une démonstration publique préalable: «Une raison vient d’elle-même à l’esprit. Nous avions terminé la bombe juste à temps pour l’employer une semaine avant la date prévue d’entrée des Russes dans la guerre japonaise. Si du temps avait été pris pour mettre en scène la démonstration humanitaire, nous n’aurions pas pu dire que la bombe a joué le rôle que nous lui prêtons aujourd’hui dans la reddition du Japon.»[6]

En 1948, le physicien britannique Patrick Blackett (1897-1974), Prix Nobel 1948, qui avait travaillé pendant la guerre à l’amirauté britannique, écrira dans son livre sur la bombe publié à Londres que «le lancement de la bombe atomique sur le Japon n’a pas tellement été la dernière action militaire de la Deuxième Guerre mondiale que la première grande opération de la guerre froide diplomatique avec la Russie…»[7]

L’URSS avait déclaré la guerre au Japon le 7 août 1945, le lendemain de la bombe de Hiroshima, mais la campagne de l’Armée Rouge en Mandchourie puis dans le Nord de la Corée prend fin le 3 septembre déjà car les dirigeants japonais signent la capitulation du Japon à bord du USS Missouri dans le port de Tokyo le 2 septembre 1945.

Rédiger un article de référence qui fasse «taire les bavards»

Le chimiste James B.Conant (1893-1978), le président de l’Université de Harvard, avait été nommé en 1940 par le Président Roosevelt au Comité National de la Recherche pour la Défense que présidait l’informaticien Vannevar Bush (1890-1974), le Président de la Fondation Carnegie. A ce titre, Conant et Bush, ensemble avec le Chef de l’Etat-Major général George Marshall et le Secrétaire à la Défense Henry L. Stimson, vont superviser le Projet Manhattan, le projet ultra-secret de construction d’une bombe atomique, dont la direction est confiée au Général Leslie Groves (1896-1970) du Corps du génie.

Le 16 juillet 1945, Bush, Conant et Groves seront présents dans le désert du Nouveau Mexique à Alamogordo quand la première bombe atomique Trinity explose avec succès.

L’ouverture des papiers personnels de Stimson en 1959 et de Conant dans les années 1970 a permis au biographe de Stimson, James G.Hershberg, de publier en 1993 que le 23 septembre 1946, Conant, alarmé par les critiques pourtant peu nombreuses, écrit au Chef de cabinet de Stimson, Harvey Bundy (1888-1963), qu’il faut qu’une personne d’autorité publie un récit officiel qui soit la référence pour les enseignants du futur. Conant craint que les critiques ne gonflent jusqu’à un mouvement pacifiste massif exigeant la renonciation à l’arme nucléaire.[8]

Cette personne d’autorité, ce sera le Secrétaire à la Défense depuis 1940, Henry L. Stimson (1867-1950), un «vieux sage de 73 ans», un Républicain dans une administration démocrate. Stimson a le prestige particulier d’avoir été le Secrétaire d’Etat du Président Herbert Hoover de 1929 à 1933, après avoir été Gouverneur général des Philippines.

Harvey Bundy rédige un plan et propose que son fils de 26 ans McGeorge Bundy (1919-1996)[9] rédige avec Stimson un article qui, entre autres, expose que l’emploi de la bombe atomique a permis d’écourter la guerre de plusieurs mois et d’éviter les débarquements au Japon préparés pour novembre 1945 sur l’île de Kyushu (l’Opération Olympic) et pour mars 1946 sur l’île principale de Honshu (l’Opération Coronet) qui auraient coûté la mort de centaines de milliers de soldats américains, peut-être un demi-million; qu’à la Conférence de Potsdam en juillet 1945, personne ne pensait que les Japonais capituleraient en des termes acceptables sans combats prolongés; que si la bombe n’avait pas été employée réellement, il aurait été impossible de persuader le monde que le sauvetage de la civilisation dans le futur dépendrait d’un contrôle international adéquat de l’énergie atomique.

L’article n’évoque à aucun moment l’URSS ni la question de la capitulation sans condition qui sera traitée plus loin.

L’article de 20 pages, relu et corrigé par Groves, signé du seul Stimson, paraît dans l’édition de février 1947 de la prestigieuse revue de New York Harper’s Magazine.[10] La parution a été soigneusement préparée comme une grande opération médiatique: 400 pré-copies ont été envoyées à d’influents journalistes et commentateurs, journaux, chaînes de radio et TV. Le Washington Post et le Reader’s Digest le publient en entier, Time et le New York Times en publient des extraits. L’article est salué de toutes parts par des éditoriaux louangeurs. L’article est repris dans plusieurs pays.

Entre-temps, la Guerre froide a commencé. Les auteurs de l’article veulent désormais également renforcer le soutien public à un éventuel emploi de la bombe atomique contre l’URSS. A une réunion secrète du National War College en octobre 1947, Conant va expliquer que si la guerre contre l’URSS éclate, la première chose à faire sera de lancer des bombes atomiques.[11]

Dans toutes ses interviews et déclarations publiques, et dans ses Mémoires parues entre 1955 et 1960, Harry Truman reprend bien sûr l’argumentation de l’article de Stimson ainsi que le quart de million de vies de soldats US et Japonais épargnées grâce à la bombe atomique.

Le chiffre est une invention arbitraire. D’ailleurs il fluctue selon les occasions entre le «quart de million», le «demi-million» et carrément le «million».

Dans les années 1980, deux historiens ont cherché à vérifier ce fameux chiffre. En 1985, Rufus E. Miles Jr. conclut que ce nombre n’aurait pas excédé 20 000. Barton Bernstein après avoir épluché toutes les études préparatoires de l’Etat-Major conclut que les pertes du débarquement de novembre 1945 sur Kyushu et de l’invasion de mars 1946 sur Honshu n’auraient pas dépassé 46 000 soldats US tués. Les historiens n’ont trouvé aucune source pour les centaines de mille, le quart de million, le million.[12]

Truman a également souvent évoqué la juste vengeance de la perfide attaque surprise par l’aéronavale japonaise de la base de Pearl Harbour à Hawaï, le 7 décembre 1941. Portant sur une base navale, elle avait fait 2 400 morts et 1 178 blessés!

L’enquête dans les archives et les papiers personnels enfin ouverts dans les années 1970

Gar Alperovitz (1936) est un économiste des Etats-Unis qui a eu pour directrice de thèse Joan Robinson (1903-1983), l’économiste «keynésienne/marxiste» de l’Université de Cambridge. Il a été l’assistant parlementaire du sénateur Démocrate de gauche Gaylord Nelson du Wisconsin qui s’opposait à la Guerre du Vietnam. En 1965, il avait publié Atomic Diplomacy: Hiroshima and Potsdam, tiré de sa thèse. Il a par ailleurs surtout écrit sur l’économie des Etats-Unis. Son livre de 1995 est le fruit du travail d’une équipe d’une trentaine de personnes qui à partir de 1989 ont épluché les archives des départements du gouvernement et des armées, les travaux de leurs historiens officiels, les papiers personnels ouverts aux chercheurs dans les années 1970-1980. Les avocats de l’équipe ont exigé et obtenu certains accès en invoquant le Freedom of Information Act. Ils ont obtenu l’aide des sénateurs Démocrates de gauche Joseph Tydings du Maryland et John Culver de l’Iowa, l’ami de Edward Kennedy.

Gar Alperovitz et son équipe ont dialogué par lettres, articles de revues, interviews et séminaires, avec les autres historiens qui ont travaillé sur la même matière, en particulier les historiens japonais. Et Barton Bernstein avec qui des désaccords restent ouverts mais qui a relu le manuscrit. [13] Le livre n’a été traduit qu’en allemand.[14]

Harry Truman et Jimmy Byrnes

Le 12 avril 1945, le Président des Etats-Unis Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) meurt subitement d’un brusque ictus cérébral massif. Il venait d’être réélu en novembre 1944 pour un quatrième mandat.

Son Vice-Président Harry S. Truman se retrouve Président alors que Roosevelt ne l’a associé à pratiquement rien. Il ignore le Manhattan Project. Harry Truman avait été Sénateur du Missouri depuis 1935. Avec Truman, l’administration US va se déplacer nettement à droite. En 1941, le sénateur Truman avait proposé rien moins que d’aider l’Allemagne dans son invasion de l’URSS (sic).[15] Son prédécesseur à la vice-présidence Henry A. Wallace, lui, était, un Démocrate de gauche qui s’était brouillé avec Roosevelt.

Truman se tourne vers son ami James F. Byrnes (1882-1972) qui avait été son mentor au Sénat. Byrnes était depuis 1931 Sénateur de Caroline du Sud. Auparavant, il avait été Représentant au Congrès depuis 1911. Il fut Juge à la Cour suprême de 1941 à 1942 puis Directeur de l’économie intérieure de 1942 à 1943 et Directeur de l’Office de la mobilisation de guerre de 1943 à 1944. Byrnes, lui, est dans le secret du Manhattan Project.

Par sa stature, Byrnes aurait dû être le candidat à la vice-présidence mais Roosevelt préféra un candidat moins sudiste et moins imposant. Truman va se dépêcher de nommer Jimmy Byrnes Secrétaire d’Etat et il commence tout de suite à en exercer la fonction avant même d’avoir été confirmé par le Sénat. Truman et Byrnes passent ensemble plusieurs heures chaque jour. Byrnes est principal conseiller et presque un co-président. Mais aucun protocole de ces entretiens n’existe, ou n’a été trouvé. Nous ne savons pas ce qu’ils se disaient. C’est eux deux qui vont prendre la décision de lancer les deux bombes atomiques. Et personne d’autre. Byrnes était extrêmement secret. Un «personnage machiavélique» selon certains.[16]

Après s’être fâché avec Truman, Byrnes sera de 1951 à 1955 gouverneur de Caroline du Sud où il va se consacrer à maintenir la ségrégation raciale, en particulier des écoles.

