Les rapports entre la bourgeoisie française et ses gouvernements face au sionisme et à l’État d’Israël ont suivi de nombreuses circonvolutions depuis les années trente du siècle dernier, mais ont toujours été essentiellement déterminés par les aléas de la politique colonialiste et impérialiste de la France en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Dans ce cadre, la question palestinienne a toujours été une variable d’ajustement de cette politique. Au début du siècle dernier, la France a imposé son hégémonie coloniale sur l’Afrique du Nord et l’essentiel de l’Afrique de l’Ouest. Le Moyen-Orient, comme l’Afrique de l’Est, est surtout une zone d’influence exclusive de la Grande-Bretagne qui assure le contrôle du canal de Suez et des voies commerciales avec l’Inde, ayant consolidé ses colonies dans le Golfe persique, en Égypte et au Soudan. De plus, l’utilisation croissante du pétrole commence à faire de l’Iran et de la Mésopotamie une zone stratégique. La Grande-Bretagne essaya même dans les années 1910 de mettre la main, en Iran, sur ce qui restera, jusque dans les années 1940, le plus important gisement de la région, et lorgna aussi sur le gisement ottoman de Mossoul.
Après l’échec de Bonaparte en Égypte, les impérialistes français, notamment Napoléon III, avaient essayé à plusieurs reprises et sans succès, durant le XIXe siècle, d’étendre leur empire nordafricain vers le Levant et la « Grande Syrie ». La France compta donc utiliser l’affaiblissement de l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale pour mettre enfin un pied dans cette région et participer à l’exploitation pétrolière naissante.
Le dépeçage de l’Empire ottoman avait été dessiné par la France et la Grande-Bretagne avec le fameux accord secret Sykes-Picot de 1916, révélé au grand jour par la Pravda dès fin 1917. Il prévoyait l’octroi à la France d’une vaste zone au nord d’une ligne Gaza Kirkouk, allant au nord jusqu’en Anatolie, intégrant notamment la Cilicie région arménienne de l’empire ottoman et une partie du Kurdistan. La Grande-Bretagne s’octroyait le sud de la région arabe jusqu’à la mer d’Oman. La Palestine devait constituer une zone internationale.
Mais, parallèlement à cet accord secret, la Grande-Bretagne, pour affaiblir le pouvoir ottoman, avait soutenu la révolte menée dès 1916 par les mouvements indépendantistes, anticoloniaux et nationalistes arabes, avec un engagement à soutenir la création d’un État arabe unifié moderne, unifiant les arabes sunnites et chiites d’Alep à Aden, sous l’impulsion de Hussein ben Ali, souverain hachémite du Hedjaz et chérif de La Mecque, et des nationalistes de Damas.
Cet accord reconnaissait l’indépendance des pays arabes de la péninsule arabique jusqu’à la province de Mersin en Anatolie, de la Méditerranée à la frontière perse, y compris donc la Palestine et la Syrie. De plus, en 1917, par le biais de deux déclarations (Cambon et Balfour), les gouvernements français et anglais engageaient leur soutien à l’Organisation sioniste mondiale à la création « en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif […] étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse créer un préjudice pour les droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine… » (Déclaration Balfour).
Le but, des impérialistes britanniques notamment, était de s’assurer le soutien du mouvement sioniste pour faire pencher les États-Unis dans l’engagement américain dans la guerre, face à l’Allemagne, et aussi de consolider au Nord de l’Égypte la façade maritime en espérant avoir un contrôle étroit sur cette zone.
L’accord secret Sykes Picot contredisait l’engagement envers les droits nationaux des arabes, tout comme il écartait ceux des Arméniens et des Kurdes.
L’imposition du partage colonial face à l’indépendance arabe
À la fin de la guerre, les armées arabes, avec le soutien des Britanniques, sortirent victorieuses de leur affrontement avec l’armée ottomane et avait libéré l’ensemble des territoires arabes de la mer d’Oman à l’Anatolie. Fayçal, dirigeant des armées arabes et fils du chérif hachémite Hussein ben Ali, signait un accord avec le dirigeant sioniste Chaim Weizmann acceptant l’application de la déclaration de Balfour mais explicitement pour lui dans le cadre du nouvel État arabe unitaire et dans le respect des droits des populations arabes vivant déjà sur cette terre.