Roosevelt avait emmené Byrnes à Yalta à la conférence du 4 au 11 février 1945 avec Churchill et Staline. C’est là qu’avait eu lieu le célèbre marchandage entre Churchill et Staline des pourcentages pour se partager les pays de l’Est.

Byrnes avait été greffier de tribunal dans sa jeunesse, expert en sténographie. Au retour de Yalta, Roosevelt envoie Byrnes en avant avec son procès-verbal, chargé d’aller informer le Sénat et le public de Washington. Byrnes convoque une conférence de presse en descendant d’avion après 38 heures de vols enchaînés.

Truman racontera que lors d’un de leurs premiers entretiens en mai 1945, Byrnes lui a dit que la bombe atomique allait permettre aux Etats-Unis de dicter les termes de la paix.[17]

La question de la Pologne

En janvier 1945, l’avance de l’Armée Rouge lui permet d’installer à Varsovie libérée des Allemands un gouvernement du Parti Ouvrier Polonais/POP que Staline avait constitué à Lublin, libérée des Allemands en juillet 1944 déjà.

Moins d’une année auparavant, à l’approche de l’Armée Rouge, la Résistance polonaise, l’Armia Krajowa, très forte et nombreuse mais mal armée, s’était emparée le 1er août 1944 ouvertement du centre-ville de Varsovie. La Résistance qui représentait tous les partis sauf les Communistes, mais surtout les Socialistes, voulait tenir la ville pour l’entrée de l’Armée Rouge. Une bataille acharnée contre les Allemands avait duré deux mois dans le centre-ville sur la rive gauche de la Vistule, tandis que l’Armée Rouge était restée impassible sur la rive droite. Dans les territoires polonais libérés par l’Armée Rouge, le NKVD liquidait ou déportait au Goulag les membres de l’Armia Krajowa. L’aviation alliée avait essayé de ravitailler et appuyer les insurgés de Varsovie.

Le 2 octobre 1944, l’Armia Krajowa avait signé une capitulation avec les Allemands qui permit aux civils de sortir de la ville et reconnut aux combattants la qualité de prisonniers de guerre. Quelques semaines plus tard, quand l’armée allemande s’était retirée vers l’Ouest, l’Armée Rouge avait occupé la rive gauche.

Mais à Londres, depuis l’invasion de la Pologne par les Allemands en septembre 1939, il y a le Gouvernement en exil de la République de Pologne. Des membres du gouvernement et du parlement polonais, ainsi que des dizaines de milliers de soldats, avaient fui par la Hongrie et la Roumanie, et avaient depuis lors combattu dans toutes les batailles des Alliés. La plus grande partie de la marine de guerre avait rejoint la Grande-Bretagne, et 250 pilotes de chasse polonais avaient renforcé la Royal Air Force. Le gouvernement de la Pologne en exil avait été nommé en septembre 1939 par le Président de la République lui-même, Ignacy Moscicki alors réfugié en Roumanie.

Lors de l’invasion de la Russie par l’armée allemande en juin 1941, quand l’URSS est devenue alliée, un corps d’armée de volontaires polonais, récemment «amnistiés» (sic), fut formé en URSS, avec un général qu’on libérait de la Lubianka: Wladyslav Anders (1892-1970). Ce corps d’armée fut autorisé à rejoindre par l’Iran l’armée britannique d’Egypte: trois divisions, 25’000 hommes, 1000 officiers.

Le gouvernement polonais en exil de Londres rassemble tous les partis politiques sauf les Communistes. A Yalta en février 1945, Roosevelt et Churchill ont exigé que le gouvernement en exil de Londres puisse rentrer à Varsovie, constituer un gouvernement de coalition avec celui du POP et organiser des élections libres. L’enjeu, c’était le rétablissement de l’ordre bourgeois légal de 1939 contre l’assimilation à l’économie étatisée de l’URSS sous la domination de la bureaucratie stalinienne. L’enjeu, c’était aussi l’engagement de Londres et Paris qui en septembre 1939 avaient déclaré la guerre à l’Allemagne parce que, justement, elles avaient promis à la Pologne de la protéger.

Staline et le gouvernement soviétique sont intraitables et refusent toute remise en question du gouvernement communiste. Tout au plus acceptent-ils que le Président du gouvernement en exil, Stanislaw Mikolajczyk (1901-1966), rentre à Varsovie pour devenir Vice-Premier ministre et ministre de l’agriculture en charge de la réforme agraire. Celle-ci va partager les terres des grands propriétaires nobles. Les Polonais de Londres dénoncent Mikolajczyk comme un traître. En 1947, des élections seront organisées, tout à fait manipulées: le POP obtint 394 sièges et le Parti agrarien/PSL de Mikolajczyk 28 sièges. Celui-ci, dégoûté, quitta la Pologne.[18]

Le physicien du Manhattan Project, Leo Szilard (1894-1964), l’ami d’Einstein, raconte que lors de l’entretien qu’il a eu avec James Byrnes, lui et deux autres scientifiques du Projet, le 28 mai 1945: «Monsieur Byrnes n’a pas argumenté qu’il fallait employer la bombe atomique contre les villes du Japon afin de gagner la guerre. Il savait alors, ce que tout le gouvernement savait, que le Japon était essentiellement battu et que nous pouvions gagner la guerre en six mois. A ce moment-là, Monsieur Byrnes était très préoccupé par l’extension de l’influence russe en Europe; [] M. Byrnes pensait que notre possession de la bombe et sa démonstration allait rendre la Russie plus “facile à manier (more manageable)” en Europe.»[19]

Szilard rentre à Chicago effrayé et alarme ses collègues du Manhattan Projet. Cinq des plus éminents signent en juin 1945 le dit Rapport Franck, du nom du physicien James Franck (1882-1964), Prix Nobel 1925, le premier signataire. Cet appel destiné à Truman est appuyé en juillet par une pétition signée par 70 scientifiques du Metallurgical Laboratory de l’Université de Chicago et de Oak Ridge. Ils demandent une démonstration au monde de la bombe sur une zone inhabitée, s’opposent à un emploi surprise sur le Japon, mais exigent de lui laisser le temps de réfléchir à capituler, et permettre aux Nations Unies d’organiser un contrôle mondial de l’énergie nucléaire afin d’éviter une course aux armements.[20]

Ce mouvement au sein d’une entreprise ultrasecrète n’était guère facile à organiser. Cet appel ne va jamais atteindre Truman car le général Groves, au lieu de le transmettre, le classe «secret» et l’enferme dans un tiroir.[21]

James Byrnes était obsédé par ce qu’il avait vécu à Yalta: l’impossibilité de faire revenir Staline sur l’absorption des pays d’Europe de l’Est. James Byrnes va personnifier une attitude plus dure et menaçante face à l’URSS, en rupture avec la conciliation de Roosevelt, une politique qui entend utiliser la bombe atomique comme un moyen «diplomatique» d’intimider l’URSS pour obtenir des concessions, sur la question de la Pologne d’abord, et plus généralement de l’Europe de l’Est occupée par l’Armée Rouge.

«Opération Impensable»

Churchill, lui, de son côté, pour résoudre le même problème, envisage un moyen plus direct: repousser l’Armée Rouge jusqu’à l’Est de la Pologne avec l’aide d’unités de l’armée allemande remobilisées. C’est en 1998 que la National Archive britannique a révélé son Opération Impensable (Operation Unthinkable): le 28 mai 1945, trois semaines après la capitulation de l’Allemagne, Churchill ordonnait au Chef de l’Etat-Major général, le Maréchal Alan Brooke, de faire élaborer un plan d’attaque de l’armée britannique en Allemagne, débutant le 1er juillet 1945, avec des unités de l’armée allemande remobilisées.

Sur deux axes: un au Nord, de Stettin vers Bydgoszcz et l’autre, plus au Sud, de Leipzig vers Wroclaw/Breslau. On savait que dans la zone d’occupation britannique, les forces armées allemandes n’avaient pendant quelques semaines pas été démobilisées mais seulement désarmées et maintenues en casernes tandis que l’amiral Dönitz, le successeur désigné de Hitler, et son Etat-Major, continuaient en service.

Le cabinet et l’Etat-Major britanniques furent horrifiés, Brooke faisant remarquer qu’on sait quand, et où, une guerre commence mais pas quand, et où, elle finira. Les Américains firent immédiatement cesser cette diablerie tandis que les Soviétiques qui avaient eu vent de quelque chose poussaient des hauts cris.[22]

Le Japon veut capituler

On n’apprendra qu’en 1955 que depuis 1923, les services US lisaient tous les messages cryptés japonais, des forces armées, de la marine, de l’Etat-Major, du gouvernement, du ministère des Affaires étrangères. C’était le programme MAGIC. Ses archives ne seront rendues publiques, et seulement partiellement, qu’en 1978.[23]

Le 22 juin 1945, à la réunion du Conseil suprême pour la Direction de la guerre, l’Empereur Hirohito déclarait qu’il est «aussi nécessaire d’avoir un plan pour clore la guerre tout de suite».

Et le 13 juillet, un télégramme du ministre des Affaires étrangères japonais Togo à l’ambassadeur Sato à Moscou souligne: «Sa Majesté l’Empereur, préoccupée par le fait que la guerre actuelle inflige chaque jour des plus grands malheurs et sacrifices aux peuples de toutes les puissances belligérantes, désire de tout cœur qu’elle puisse être rapidement terminée. […] …tant que l’Angleterre et les Etats-Unis insistent sur la capitulation inconditionnelle, l’Empire japonais n’a pas d’autre alternative que de combattre de toute sa force pour l’honneur et l’existence de la patrie.»[24]

Le 13 juillet également, Allen Dulles, l’agent de l’OSS à Berne, le futur directeur de la CIA, rapportait:  «Per Jacobson, sujet suédois et conseiller économique de la Banque des Règlements Internationaux à Bâle, a été approché par Kojiro Kitamura, un des directeurs de la Banque, représentant la Banque des Espèces de Yokohama et ancien attaché financier à Berlin. Kitamura a indiqué à Jacobson qu’il était impatient d’établir un contact immédiat avec des représentants des Etats-Unis et évoquait que la seule condition sur laquelle le Japon insisterait en cas de reddition serait une certaine considération pour la famille impériale japonaise.»[25]

Et le 16 juillet, le supérieur de Dulles, le colonel Donovan, envoyait au Président Truman, le rapport complet de Dulles: «Dans toutes les conversations avec Jacobson, les officiels japonais ne soulignaient que deux points: (a) la préservation de l’Empereur, et (b) la possibilité d’un retour à la Constitution de 1889.»[26]

On est là trois jours avant le premier essai de la bombe atomique et presque un mois avant le lâcher des bombes sur le Japon. Il y avait là une perche tendue. Mais Washington ne la saisit pas.

En réalité, cela faisait déjà longtemps que le Japon cherchait à se rendre.

Le 24 septembre 1944 déjà, l’ambassadeur de Suède à Tokyo, Wilder Bagge, avait fait savoir au Foreign Office de Londres: «J’apprends d’une source très fiable qu’au sein d’importants cercles civils japonais, le problème de la paix est discuté avec une anxiété croissante. On s’attend à un effondrement rapide de l’Allemagne et on croit que le Japon ne pourra alors plus continuer la guerre.»[27]

Le 11 mai 1945, le Ministre US à Stockholm, Herschel V. Johnson, rapporte à propos du général Makoto Onodera, l’attaché militaire – qui semble être le chef des renseignements japonais pour toute l’Europe et qui est en contact avec la famille royale suédoise et, par le Prince Carl Bernadotte, avec la Légation des Etats-Unis à Stockholm: «…On réalise que le Japon ne peut pas gagner et que la meilleure solution possible serait de prévenir la destruction des villes et des sites de culture. Il a déclaré qu’il était autorisé à arranger pour qu’un membre de la famille royale suédoise approche les Alliés pour un accord[28]

Le 12 mai, le colonel Donovan avait rapporté à Truman: «Une source a parlé le 11 mai avec l’ambassadeur japonais en Suisse, Shunichi Kase. Elle rapporte que l’ambassadeur a exprimé le souhait d’aider à arranger une cessation des hostilités entre les Japonais et les Alliés. L’ambassadeur considère des pourparlers directs avec les Américains et les Britanniques préférables à des négociations par l’intermédiaire de l’URSS car cette éventualité augmenterait tellement le prestige des Soviets que tout l’Extrême-Orient deviendrait Communiste.»[29]

Le 4 juin, un autre rapport de Suisse précise: «Cette source est en contact avec Fujimura, qui serait l’un des principaux représentants de la Marine japonaise en Europe… Fujimura a indiqué que les cercles navals qui contrôlent aujourd’hui le Gouvernement japonais seraient disposés à capituler mais souhaitent, si possible, sauver un peu leur face dans le présent naufrage. Ces cercles navals, déclare-t-il, soulignent particulièrement la nécessité de préserver l’Empereur afin d’éviter le Communisme et le chaos.»[30]

Que de perches tendues et pas saisies.

Capitulation sans condition

Après l’attaque japonaise surprise le 6 décembre 1941 de la base de la US Navy de Pearl Harbour à Hawaï, Washington a déclaré la guerre à l’Allemagne et au Japon. Churchill et son Etat-Major séjournent à Washington à partir du 22 décembre 1941 pour concerter leur alliance et leurs plans de guerre.

Roosevelt et ses collègues surprennent les Britanniques en imposant que les ennemis seront combattus jusqu’à leur capitulation sans condition. Staline et ses collègues sont pareillement surpris. Pourquoi prolonger une guerre en se privant de la possibilité de négocier un armistice plus précoce. La capitulation sans condition veut dire que l’ennemi est combattu jusqu’à son effondrement total, jusqu’à l’occupation totale de son territoire, quand son territoire et son Etat seront à disposition absolue du vainqueur.

La capitulation sans condition est héritée de la Guerre de Sécession quand elle avait été exigée, et obtenue, des Etats du Sud en 1865, mettant fin à la Guerre civile. Les Etats du Sud ravagés par l’armée de l’Union furent occupés par l’armée fédérale et administrés quelques années par des gouverneurs militaires. Mais les Etats du Sud étaient alors implicitement assurés de leur retour dans l’Union.

La capitulation sans condition était également la leçon tirée par la bourgeoisie occidentale de la Première Guerre mondiale quand un armistice avait été négocié le 11 septembre 1918 alors que l’armée allemande n’était même pas encore tout à fait battue en France et que l’Allemagne ne sera jamais occupée. Si une capitulation sans condition avait été obtenue par l’invasion prévue en 1919 et toute l’Allemagne occupée par les Alliés, la terrible secousse de la Révolution allemande qui menaça de renverser l’ordre capitaliste aurait pu être évitée ou peut être réprimée rapidement par des armées d’occupation alliées.

Le gouvernement japonais en guerre comprenait la capitulation sans condition exigée de lui comme l’annonce du renversement de leur Empereur. La défaite allemande n’avait-elle pas provoqué en 1918 la chute de la monarchie impériale quand les Alliés exigeaient l’abdication de Guillaume II.

Dans l’administration démocrate du Président Roosevelt, et dans les médias aux Etats-Unis, il y avait une certaine gauche qui voulait juger l’Empereur Hirohito comme criminel de guerre pour avoir participé depuis la prise du pouvoir des militaires en 1936 à l’élaboration des plans de conquête de l’impérialisme japonais, à commencer par la Chine en 1937.[31]

Pour tous les Japonais comme pour les Alliés, la menace du renversement de l’Empereur Hirohito signifiait que les forces armées japonaises, et une bonne partie de la population, combattraient avec l’énergie du désespoir et ne se rendraient jamais.

Comme l’avaient écrit en avril 1945, les planificateurs des Etats-Majors combinés: «A moins qu’une définition de la capitulation sans condition puisse être donnée qui soit acceptable pour les Japonais, il n’y a pas d’alternative à l’annihilation et pas d’espoir que la menace de défaite absolue amène une capitulation.»[32]

Quand Harry Truman devient Président le 12 avril 1945, c’est évident pour tous les décideurs de Washington et de Londres que le Japon est complètement à bout. Surtout parce que les sous-marins US ont détruit toute sa flotte marchande. Le Japon ne pouvait plus rien transporter par bateau entre ses quatre îles métropolitaines et ne pouvait plus ni ravitailler ni rapatrier ses armées d’Indochine et de Chine. Ni celle de Mandchourie, la plus puissante, face à l’Armée Rouge, toutes deux l’arme au pied depuis que le général Gueorgui Joukov avait battu les Japonais en 1939 à la bataille de Khalkin Gol.

A la Conférence de Yalta en février 1945, Staline a promis de déclarer la guerre au Japon trois mois après la capitulation de l’Allemagne. Ce sera le 7 août 1945.

A Londres et à Washington, tous les décideurs pensent que le Japon capitulera très bientôt. Premièrement, sous le choc de l’attaque de l’Armée Rouge en Mandchourie. Et deuxièmement, si l’exigence de capitulation sans condition est complétée judicieusement par une assurance que l’Empereur Hirohito restera sur son trône.

D’ailleurs, cela s’impose pour des raisons militaires, car seule l’autorité de l’Empereur peut garantir le maintien de l’ordre au Japon, aussi bien dans l’attente de l’arrivée des troupes d’occupation US qu’après leur installation. Et seul un ordre radiodiffusé de Hirohito peut faire déposer les armes aux innombrables garnisons japonaises dispersées dans des îles du Pacifique, aux Philippines, en Indochine et en Chine.

Le général George Marshall, le Chef de l’Etat-Major général des Etats-Unis, l’a dit très clairement, par exemple le 18 juillet à la réunion des Chefs d’Etat-Major des trois armes: «Le général Marshall pense que le choc d’une déclaration de guerre russe pourrait “faire levier” pour amener le Japon à capituler. […] “Le général Marshall a mis en garde contre tout mouvement pour détrôner l’Empereur car cela conduirait à une défense désespérée des Japonais…” Charles H. Donnely, secrétaire des chefs d’Etat-Major combinés, 18 juillet 1945.»[33]

D’ailleurs, lors de la capitulation de l’Italie en août-septembre 1943, on avait pareillement trouvé un arrangement avec la capitulation sans condition en maintenant sur le trône le roi Victor-Emmanuel III avec le maréchal Badoglio comme chef du gouvernement.

La Déclaration à la Conférence de Potsdam

Il était convenu que les Trois Grands: Truman, Churchill et Staline se retrouvent fin juin 1945 à Potsdam, dans la banlieue de Berlin.

L’administration US prévoyait d’adresser avec Churchill et Tchang Kaï-chek depuis Potsdam une Déclaration ultime au Japon lui enjoignant de capituler.

Truman et Byrnes allaient à Potsdam pour recevoir confirmation de Staline qu’il tiendrait sa promesse de déclarer la guerre au Japon le 7 août.

Truman va demander et obtenir un report de la Conférence de Potsdam au 17 juillet. Elle se tiendra donc du 17 juillet au 2 août 1945 au château de Cecilienhof à Potsdam.

Comme raison du report, Truman invoqua la fin de l’année fiscale 1944. En réalité, on sait désormais que la raison, c’était que l’essai de la première bombe atomique Trinity dans le désert du Nouveau-Mexique ne pouvait pas avoir lieu avant le 16 juillet au plus tôt. Truman et Byrnes voulaient avoir la bombe dans leur poche pour rencontrer Staline. Ou savoir si elle aurait échoué avant de le rencontrer.