Mais la résolution de San Remo, en avril 1920, dans la foulée de la Conférence de Paris de 1919, faisait voler en éclat ce nouvel État arabe, sans aucun respect des engagements pris avec Hussein en 1915. Sous les auspices de la Société des Nations (SDN), la Mésopotamie (l’Irak) et la Palestine passèrent sous « mandat » britannique, la Syrie et le Liban sous « mandat » français.
La Grande-Bretagne, forte de son rapport de force militaire face aux Français, obtient d’intégrer à leur zone la région de Mossoul et Kirkouk, où la Turkish Petroleum exploitait les gisements. En dédommagement, la France mettait la main sur les 25 % de parts que détenait la Deutsche Bank dans cette société. Créée pour gérer ces parts, la Compagnie française des pétroles (CFP, future Total) eut ainsi accès au partage des richesses pétrolières du Moyen-Orient, et à un strapontin au côté des 7 majors (BP, Shell, Exxon, Texaco, Mobil, Socal et Gulf) qui détinrent le monopole mondial de l’exploitation et de la distribution jusqu’aux années soixante.
En juillet 1920, les troupes françaises (80 000 soldats avec l’appui de chars, d’artillerie et de l’aviation) envahissent donc le royaume arabe de Syrie, s’imposent à la bataille de Khan Mayssaloun face à l’armée des nationalistes arabes (5 000 soldats mal équipés).
L’ironie morbide des décisions colonialistes de la SDN est que les mandats britanniques et français devaient « permettre aux États du monde arabe d’accéder à l’indépendance et à la souveraineté » mais se traduisent dans toute la région par l’écrasement de la souveraineté arabe déjà réalisée et la création d’une Syrie sous mandat colonial français, avec la création artificielle du Liban et de la Palestine sous mandat britannique, privant la Syrie de toute façade maritime.
En écrasant le régime démocratique et populaire de Fayçal qui aura vécu deux ans, les colonialistes français se sont comportés à Damas avec la même morgue que celle affichée en Afrique du Nord, s’opposant pendant plus de vingt ans au nationalisme arabe qui, chercha à aboutir à une souveraineté nationale et à réunifier la Syrie, appuyée sur plusieurs élections exprimant un sentiment national qui dépassait les « communautés ».
En 1936, la chambre de Front populaire faillit ratifier un nouvel accord avec les nationalistes du Bloc national, reconnaissant leurs droits nationaux vers une Syrie indépendante. La droite y mit un frein, et l’arrivée du régime de Pétain en 1940 fit craindre aux Anglais que la Syrie du mandat serve de point d’appui à l’armée allemande. Ils acceptèrent l’appui des FFL pour intervenir en Syrie et écarter du pouvoir l’administration de Vichy. Pour asseoir leurs bases populaires, Britanniques et gaullistes acceptèrent de proclamer que « les peuples libanais et syriens seraient désormais indépendants et pourraient se constituer soit en deux États séparés soit en un seul État ». Mais dès 1944, l’administration coloniale refuse de céder son pouvoir et cherche à maintenir un contrôle de la France sur les souverainetés syriennes.
Le 29 mai 1945, presque un mois après les insurrections algériennes de Sétif et Guelma qui aboutirent à 35 000 assassinats d’autochtones, l’aviation française bombarda la population de Damas qui exigeait purement et simplement l’indépendance et le départ de la France, avec un bilan d’au moins 400 morts. Finalement, sous pression de la Grande-Bretagne, la France se retirera totalement et sans condition en 1946.
La France colonialiste perd donc totalement pied au Moyen-Orient alors que la Grande-Bretagne garde la main, ayant mieux su négocier les accessions à l’indépendance des monarchies hachémites en Irak et en Jordanie dans le cadre du mandat, dans la péninsule arabique où elle soutient la famille Saoud, (qu’elle avait mise en place dans les années vingt en destituant le souverain hachémite Hussein ben Ali). Si les relations bilatérales sont compliquées mais maintenues avec l’Égypte et notamment sur le contrôle du Canal de Suez, les Britanniques gardent le contrôle du Golfe arabique avec les « États de la Trêve » (aujourd’hui Émirats arabes Unis, Qatar et Bahreïn) toujours intégrés à l’Empire britannique.