Gar Alperovitz et son équipe ont compté pas moins de quatorze interventions auprès de Truman pour exiger que la nuance rassurante quant à l’Empereur fasse partie de la Déclaration prévue. Elle constituait le point 12 du texte préparé par le Département d’Etat:

1-Par le Secrétaire d’Etat en fonction Joseph C. Grew le 28 mai 1945.[34]
2-Par l’ancien Président des Etats-Unis Herbert Hoover dans une lettre du 30 mai.
3-Par Grew à nouveau le 13 juin.
4-Par le Conseiller du Président Samuel I. Rosemann le 17 juin.
5-Par Grew encore une fois.
6-Par l’assistant secrétaire à la Guerre McCloy le 18 juin.
7-Par l’amiral Leahy le 18 juin.
8-Par le Collège du Département d’Etat dans une résolution officielle du 30 juin.
9-Par le sous-secrétaire à la Marine Ralph Bard le 1er juillet 1945.
10-Par le Secrétaire à la Guerre Henry Stimson, cosigné par Grew et le Secrétaire à la marine James V. Forrestal, le 2 juillet.
11-Par Stimson à nouveau, le 16 juillet.
12-Par le Premier ministre britannique Winston Churchill à Potsdam, le 18 juillet 1945
13-Par les Chefs d’Etat-Major combinés le 18 juillet 1945.
14- Par Stimson encore une fois, le 24 juillet 1945 à Potsdam.

Gar Alperovitz conclut la liste: «“Les officiels US les plus importants savaient que la condition critique pour la capitulation du Japon était l’assurance que le trône serait préservé.” La question est donc: pourquoi Truman et Byrnes décident-ils de revenir en arrière sur la lancée du développement de la politique et éliminer de la Déclaration d’avertissement la sorte d’assurance spécifique pour l’Empereur recommandée par toutes les figures significatives impliquées?»[35]

Quand le Japon capitulera le 9 août 1945, la position de l’Empereur fut bel et bien préservée.

«Il est également pertinent de rappeler qu’une raison importante pour laquelle Grew et Stimson pressaient pour que la formule de capitulation soit publiée bien à l’avance, c’était pour que le parti de la paix ait le temps d’organiser du soutien pour une offre de capitulation et ainsi être dans une meilleure position pour réagir aux détracteurs.»[36]

A Potsdam, Byrnes et Truman firent enlever ce point 12 et la Déclaration frappa par sa banalité qui n’apportait rien de nouveau.

La bombe atomique à la Conférence de Potsdam

La veille de la réunion des Trois Grands à Potsdam le 17 juillet 1945, Truman et Byrnes ont appris la nouvelle de l’explosion réussie de Trinity à Alamogordo.

Le 21 juillet, Truman reçoit le rapport détaillé du général Groves et le fait lire à Churchill. Stimson dans son journal rapporte ce que Churchill lui dit alors: «Il m’a dit qu’il avait remarqué hier à la réunion des Trois que Truman était évidemment très fortifié par quelque chose qui s’était passé et qu’il a affronté les Russes d’une manière plus emphatique et décidée, leur disant qu’ils ne pouvaient absolument pas obtenir certaines de leurs revendications et que les Etats-Unis étaient entièrement contre eux.

Il m’a dit: “ Maintenant, je sais ce qui est arrivé à Truman hier. Je ne pouvais pas le comprendre. Quand il est arrivé à la réunion après avoir lu ce rapport, il était un autre homme. Il a dit aux Russes leurs quatre vérités et dans l’ensemble il a dirigé la réunion.” Churchill m’a dit qu’il comprenait maintenant comment ce gonflement de sa personnalité avait eu lieu et qu’il ressentait la même chose. Toute son attitude le confirmait.»[37]

Pas sûrs que Trinity allait fonctionner, Truman et Byrnes venaient à Potsdam pour obtenir l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon. Mais puisque Trinity a bien fonctionné, il n’y a plus besoin que l’URSS entre en guerre contre le Japon et donc plus besoin de devoir lui laisser la Mandchourie, la Corée, et peut-être même une participation à l’invasion du Japon. Il faut que la bombe atomique provoque la capitulation rapide du Japon pour couper l’herbe sous le pied de l’URSS.

Et il faut si possible retarder l’entrée en guerre de l’URSS. Staline, qui vient de rencontrer Mao Tsé Toung, veut que les questions chinoises soient réglées avant d’entrer en Mandchourie. Jusque là, Byrnes pressait le ministre des Affaires étrangères chinois, Soong Tzu-Wen, alors à Moscou, d’accélérer ses pourparlers avec les Soviétiques. Maintenant, il lui fait télégraphier qu’il les prolonge. Et précipiter le lancement de la bombe afin que le Japon soit contraint à la capitulation.

1949, la bombe soviétique

A Potsdam, Truman a décidé d’informer Staline de la bombe atomique et de son explosion réussie le 16 juillet à Alamogordo. Le 24 juillet, Truman et son traducteur, Charles Bohlen, se penchent vers Staline et lui glissent quelques mots. Les témoins voient Staline répondre très brièvement. Truman racontera que Staline lui a dit: «Je vois. Faites en bon usage contre le Japon.»[38]

Byrnes est convaicu que les Etats-Unis ont une avance de plus de dix ans, peut-être même un monopole absolu. Les savants du Manhattan Project, qui connaissaient avant-guerre des atomistes soviétiques, n’en sont pas si sûrs. Le programme US s’est fait avec de l’uranium du Congo belge puis canadien. Byrnes a vainement cherché à monopoliser tous les gisements d’uranium de la planète.

La fission de l’atome d’uranium 235 avait été découverte en décembre 1938 par Otto Hahn, Fritz Strassmann et Lise Meitner. En 1941, les atomistes soviétiques se sont aperçus que le sujet de la fission nucléaire avait totalement disparu des revues scientifiques occidentales. Ils devinèrent que des programmes secrets étaient en cours, en Allemagne, en Grande-Bretagne, et aux Etats-Unis. Le programme soviétique fut lancé en 1942, avec de l’uranium du Tadjikistan. La première bombe atomique soviétique explosa le 29 août 1949 dans le Kazakhstan. Les atomistes occidentaux le surent aussitôt par la détection de produits de fission dans la haute atmosphère. Dans les milieux scientifiques et gouvernementaux des Etats-Unis, la paranoïa se déchaînait.

Eisenhower et MacArthur étaient contre

«Cela surprend souvent les non-spécialistes d’apprendre que de nombreux experts et personnalités jugèrent que les bombes furent, en fait, presque certainement non nécessaires – et qu’une capitulation aurait probablement eu lieu dans tous les cas avant novembre. Nous avons déjà noté:

1) Le résumé établi par Walker du consensus des experts dans la littérature moderne;

2) la conclusion du Strategic Bombing Survey;

3) la conclusion de l’étude en 1946 de la Division de l’Intelligence militaire du Département de la Guerre;

4) les déclarations véhémentes du général Eisenhower et de l’amiral Leahy; 5) les pièces établissant que Arnold, Spaatz, LeMay, Nimitz, King, Halsey, MacArthur, Strauss, Bard, McCloy[39] et beaucoup d’autres initiés croyaient que la guerre se serait terminée presque certainement sans employer les bombes atomiques.»[40] [Arnold, Spaatz et LeMay sont des généraux de l’US Air Force; Nimitz, King, et Halsey des amiraux; MacArthur, le commandant en chef des troupes dans le Pacifique.]

L’amiral Leahy s’est particulièrement engagé pour éviter l’emploi de la bombe atomique. L’amiral de la flotte (cinq étoiles) William D. Leahy (1875-1959) était l’ami et le Chef de cabinet de Roosevelt depuis 1942. Il conserva ce poste auprès de Truman, mais sans jouir de sa confiance. Il avait été, entre autres, commandant de la Flotte de bataille de 1936 à 1937 et Directeur des Opérations Navales de 1938 à 1939, et un malheureux ambassadeur à Vichy de 1940 à 1942.

«Hanson Baldwin, le commentateur militaire du New York Times, rappela que dans une interview d’histoire orale, Leahy “pensait que cette affaire de reconnaître la continuation de l’Empereur était un détail qui aurait dû être résolu facilement”. La secrétaire de Leahy, Dorothy Ringquist, se souvenait vivement que le jour où Hiroshima fut bombardée, il me dit:“Dorothy, nous regretterons ce jour. Les Etats-Unis souffriront parce que la guerre ne doit pas être menée contre les femmes et les enfants.” Et en 1949, le biographe de Truman se souvenait que Leahy se plaignait amèrement: “Truman m’avait dit qu’on était d’accord qu’ils l’utiliseraient seulement pour frapper des objectifs militaires puisque les militaires disaient qu’elle sauverait de nombreuses vies Américaines en raccourcissant la guerre.” […]“Bien sûr, ils sont allés de l’avant et ont tué autant de femmes et d’enfants qu’ils pouvaient ce qui était justement ce qu’ils avaient toujours voulu.”»[41]

Les historiens ont établi que l’autre amiral de la flotte, Ernest J. King (1878-1956), le commandant en chef de la US Navy pendant la guerre, et Directeur des Opérations navales, partageait les mêmes sentiments: «…fin juin, King était arrivé aux mêmes conclusions que Leahy – à savoir que la guerre pouvait être terminée bien avant une invasion en novembre, et que par conséquent le recours à la bombe atomique était à la fois pas nécessaire et immoral. Ainsi, le vice-chef d’Etat-Major de King, le contre-amiral Bernhard H. Bieri, se souvenait dans une interview d’histoire orale en 1969 qu’à la fin du printemps 1945 lui et ses collègues étaient bien au clair qu’il n’y aurait pas d’invasion: “Certains d’entre nous (dans l’Etat-Major de King) avions le sentiment qu’une invasion n’allait jamais être entreprise ni nécessaire…”»[42] 

Le «Target Committee»

Dans ses déclarations publiques et ses Mémoires, Truman écrit que les bombes atomiques furent lancées sur des objectifs militaires. C’est totalement faux.

Hiroshima avait peu d’usines travaillant pour la défense et elles étaient situées en banlieue. Or c’est le centre-ville qui a été ciblé.

Les cibles des deux bombes atomiques furent choisies très tôt, en mai 1945, par le Target Committee (Comité des Cibles), réunissant le physicien britannique William Penney (1909-1991), le mathématicien hongrois John von Neumann (1903-1957) et le général Leslie Groves.

D’une première liste de villes japonaises, Henry Stimson avait fait retirer en mars déjà Kyoto qui était la préférée de Groves. Stimson avait justement fait remarquer son importance particulière, historique, culturelle, et religieuse, et ajouté qu’il y était allé en voyage de noces en 1893.[43]

Hiroshima fut choisie parce que c’était une ville qui n’avait jamais été bombardée par l’aviation US et qui n’allait pas l’être. Une ville de taille moyenne, située dans un cirque de montagnes au bord de la mer; les montagnes amplifieraient l’effet de la bombe réglée pour exploser à 500 mètres d’altitude. Il fallait frapper très fort les esprits puisque l’objectif recherché était de précipiter la capitulation.

«Etant donné que les documents réunis à ce jour démontrent que Hiroshima n’était pas une cible militaire prioritaire, qu’elle n’était pas un port à l’activité significative, et qu’elle a été spécifiquement ciblée pour éviter des installations militaires importantes, nous devons examiner une fois de plus le langage particulier de la déclaration publique de Truman le 9 août – à savoir que Hiroshima a été choisie pour éviter de tuer des civils.

Mais bien sûr, c’est précisément le contraire qui était la recommandation du Comité intérimaire[44] – et l’objectif principal du Target Committee. Bien que le 31 mai 1945 le Comité intérimaire ait suggéré que “nous ne pouvons pas nous concentrer sur une zone civile”, la cible qu’il recommandait était en fait “une usine d’armement vitale qui emploie un grand nombre d’ouvriers et soit étroitement entourée par les maisons des ouvriers.” L’idée centrale n’a pas changé quand une installation militaire a été remplacée par une usine d’armement. Il n’est pas douteux que l’intérêt premier et constant du Comité intérimaire et du Comité des Cibles, tant avant qu’après la modification du 21 juin, était de provoquer le plus grand “impact psychologique” possible – un objectif bien différent, par exemple, que détruire une installation militaire (ou, comme Marshall l’avait proposé le 29 mai, détruire une installation navale). Cela voulait dire cibler un grand nombre de civils.»[45]

La bombe à l’uranium 235 («Little Boy») avait été expérimentée à Hiroshima, il fallait, bien sûr, aussi expérimenter l’autre, celle au plutonium 244 («Fat Man»). Mais Nagasaki n’était pas la première cible du vol emportant le 9 août la deuxième bombe, celle au plutonium. La cible était le grand arsenal militaire de Kokura entouré de casernes et des maisons des ouvriers. Pourquoi un deuxième lâcher et seulement trois jours plus tard? Parce qu’il fallait faire vite et faire voir que cette nouvelle bombe atomique n’était pas quelque chose d’expérimental mais l’unité d’une nouvelle série de bombes opérationnelles. Ce qui n’était pas vrai car il n’y avait pas de troisième pour le moment.

Mais le 9 août 1945, il y avait des nuages au-dessus de Kokura et la cible de rechange était la ville de Nagasaki.[46]

Gar Alperovitz conclut son livre ainsi: «Ma propre vision des choses s’est quelque peu modifiée ces dernières années. Au début des années 1960, il était clair que la Conférence de Potsdam avait été reportée afin que la bombe ait été essayée avant de négocier avec Staline. Il était également évident d’après le journal personnel de Stimson que le 16 mai déjà Truman lui-même pensait que les Etats-Unis auraient “en main des meilleures cartes plus tard que maintenant” – et que le 6 juin le Président avait “reporté (la réunion des Trois Grands) … exprès pour nous donner plus de temps.” Quand Stimson avait pour la première fois (le 24 avril 1945) informé le Président Truman de la bombe atomique, c’était à cause de son rapport avec la crise polonaise.

Qui plus est, après avoir discuté “très confidentiellement” avec Harriman le rapport de la bombe atomique aux problèmes avec la Russie en Europe, Stimson remarquait également quelques jours plus tard que “nous avons une arme qui va entrer en action et qui est unique” et argumentait que les Etats-Unis devraient “ laisser nos actes parler au lieu des mots…” Les questions européennes, bien sûr, étaient également les questions principales que les ministres des Affaires étrangères auraient à traiter immédiatement après Hiroshima; c’est à ce moment que Stimson “trouva que Byrnes était très fortement opposé à toute tentative de coopérer avec la Russie. Son esprit est rempli de ses problèmes avec la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères et il envisage d’avoir la bombe dans sa poche, pour ainsi dire, comme une grande arme pour résoudre le problème…”

Au début des années 1980, je fus impressionné par la recherche qu’avait effectuée Robert Messer sur les préoccupations de Byrnes – tout particulièrement sa démonstration qu’après avoir été envoyé par Roosevelt pour vendre l’accord de Yalta au Sénat et au public des Etats-Unis, Byrnes avait un intérêt très fort à réussir un arrangement satisfaisant en Europe de l’Est. […] Byrnes semble sincèrement avoir voulu que la Russie entre en guerre contre le Japon avant la mi-juillet. Presque sûrement la combinaison de la nouvelle de l’intervention de l’Empereur (13 juillet) avec la nouvelle de l’essai réussi immédiatement après (16 juillet) a cristallisé la décision finale: Désormais la bombe pourrait terminer la guerre non seulement avant une invasion mais également avant que l’Armée Rouge ne fasse mouvement en Mandchourie.»[47] (9 août 2023)

16 août 2023 Alencontre Par Robert Lochhead

Notre source pour tout cela est un gros livre de 850 pages paru en 1996 simultanément à New York et à Londres: The Decison to Use the Atomic Bomb par Gar Alperovitz et sept autres co-auteurs.

https://alencontre.org/

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13 août 2023 ~ 0 Commentaire

gauche (uk)

Transformer la politique à partir de la gauche – Une nouvelle formation de gauche

Cet article  de Joseph Healy présente des arguments en faveur de la construction d’un nouveau parti de gauche progressiste en Grande-Bretagne (Angleterre et Pays de Galles) pour offrir aux électeurs une alternative socialiste indispensable. 11 août 2023

Depuis longtemps maintenant, beaucoup en Grande-Bretagne, en particulier en Angleterre, sont sans domicile politique. Le changement au sein du Parti travailliste depuis 2019 a été profond, se transformant en un parti totalement néolibéral et imitant certaines des pires politiques des conservateurs en matière de migration, d’environnement et de droits de l’homme.

Des milliers de personnes l’ont quitté la fête désespérées, tandis que d’autres ont été chassées par une chasse aux sorcières de la gauche, où les accusations peuvent équivaloir à avoir partagé une scène avec le célèbre réalisateur Ken Loach, discutant cinéma. Beaucoup d’entre nous en dehors du Labour sentaient qu’il y avait un besoin criant d’un nouveau parti de gauche, sur le modèle de beaucoup qui existent déjà en Europe.

Plus tôt cette année, les partis Breakthrough, Left Unity et l’Alliance populaire de gauche ont décidé de se réunir et d’essayer de construire un tel parti. Nous avons estimé qu’il y avait eu suffisamment de discussions, à la fois de la part de ceux qui étaient encore à l’intérieur du Labour et de ceux de l’extérieur, sur la construction d’une opposition de la gauche au  Labour.

Dans cette optique, nous avons créé deux groupes de travail, l’un traitant de nos principes fondamentaux et l’autre de la constitution. Nous avons également créé un comité directeur, qui a ensuite inclus les Liverpool Community Independents, un groupe d’anciens conseillers travaillistes de Liverpool qui ont été réélus en mai de cette année sous leur nouvelle bannière.

Les principes fondamentaux ont été convenus et la constitution est toujours en cours de discussion. Nous avons décidé d’approcher un certain nombre de militants et de personnalités importantes de la gauche et de leur demander de devenir signataires de notre appel à un nouveau parti. Forts de cela et de nos 10 principes, nous avons lancé l’appel il y a plusieurs semaines et avons déjà fait inscrire près de 5 000 personnes, près de 2 000 le premier jour.

Nous sommes actuellement en train d’organiser des réunions en ligne dans de nombreuses régions d’Angleterre et plus tard au Pays de Galles, où les militants discuteront du nouveau parti et décideront de ce qu’ils souhaitent faire pour le construire dans leurs propres régions. Au cours des prochains mois, nous distribuerons des tracts lors de réunions et de rassemblements, encourageant les gens à s’inscrire au nouveau parti.

Le lancement du parti sera le moment où nous formulerons une politique au-delà de nos 10 principes et nous nous mettrons également d’accord démocratiquement sur une constitution.

L’un de nos principes directeurs est que le parti sera démocratique et ascendant dès le début et que toutes nos politiques ne viendront pas d’en haut. Nous sommes tout à fait clairs que nous sommes un parti écosocialiste, et sauver la planète sera au centre de tout ce que nous faisons, ce qui inclura une collaboration étroite avec les militants et les mouvements climatiques.

Nous sommes également attachés à l’égalité et à l’intersectionnalité sous toutes leurs formes et aurons un engagement fort en faveur des droits des femmes et des trans, ainsi que dans la lutte contre le racisme et pour la pleine égalité des personnes vivant avec un handicap.

Nous nous concentrerons également sur les droits des travailleurs et espérons travailler en étroite collaboration avec les syndicats à ce sujet ; nombre de nos membres dirigeants sont des syndicalistes actifs. Il y a déjà eu quelques critiques du parti, Transform, de la part des centristes et de certains à gauche, disant que nous aurions dû attendre après les prochaines élections générales.

Nous pensons que nous devons nous organiser maintenant et être en mesure d’intervenir et d’offrir aux électeurs radicaux une opportunité lors des élections de l’année prochaine, ainsi que de construire une base pour l’avenir.