Le soutien de la France à Israël de 1945 à 1967
La France d’après-guerre, déjà affaibli par le mouvement des indépendances qui s’annoncent en Indochine et en Afrique, cherche donc un nouveau point d’appui au Moyen-Orient. Alors que Churchill et la Grande-Bretagne cherchent à bloquer l’arrivée de migrants juifs en Palestine, la France, elle, va aider le départ des côtes françaises de bateaux de migrants et de caisses d’armements (Exodus, Altalena…).
En 1947, elle accordera aussi l’asile politique à Yitzhak Shamir, militant sioniste de droite et futur Premier ministre israélien, responsable de l’organisation armée Lehi (groupe Stern), spécialisée dans les assassinats politiques contre des responsables britanniques. Jusqu’en 1948, il s’occupera en France d’organiser les actions et la logistique de l’Irgoun. En tant que « terroriste », sa tête était mise à prix et il était recherché par la police britannique, à la suite notamment de l’attentat de l’Irgoun contre l’hôtel King David (au moins 91 morts). La France refusera son extradition.
Donc, discrètement, mais clairement, les autorités françaises soutiennent contre les Britanniques le développement de l’immigration en Palestine et la création d’un État juif. Dans les années 50, la France va jouer la carte d’Israël pour essayer de maintenir une présence dans la région, alors que toute la région arabe a une image déplorable de la France, après l’expérience du mandat et avec le contexte colonial de la guerre de libération en Algérie.
La Grande-Bretagne, elle, va en 1955 consolider ses alliances par le pacte de Bagdad duquel la France est exclue, avec le Pakistan, la Turquie, l’Irak et l’Iran, rejoints ensuite par les USA. Il s’agit clairement d’une alliance militaire face « au communisme » et à l’URSS sur sa frontière sud-ouest. L’Égypte nasserienne, suite à ce pacte, développe un autre pacte rassemblant le Yémen, l’Arabie saoudite et la Syrie, développant ses liens avec l’URSS, tout en faisant appel à la Tchécoslovaquie pour les fournitures d’armes.
L’Égypte reconnait aussi la République populaire de Chine, mise au ban des relations internationales par les pays occidentaux depuis 1949. Suite à cette évolution, les USA refusent tous les crédits que Nasser veut obtenir pour la modernisation du pays, notamment pour le barrage d’Assouan. En conséquence, l’Égypte va nationaliser la Compagnie universelle du Canal de Suez le 26 juillet 1956, prenant le contrôle du canal et expropriant les capitaux français et anglais (avec de solides indemnités et rachat amenant à la création de ce qui deviendra le groupe Suez).
À l’époque, la France redoute le soutien de Nasser au FLN algérien – c’est au Caire que le mouvement à son siège et il est soutenu par les livraisons d’armes venant de l’Égypte. Le SDECE essaya même à l’époque, sans succès, de pousser les Frères musulmans égyptiens à l’assassinat et au renversement de Nasser. La Grande-Bretagne et Israël craignent le blocage de la voie de transport maritime qui a aussi pris une importance stratégique avec le développement du commerce du pétrole.
La France, l’Angleterre et Israël mènent donc, en octobre suivant, la nationalisation, des discussions secrètes débouchant sur le protocole de Sèvres prévoyant une opération militaire contre l’Égypte avec, de la part de la France, la couverture aérienne et navale de l’offensive terrestre israélienne, une importante livraison d’armes, l’équipement de l’armée israélienne en avions de chasse Dassault et de chars AMX français.
« L’opération de Suez » est donc lancée fin octobre, officiellement pour riposter au blocus du détroit de Tiran, à l’extrémité du Golfe d’Aqaba. Sous protection française, l’armée israélienne et ses alliés traversent le Sinaï jusqu’au Canal de Suez. Mais, ni les USA ni l’URSS ne veulent d’un conflit régional de cette importance et, après la percée militaire, les armées de cette alliance doivent se retirer, deux mois après le début du conflit.
Malgré cet échec politique, l’opération de Suez sera les premiers pas d’une coopération militaire franco-israélienne étroite qui durera jusqu’à la guerre des Six Jours en 1967. Un volet important sera la structuration par la France du programme nucléaire israélien avec la construction de la centrale de Dimona, dans le Néguev, aboutissant à la maîtrise de l’arme nucléaire par Israël, sans que le pays ne l’ait jamais reconnu. La France restera jusqu’en 1967 le premier fournisseur d’Israël en matériel militaire.