C’est parce que nous pensons que l’actuel Parti travailliste au gouvernement n’offrira que très peu de choses différentes du malaise économique et politique actuel en Grande-Bretagne au peuple britannique, et que cela conduira inévitablement à une énorme désillusion et à une éventuelle opportunité pour l’extrême droite. .

Pour contrer cela, il faut qu’un véritable parti d’opposition socialiste soit en place pour offrir une alternative. Nous voulons également travailler côte à côte avec des mouvements et des campagnes progressistes afin que nous ne soyons pas un parti uniquement axé sur les élections, ce que nous pensons  les Verts sont devenus.

Beaucoup de gens en cette période d’inégalités croissantes, en particulier les jeunes qui ont placé leur espoir dans le parti travailliste sous Jeremy Corbyn, sont maintenant écrasés par la crise du coût de la vie, les loyers élevés et la prise de conscience croissante qu’ils n’ont pas d’avenir dans ce contexte. système capitaliste dirigé par les banques, les grandes entreprises et le parti conservateur.

Ils ne voient aucune véritable alternative dans l’offre habituelle de Labour. Transformer les plans pour offrir une véritable alternative socialiste et placer les jeunes, ainsi que les marginalisés par cette société capitaliste, au centre de son programme et de son travail.

L’initiative sera lancée plus tard cette année, et nous espérons que de nombreuses personnes s’inscriront d’ici là et nous aideront à construire un avenir alternatif. Jamais il n’a été plus urgent de construire un parti démocratique de gauche, avec la planète qui brûle littéralement et le coût de la cupidité conduisant à l’augmentation de la pauvreté et de la misère.

Venez nous rejoindre!

https://anticapitalistresistance.org/

Note: Dans la gauche de gauche du Royaume Uni (UK) on ne compte pas l’Ecosse. Le Pays de Galles se définira après. Il ne reste que l’Angleterre et les Cornouailles. Le Labour est ce que nous appelons « socialistes ». Ceux qui se considèrent « socialistes » comptent l’extrême  gauche, le PC, les anars etc et l’équivalent de la France Insoumise comme du NPA.

Et les Verts? la plus part de la base est « socialiste », les cadres verts sont labour ou « social democrates ».

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07 août 2023 ~ 0 Commentaire

nestor makhno (cqfd)

nestor makhno (cqfd) dans A gauche du PS

Illustration Gwen Tomahawk

Guerre en Ukraine et mémoires sélectives

Le retour inattendu de Nestor Makhno

En Ukraine comme ailleurs, la guerre est un terreau propice aux montées nationalistes les plus violentes. Face aux pulsions de mort qui s’en dégagent, Charles Reeve a vu surgir la beauté des valeurs égalitaires de Nestor Makhno là où il ne les attendait pas.

Il y a parfois des découvertes surprenantes, des surprises qui nous ramènent à la vie, nous éloignent des atmosphères mortifères de la guerre, de la grisaille des cimetières.

Commençons par une colère. Il y a quelques mois de ça, dans le supplément littéraire du Monde, un jeune écrivain ukrainien du nom de Serhiy Jadan racontait ses débuts dans les milieux du punk rock. Au détour d’une question, ledit auteur – qui a publié en 2005 un premier roman où il est question d’anarchie1 – s’aventurait à dire, non sans fierté, qu’avant de quitter Paris, il avait l’intention d’aller au cimetière Montparnasse visiter la tombe d’une figure historique du nationalisme ukrainien du 20è siècle : Symon Petlioura (1879-1926). Le sang du lecteur averti que je suis n’a fait qu’un tour. Comment était-il possible qu’il s’intéresse à ce personnage ?

Faisons court et précis. Petlioura, figure majeure du panthéon nationaliste ukrainien, est un chef militaire qui, après avoir maté dans le sang la rébellion ouvrière à Kiev, affronte, après 1918, la nouvelle Armée rouge. Dans le chaos barbare de la période, il est mêlé aux pogroms juifs de 1919, qui font des dizaines de milliers de morts2. Petlioura s’acharne ensuite sur les paysans et les anarchistes qui se soulèvent dans les campagnes, dont Nestor Makhno et ses compagnons3. Se rangeant systématiquement du côté des puissances occidentales contre la révolution bolchevique, défendant les intérêts des grands propriétaires polonais en Ukraine, Petlioura finit par se réfugier en 1924 à Paris, d’où il dirige un gouvernement ukrainien fantôme après la victoire des bolcheviques sur la République populaire ukrainienne.

Le 25 mai 1926, rue Racine, à Paris, il est assassiné par Sholem Schwartzbard, anarchiste juif en exil. Ce dernier revendique son acte en représailles des pogroms antisémites dont Petlioura est responsable. Son procès, qui a lieu du 18 au 26 octobre 1927, est très médiatisé. Défendu par Henry Torrès, avocat juif proche de l’extrême gauche, Schwartzbard est acquitté4.

De son côté, réhabilité par le nationalisme ukrainien renaissant après la chute du bloc de l’Est, le cafard refroidi Petlioura est devenu un héros national, avec avenues à son nom, statues commémoratives et visites d’officiels ukrainiens sur sa tombe à Paris. Voilà le personnage peu fréquentable auquel l’ex-punk anarchisant voulait rendre hommage à l’heure où la guerre en Ukraine exacerbe, de tous les côtés, un violent nationalisme à la mémoire sélective.

Nestor Makhno, on l’avait presque oublié au milieu du fracas des bombes, des drones, des mutilés et des cadavres. Mais son souvenir n’est pas totalement effacé, et ressurgit là où l’on ne l’attend pas forcément. Correspondant du Monde à Moscou, auteur de reportages en Ukraine depuis 2014 et lauréat du prix Albert-Londres en 2019, Benoît Vitkine n’a pas un nom qui circule beaucoup dans les milieux libertaires. Pourtant, son dernier roman, intitulé Les Loups (Les Arènes, 2022 ; Le Livre de Poche, 2023)5, nous offre un cadeau inespéré : faire ressurgir des débris des bombardements et des cadavres de la guerre en cours, la présence de Nestor Makhno et les valeurs humaines et émancipatrices que ses camarades et lui ont farouchement défendues.

Nestor Makhno, on l’avait presque oublié au milieu du fracas des bombes, des drones, des mutilés et des cadavres

Dans le livre de Vitkine, les « loups », ce sont les oligarques cupides en lutte pour le pouvoir économique ou politique. Le récit s’organise autour d’une des leurs, qu’ils surnomment « la chienne » : Olena Hapko, ancienne femme d’affaires devenue présidente du pays, au milieu d’autres loups ne désirant que la renverser. Un être politique issu de rien, si ce n’est de la décomposition de l’ancien système capitaliste d’État. Un être qui prend forme et gagne du pouvoir à travers le mécanisme tentaculaire de la corruption généralisée qui imprègne toute la société ukrainienne, et tout particulièrement ses couches dirigeantes.

Une machine puissante, alimentée par les « privatisations » qui ont suivi l’écroulement du capitalisme d’État et le renforcement de ses valeurs cyniques et hypocrites. Monstre pervers qu’on nous vend aujourd’hui comme le dernier rempart du nouveau « monde libre » face au totalitarisme russe.

Le rejet d’une dictature inique ne passe pas nécessairement par l’acceptation d’autres despotismes

Celle qu’on appelle aussi la Princesse d’acier est originaire de la petite ville de Gouliaï-Polie, « un cul-de-sac » situé à l’ouest de Zaporijjia (ce nom, vous l’avez déjà entendu…). À travers cette ville, lieu de naissance de Makhno et centre de l’intrigue, l’auteur nous raconte l’Ukraine profonde : « Ceux de Gouliaï-Polie ne devaient pas avoir cette sensation d’avoir été oubliés, quelque part au bout du monde. Dans les années soixante, on croyait encore en quelque chose. Si ce n’est en l’avenir, au moins dans le bien-fondé du présent. C’est seulement après qu’est venu le temps du cynisme, et la stagnation, dans les grandes villes d’abord, puis dans tout le pays. Petitesse et médiocrité à tous les étages, noirceur des âmes et des sentiments. »

Survivants du désastre, Marko et son amie Katia sont deux jeunes qui s’accrochent à d’autres valeurs que celles de l’ancien système totalitaire ou de la nouvelle barbarie de l’argent roi, de la « noirceur des âmes et des sentiments ». Marko aime se promener du côté du cimetière où sont enterrés des membres de la famille Makhno. S’y asseoir et réfléchir sur la vie, l’amour, un avenir. Un lieu qui ne semble pas attirer particulièrement les écrivains branchés ex-punk libertaires séduits par Petlioura. Possédés par la pulsion de vie, Marko et Katia rejettent la pulsion de mort omniprésente, enrobée dans un nationalisme guerrier. Ils ne veulent pas de la haine, ils veulent l’humain, la vie, la beauté et l’amour, s’émanciper de la puissance de l’argent. Ce sont des amis, des compagnons de notre route qui nous aident à comprendre que le rejet d’une dictature inique ne passe pas nécessairement par l’acceptation d’autres despotismes.

Lisez Les Loups, faites-le lire. Merci à Benoît Vitkine d’avoir écrit ce récit plein d’espoir. Peut-être fallait-il que ce soit un auteur extérieur à nos milieux militants qui vienne nous rappeler la beauté des projets égalitaires de Nestor Makhno et ses amis.

Par Charles Reeve

1 Anarchy in UKR, publié en français sous le même titre en 2016 aux éditions Noir sur blanc.

2 Réveillant un antisémitisme séculaire, la guerre civile a donné lieu à d’immenses pogroms. Des 60 000 à 100 000 victimes, près de 40 % auraient été tuées par les troupes de Petlioura, alors commandant en chef de l’Armée populaire ukrainienne.

3 Malcolm Menzies, Makhno, une épopée, L’Échappée, 2017.

4 C’est à l’occasion de ce procès que Bernard Lecache, journaliste judiciaire, crée la Ligue contre les pogroms, future Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra).