L’opération de Suez est malgré cela un échec pour la France et la Grande-Bretagne qui apparaissent comme des impérialismes de seconde zone poursuivant leur politique d’agression coloniale, mais affaiblis et soumis aux décisions américaines. Cette action discrédita particulièrement la France aux yeux des pays arabes, cette opération s’ajoutant à la guerre coloniale en Algérie. La Grande-Bretagne en tirera comme leçon un alignement systématique sur l’impérialisme américain et la France tentera avec De Gaulle, à partir de la fin de la guerre d’Algérie, une politique d’indépendance basée sur la maîtrise de l’arme nucléaire et en cherchant à faire oublier sa politique colonialiste.
À la fin des années cinquante, l’armée française s’était livrée notamment à des crimes de guerre au Cameroun pour assassiner des militants indépendantistes, mettre en place un gouvernement fantoche et démanteler l’UPC et la résistance anticolonialiste.
L’ouverture vers l’OLP
Après la défaite française en Algérie, la France chercha donc à renouer avec une politique vis-à-vis des pays arabes, notamment les pays producteurs de pétrole et les pays clients des fournitures d’armement français. Cette réorientation va se télescoper avec l’alliance privilégiée avec Israël.
Après 1967, la France apparaîtra préoccupée de la question palestinienne, reconnaissant la légitimité de la résistance et exigeant qu’Israël applique la résolution 242 stipulant le retrait total des territoires occupés, c’est-à-dire la bande de Gaza et la Cisjordanie. Le tournant se concrétise à partir de 1974 avec le vote de la France à l’ONU, de reconnaissance de l’OLP comme principal représentant du peuple palestinien, et la France devient le premier pays européen accueillant une représentation de l’OLP.
En 1972, la France refusera l’extradition, vers l’Allemagne ou Israël, d’Abu Daoud, militant du Fatah, coorganisateur de l’attaque lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, au cours de laquelle 18 personnes dont 11 athlètes israéliens furent tués. Cet attentat avait été impulsé et financé par Mahmoud Abbas, trésorier du Fatah à l’époque et président actuel de l’Autorité palestinienne. De même, sera mis en œuvre un accord franco-iraquien pour la mise en œuvre du réacteur nucléaire Osirak en 1975 Ce réacteur sera détruit par un raid israélien en 1981.
Par la suite, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix vont voir une reconfiguration du paysage politique avec le renversement du Shah en Iran et la création de la République islamique, la crise du nationalisme arabe et la disparition de l’URSS. Dans les années quatre-vingt-dix, avec les accords d’Oslo et l’alignement progressif des capitales arabes sous le giron des USA, la politique arabe de la France mit largement de côté cette prise en compte de la question palestinienne.
Elle n’était plus un passage obligé dans le dialogue avec les capitales arabes, notamment celles du Golfe qui, face à l’influence de l’Iran, normalisèrent leur rapport avec Israël. Les intérêts commerciaux de la France dans les pays arabes pouvaient dès lors s’accorder avec une empathie politique avec Israël et un alignement sur la politique prosioniste des États Unis et de l’essentiel des pays européens. La présidence de Jacques Chirac fut la dernière phase de cette politique autonome avec, notamment, le refus de suivre George Bush dans la guerre d’Irak de 2003 qui aboutit à l’élimination de son ancien allié Saddam Hussein et l’ouverture de la déstabilisation de la région.
Un nouveau paradigme se construisit dès lors, notamment après septembre 2001 et l’intervention occidentale en Afghanistan, à l’axe du Mal mis en avant par les USA, reliant l’Iran au Hezbollah libanais et au Hamas, se superposèrent les axes du terrorisme islamiste de Daesh et d’Al Qaeda.
Les gouvernements sionistes successifs des années quatre-vingt-dix à aujourd’hui accélérèrent la colonisation et la répression de la résistance palestinienne, s’appuyant notamment sur le discrédit de la direction du Fatah, alors que la majorité parlementaire aux élections législatives de l’Autorité palestinienne était largement obtenue par le Hamas en 2006. Les gouvernements français acceptèrent désormais d’épouser les définitions imposées par Israël : les groupes armés palestiniens sont des groupes terroristes, l’antisionisme est une nouvelle forme de l’antisémitisme.
Malgré le maintien officiel de la politique adoptée après 1967, à partir de la présidence de Sarkozy, il n’y eut plus aucune prise en compte politique des droits du peuple palestinien et la France se rangea totalement sur le soutien pur et simple à la politique israélienne, tout comme le fit l’Union européenne.
Léon Crémieux
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