5 Dans son premier roman Donbass (Les Arènes, 2020, également en poche), une enquête policière nous immergeait dans l’est de l’Ukraine, région déchirée par la guerre avec la Russie, où sévissent dirigeants nationalistes corrompus, intérêts impérialistes russes et violences capitalistes.

https://cqfd-journal.org/Le-retour-inattendu-de-Nestor

LIre aussi:

René Lochu, Libertaires, mes compagnons de Brest et d’ailleurs, La Digitale, 2003

ARTE, 20h45, «Nestor Makhno, paysan d’Ukraine», documentaire d’Hélène Chatelain. Makhno, un drapeau noir qui dérange l’Histoire.

En 1925, un homme arrive à Paris. Il est tuberculeux et brisé par les années qu’il vient de passer, chassé de son pays, proscrit. Ce réfugié exténué, c’est Nestor Ivanovitch Makhno, l’homme qui a fait flotter le drapeau noir des anarchistes sur l’Ukraine. Hélène Chatelain ressuscite cette formidable histoire, celle de l’insurrection libertaire dans les terres cosaques, dans un film d’une grande énergie didactique.

Elle s’est d’abord appuyée sur les textes de Makhno. La réalisatrice lit les souvenirs de son adolescence révoltée, commencée avec les premiers groupes anarchistes, terminée en prison. Sa jeunesse révolutionnaire, ses efforts, après février 1917, pour faire triompher la justice sociale dans sa région de Goulai-Polie et pour répliquer aux troupes contre-révolutionnaires du général blanc Kornilov.

Tombereau d’ordures. Elle revient aussi sur la cession par les bolcheviks, au traité de Brest-Litovsk, de l’Ukraine aux troupes allemandes, sans oublier le voyage à Moscou du petit paysan révolté ou ses rencontres avec un vieux Kropotkine accueillant et un Lénine terrifiant de cynisme. Elle explique aussi comment les bolcheviks envoyèrent les guérilleros de Makhno en première ligne contre les troupes blanches, avant de les massacrer quand ils revinrent victorieux mais décimés.

Hélène Chatelain ne s’est pas contentée de ce récit. Elle est allée tourner en Ukraine, à Goulai-Polie, le champ libre, le pays de Makhno. Sur le marché, elle a rencontré des vieux qui sont les enfants des partisans de Makhno, des petits-neveux du cavalier libertaire, des historiens du dimanche, des ouvriers, des admirateurs du batko («le petit père»). Tous ces gens ne se sont pas laissé influencer par le tombereau d’ordures que les autorités communistes de tous poils (de Lénine à Brejnev en passant par Staline ou Khrouchtchev, sans oublier Trotski) ont déversé sur la mémoire de cet as de la guerre de mouvement, partisan du communisme dans la liberté.

Les communistes soviétiques ont ainsi accusé Makhno d’antisémitisme, ce qui est gonflé de la part de ceux qui ont monté le complot des blouses blanches, assassiné Mikhoels, persécuté les juifs qui ne voulaient pas abandonner leurs traditions et autres menues discriminations. Dans la Révolution inconnue, Voline, un juif anarchiste russe, dont le vrai nom était Vsévolod Eichenbaum, a fait justice de cette fable, démontrant que non seulement Makhno ne nourrissait aucun sentiment antijuif mais que lui et ses amis combattaient avec ardeur ce préjugé.

Vrai communisme. Dans quelques extraits de films médiocres, des cinéastes ont aussi dépeint l’Ukrainien soit comme un psychopathe assoiffé de sang, soit comme un pauvre paysan qui n’y comprenait rien. Il y a même un monument aux bolcheviks morts dans les combats contre le «bandit» Makhno. Visiblement, les habitants de Goulai-Polie n’en ont eu cure. Certains pensent même que le vrai communisme, c’est le makhnovisme. Ce qui donnerait raison à Hélène Chatelain, pour qui «les mots que l’on grave sont là pour l’éternité, les mots que l’on dit appartiennent au vent et tout alors se met à bouger».

Edouard WAINTROP

 26 février 1997

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06 août 2023 ~ 0 Commentaire

soc-dem (autriche)

socialisme sauvage

Andreas Babler élu à la tête des sociaux-démocrates : vers un corbynisme autrichien ?

Face aux élites centristes, aux représentants de la droite dure et à la bureaucratie magouilleuse du Parti social-démocrate autrichien (SPÖ), Andreas Babler a remporté, contre toute attente, l’élection à la présidence de l’organisation, assurant ainsi une direction socialiste aux sociaux-démocrates d’Autriche. Cet article décrit les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’élection et surtout les propositions alternatives mises en avant par l’équipe de Babler, proches en cela du corbynisme britannique.

Le lundi 5 juin 2023, le Parti social-démocrate autrichien (SPÖ) a fait une annonce étonnante. Lors de la conférence spéciale du Parti qui s’était tenue deux jours auparavant, la course à la direction entre Hans Peter Doskozil et Andreas Babler devait être tranchée par une assemblée de 609 délégué.es désigné.es lors d’une conférence spéciale du Parti. Babler a prononcé un discours passionné qui a été ovationné, mais en vain.

Les résultats tombent : sur 596 bulletins valides, Doskozil l’emporte avec 316 voix contre 279 pour Babler. Alors que Doskozil prononce son discours de victoire et que Babler le félicite avec magnanimité, le journaliste Martin Thür ne tarde pas à relever une erreur dans les résultats publiés par le SPÖ : « 316 + 279 = 595 et non 596 ».

D’où vient donc cette voix supplémentaire ? La commission électorale de la Conférence de Linz a appelé le siège du SPÖ à Vienne, mais le personnel du Parti étant en congé pour le reste de la journée et le dimanche, la commission de vote du SPÖ ne s’est réunie que le lundi et a constaté que le vote manquant était loin d’être la seule erreur.

En effet, les votes figurant sur une feuille de calcul Excel avaient été mélangés et attribués aux mauvais candidats. Andreas « Andi » Babler, le maire socialiste de la petite ville de Traiskirchen, en Basse-Autriche, avait en fait gagné par 317 voix contre 280 et serait le nouveau chef du SPÖ.

Malgré les circonstances acrimonieuses, l’accession de Babler à la tête du SPÖ est un coup remarquable, et l’exaltation tempérée qui règne dans l’entourage de Babler sera certainement meilleure que celle que ressentent Doskozil et ses partisans. Calice empoisonné ou non, un social-démocrate de gauche, respectueux des principes, est désormais à la tête de l’opposition autrichienne et est parfaitement capable de tirer parti de la crise que ses prédécesseurs ont semée.

Babler s’est tenu à l’écart du « spectacle de marionnettes » qu’ont été les querelles politiques interminables entre l’ancienne dirigeante Pamela Rendi-Wagner et Hans Peter Doskozil dans les mois qui ont précédé le vote pour la direction du parti. Il a critiqué les structures archaïques du Parti, l’absence de responsabilité de ses dirigeant.es et l’opacité de ses processus de prise de décision, autant d’éléments qui ont été mis en évidence lors des événements de ces derniers jours. Lorsque l’embarras initial sera passé, Babler disposera d’un mandat renforcé pour tenir ses promesses de campagne. Il sera le mieux placé pour repartir sur de nouvelles bases, n’ayant joué aucun rôle dans cette débâcle, et ses appels à une nouvelle orientation pour la social-démocratie étant bel et bien justifiés.

Le corbynisme autrichien

L’histoire ne semblera que trop familière à de nombreux lecteurs et à de nombreuses lectrices : un outsider avec des références socialistes se présente à la direction du Parti et inspire un mouvement populaire pour changer l’orientation politique du pays vers le socialisme démocratique.

La campagne de Babler reposait sur la mobilisation de la base des membres du SPÖ, et il n’est pas exagéré de dire que l’héritage du mouvement de Jeremy Corbyn et de Momentuma fait une différence cruciale. Babler a battu la présidente sortante Pamela Rendi-Wagner par une marge de 175 voix lors du vote des membres, ce qui lui a donné la légitimité politique de se présenter au second tour contre Doskozil lors de la conférence du Parti.

Ces votes ont été obtenus grâce aux efforts de militant.es motivé.es, tels que ceux et celles de Solidarität, qui ont mis en pratique ce qu’ils avaient appris des Brigades Internationales Corbyn à la fin de 2019. Sans l’organisation inlassable de ces bénévoles dévoué.es sous la forme de campagnes sur les médias sociaux, d’événements en direct et d’appels téléphoniques aux membres grisonnants du SPÖ, Babler ne serait pas allé aussi loin.

Cela fait moins de trois mois que tout cela a commencé, lorsqu’en mars 2023, Pamela Rendi-Wagner, la première femme à diriger le SPÖ, a été forcée par le conseil d’administration du Parti de participer à une élection à la tête du Parti qui aurait dû l’opposer à Hans Peter Doskozil, le dirigeant du SPÖ du Burgenland. Cette élection devait intervenir après des années de critiques publiques de Doskozil à l’encontre du leadership de Rendi-Wagner.

À deux jours de la date limite pour l’inscription des nouveaux candidat.es, Andi Babler s’est lancé dans la course ce qui a complètement changé le scénario. Babler étant relativement peu connu, il avait une montagne à gravir. Son plan consistait à galvaniser les membres de la base et à se rendre dans tous les coins de l’Autriche pour mener sa campagne. Ce qui avait commencé comme un duel peu édifiant entre deux bureaucrates du Parti s’est ainsi transformé en un débat de fond sur les politiques socialistes démocratiques et en une tentative de sauver le SPÖ de sa propre incohérence.

Réintégrer la gauche

Sous Pamela Rendi-Wagner, le SPÖ n’a pas pu profiter des scandales persistants et de la corruption entourant le Parti Populaire autrichien (ÖVP) conservateur ou ses partenaires infortunés de la coalition gouvernementale, les Verts (die Grünen). Le Parti qui avait fait de Vienne la ville rouge s’est efforcé de s’imposer comme une alternative souhaitable malgré les scandales et les lacunes de ce gouvernement qui ont fait couler beaucoup d’encre.

Les résultats des élections fédérales de 2023 ont donné un pronostic sombre, le SPÖ perdant des voix dans trois élections sénatoriales distinctes en Basse-Autriche, en Carinthie et dans les États de Salzbourg. Lors des élections dans l’État natal d’Andi Babler, la Basse-Autriche, en janvier, le Parti a chuté à son plus bas niveau, passant de 23,92 % à 20,65 %, et a été dépassé par le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ) d’extrême droite, qui a terminé à la deuxième place.

Lors des élections de mars en Carinthie, il a perdu trois de ses dix-huit sièges au Sénat de l’État, sa part de voix passant de 47,9 % à 38,9 %. Alors que la course à la direction faisait rage en avril, les élections du Land de Salzbourg ont vu le SPÖ perdre à nouveau, avec une part de voix tombant de 20 % à 17,9 %, le FPÖ le dépassant à nouveau en deuxième position, tandis que dans le même temps, le Parti Communiste d’Autriche (KPÖ) atteignait un niveau record de 11,5 %.

Les efforts de Pamela Rendi-Wagner pour diriger le Parti ont longtemps été sapés par son bourreau en chef au sein du Parti : Hans Peter Doskozil. Ce dernier est un ancien chef de la police qui dirige aujourd’hui la section SPÖ du Burgenland. Ces derniers temps, il s’est démarqué de la tendance qui a touché le SPÖ dans d’autres États en dirigeant un parti étroitement organisé au niveau de l’État. Le programme politique de Doskozil appelle à une augmentation des prestations sociales, ce qui n’est pas sans rappeler les propositions de Rendi-Wagner ou de Babler. Toutefois, son plaidoyer en faveur d’une politique frontalière beaucoup plus sévère, semblable à celle des sociaux-démocrates danois et ses ouvertures aux électeurs de l’ÖVP et du FPÖ le placent fermement à la droite du parti.

Andi Babler, en revanche, a promis de démocratiser les structures hiérarchiques aliénantes du parti, qui excluent la plupart de ses membres de la prise de décisions importantes. Au lieu des accords en coulisses typiques et de la politique du Parti imposée d’en haut, il promet de donner aux membres du SPÖ le pouvoir de participer de manière significative à un parti socialiste véritablement démocratique.

La candidature de Babler a clairement donné à cette élection de direction une importance beaucoup plus grande, et entre l’annonce de sa candidature le 23 mars et la date limite d’inscription à 22 heures le lendemain, neuf mille personnes ont rejoint le Parti pour avoir la chance de voter. La période d’inscription a été prolongée par la suite, ce qui a facilité l’afflux de nouveaux membres.

Une politique différente

En mars, très peu de gens en Autriche avaient entendu parler de Babler. En général, plus les gens le connaissent plus ils l’apprécient, et c’est le cas aujourd’hui. Babler est originaire de la petite ville de Traiskirchen, en Basse-Autriche, dont il est le maire depuis 2014.

Cette ville de 21 000 habitant.es abrite l’usine de caoutchouc Semperit, où le père de Babler était employé. Sa formation politique s’est forgée dans l’expérience partagée de sa famille et de ses voisins luttant ensemble contre les caprices de la multinationale mère de Semperit, Continental Tires, qui menaçait constamment de délocaliser les emplois à l’étranger.

Continental a finalement délocalisé la production de pneus de Semperit vers la République tchèque en 2002. Babler a lui-même suivi une formation de métallurgiste et a travaillé dans l’usine d’eau minérale Vöslauer avant d’obtenir une maîtrise en communication politique. Malgré cette qualification, la plus grande force de Babler est qu’il ne parle pas et n’agit pas comme un politicien typique. Avec son blouson du Fußball-Club Sankt Pauli et ses jeans, il affiche un visage terre-à-terre et amical, qui ne cache pas ses opinions politiques. Par-dessus tout, il se réjouit de pouvoir être avec les gens, d’écouter leurs problèmes et d’offrir son aide là où il le peut. Le fait que sa femme et lui produisent du vin sur une petite parcelle ne fait qu’augmenter son capital de sympathie parmi les électeurs et les électrices du pays.

Babler est a été élu membre du conseil municipal de Traiskirchen depuis 1995 et maire depuis 2007. Lorsqu’il a été élu maire en 2014, il a fait dépassait le score de son prédécesseur SPÖ passant de 60 % à 73 %. À l’époque, Traiskirchen accueillait le plus grand centre d’enregistrement de réfugié.es d’Autriche, qui était mal équipé pour faire face au nombre de demandeurs.ses d’asile. Lorsque Babler a accepté le « travail impossible » de maire, il s’est attaqué au dysfonctionnement du système d’asile du gouvernement conservateur, non pas en se pliant aux caprices xénophobes de ses opposant.es de droite, mais en faisant campagne pour une politique humaine de l’asile qui permettrait aux demandeurs.ses d’asile de bénéficier d’une procédure régulière et d’un hébergement dans tout le pays.

Cette approche favorable aux réfugié.es n’a pas nui à sa popularité, puisqu’il a été réélu en 2020 avec 71,5 % des voix. Un habitant de Traiskirchen a résumé avec brio la raison de sa popularité quasi universelle dans sa ville natale : « Il représente un type de politique différent de ce que les autres font ces jours-ci, et je pense que les gens apprécient cela. »

Babler a démontré sa capacité à transformer sa popularité locale en un soutien politique plus large. Lors des élections régionales de Basse-Autriche de cette année, où le SPÖ a obtenu des résultats historiquement médiocres, la performance de Babler a été la seule planche de salut. Placé en dernière position sur la liste des 35 candidat.es du SPÖ de Basse-Autriche, Babler n’était pas très apprécié par ses supérieurs au sein de son propre parti, mais il a néanmoins parcouru les 19 000 kilomètres carrés de l’État (une superficie équivalente à celle du Pays de Galles) pour faire campagne.

En fin de compte, il a recueilli un nombre impressionnant de 21 273 voix de première préférence, ce qui fait de lui le candidat le plus performant, sans être en tête, de tous les candidat.es à l’élection, et de loin (à titre de comparaison, le candidat en tête du SPÖ, Franz Schnabl, a recueilli 24 223 voix de première préférence). Babler n’a pas été autorisé à siéger au Sénat de l’État tout en étant maire de Traiskirchen, mais il a obtenu un salaire supplémentaire qu’il a reversé à des causes visant à lutter contre la pauvreté des enfants.

Babler s’est constamment battu pour cette cause, défendant des initiatives sociales qui fournissent des repas scolaires gratuits, des jardins d’enfants et des services de garde après l’école pour les enfants issus de familles socialement défavorisées dans sa ville natale et ailleurs. Le fait qu’il ait placé ces questions au cœur de sa campagne a suscité quelques contestations bizarres de la part d’adversaires extérieurs au SPÖ, comme lorsque la journaliste de droite Rosemarie Schwaiger a déclaré : « Je ne vois pas où il y a des enfants affamés en Autriche ». Toutefois, ces contestations n’ont fait que mettre ces questions à l’ordre du jour des médias nationaux.

Les initiatives communautaires de lutte contre la pauvreté sont caractéristiques de la politique de Babler, mais son autre prérogative en tant que dirigeant du SPÖ est de s’attaquer à l’aliénation et à la frustration que les membres éprouvent à l’égard de leur Parti. Les événements de ces derniers jours n’auront fait qu’intensifier ce sentiment. Les résultats du vote du 22 mai n’ont fait que compliquer les choses, le Parti étant divisé en trois, Rendi-Wagner obtenant 31,35 %, Babler 31,52 % et Doskozil 33,53 %. Pamela Rendi-Wagner s’est retirée, comme elle s’était engagée à le faire en cas d’échec.  Babler a donc demandé un second tour entre lui et Doskozil afin de garantir un mandat clair au nouveau dirigeant. Au lieu de cela, le SPÖ a décidé de procéder à un vote parmi les principaux et principales délégué.es du Parti lors de la conférence spéciale organisée le 3 juin.

Michaela Grubesa, qui s’est avérée être la compagne du principal stratège de campagne de Doskozil, a dirigé la commission électorale et a convoqué une conférence de presse fatidique le lundi après-midi pour annoncer la nouvelle qui allait changer le cours de la politique autrichienne. La confusion était due à l’inexpérience des organisateurs électoraux du SPÖ en matière de sélections démocratiques. Ils étaient habitués à ce que les votes de la conférence n’impliquent jamais qu’un seul candidat incontesté et à ce qu’une croix sur le nom du candidat soit considérée comme un vote négatif.

Cette fois-ci, cependant, une croix sur le nom du candidat a été considérée comme un vote favorable, mais les permanent.es du SPÖ, suivant la procédure habituelle d’un vote à la conférence du Parti, ont saisi ces votes dans la feuille de calcul de manière à les soustraire du nombre total de votes, ce qui a donné le résultat inverse. Les erreurs commises le lundi 5 juin feront l’objet de commentaires à chaque décompte des voix et à chaque scrutin serré dans le monde germanophone pendant des années.

Le succès du mouvement Babler déterminera si les gens plaisantent avec joie ou avec humour noir. Il n’est pas idéal que ses premiers jours à la direction du Parti soient entachés par le désastre de ses prédécesseurs, mais si c’est le prix à payer pour avoir la chance de porter les espoirs de millions d’Autrichiens et d’Autrichiennes qui aspirent à des politiques sociales-démocrates transformatrices comme il n’y en a plus eu depuis l’époque de Bruno Kreisky, Andi Babler et ses électeurs et électrices le paieront volontiers.

Texte publié par Jacobin, traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Oliver White est militant du Parti Social-Démocrate d’Autriche.

Oliver White 21 juillet 2023

https://www.contretemps.eu/

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