L’industrie française traverse une crise majeure

Entre défaillances et crises, «la France est à l’aube d’une nouvelle vague de désindustrialisation»
‘industrie française traverse une crise majeure : les spécialistes s’attendent à ce que les fermetures d’usines soient plus nombreuses que les ouvertures en 2025. La chercheuse Anaïs Voy-Gillis, géographe et chercheuse associée à l’université de Poitiers, auteure de Pour une révolution industrielle, pointe la nécessité d’un sursaut européen dans un contexte rendu encore plus difficile par le retour de Donald Trump au pouvoir
RFI : Quelle place occupe l’industrie aujourd’hui en France ? Anaïs Voy-Gillis : Le poids de l’industrie représente environ dix points de PIB, contre une vingtaine en Allemagne et une quinzaine en Italie, ce qui est à peu près la moyenne de la zone euro. La France s’est désindustrialisée plus fortement que les autres pays européens. Aujourd’hui, le poids de l’industrie dans le PIB est proche de celui de la Grèce, alors que la Grèce n’a jamais été une grande nation industrielle.
Comment expliquez-vous la vague de défaillances d’entreprises et de fermetures d’usines à laquelle on assiste depuis fin 2023 ? D’abord, je suis convaincue qu’il y a un phénomène de rattrapage post-Covid, puisque dans les années 2021-2022, on avait moins de défaillances que dans la période qui a précédé la pandémie. Les prêts garantis par l’État, qui ont été massivement accordés en 2020, ont commencé à être exigibles, et certaines entreprises se sont retrouvées en difficulté pour les rembourser. Et depuis la crise énergétique de 2022, les prix de l’énergie restent structurellement plus élevés en Europe qu’aux États-Unis ou en Chine. La France se retrouve donc à être moins compétitive, et dans un contexte de guerre de prix, les entreprises françaises perdent face à des acteurs non-européens qui sont extrêmement agressifs.
Tous les secteurs sont concernés par ces défaillances ? Tous les secteurs industriels et toutes les régions sont concernés. Néanmoins, l’est et le nord de la France sont particulièrement touchés, du fait de leur spécialisation dans l’automobile. Le secteur est en pleine conversion vers l’électrique, ce qui pénalise un certain nombre de sous-traitants, soit parce qu’ils fabriquaient des pièces spécifiques aux voitures thermiques, soit parce qu’ils sont victimes d’une stratégie des constructeurs qui, dans le cadre de la réorganisation de leur chaîne de valeur, se détournent massivement du territoire français. Le secteur automobile européen est dans une situation critique, confronté dans l’électrique à la concurrence de nouveaux acteurs chinois ou américains, une situation inimaginable il y a 10 ans. Au-delà de l’automobile, la chimie et la métallurgie sont aussi touchées. Quand le bâtiment et l’automobile, qui sont des industries de l’aval, connaissent un ralentissement comme c’est le cas aujourd’hui, les industries de l’amont sont touchées par effet de contamination. L’Allemagne est aussi concernée. Le phénomène s’est accentué depuis la guerre en Ukraine et l’arrêt de la livraison de gaz russe.
Quelles sont les conséquences sociales de ce phénomène pour les territoires concernés ? À partir du moment où vous avez une usine qui ferme, vous avez un effet de contamination sur tout le territoire. Si vous avez un grand donneur d’ordres qui ferme, l’effet sur le territoire est important, puisque les salariés de l’usine vont être concernés, mais aussi les emplois indirects : les sous-traitants et les fournisseurs, ce qu’on appelle les emplois induits, c’est-à-dire tout ce qui est lié à la consommation et à la fiscalité générées par les gens qui travaillent dans l’usine, par l’entreprise et par les sous-traitants. On a observé des territoires qui ont perdu des habitants, des cafés, des commerces, des services publics, des classes dans les écoles… Certains territoires parviennent à rebondir. Pour d’autres, c’est plus difficile. On voit certaines régions toujours pénalisées par les vagues de désindustrialisation qui ont commencé dans les années 1980.
Quand on se rend sur place à la rencontre des salariés concernés, ils ont l’impression d’une forme d’attentisme, voire d’inaction de la part des autorités. Il n’y a pas de doctrine d’État en matière industrielle, et encore moins sur le rôle que l’État peut jouer via les participations qu’il possède dans les grands donneurs d’ordre, comme Renault. Tant que l’on n’aura pas de vision et que l’Europe ne sera pas un peu plus agressive sur la réciprocité dans les normes et dans l’accès au marché européen, cette situation va perdurer. Après la pandémie, on avait réussi à stabiliser le mouvement de désindustrialisation. Nous sommes dans un moment de crise économique qui va entraîner la destruction d’emplois industriels. Cela appelle à un sursaut. Si on veut assurer la réindustrialisation, il faut qu’on prenne acte du contexte géopolitique dans lequel on se trouve.
Il est plus difficile de réindustrialiser que de conserver une industrie existante ? Oui. Quand vous perdez les savoir-faire, l’outil industriel, et que le territoire est en perte de dynamique économique, il est beaucoup plus compliqué de faire revenir une activité que de la maintenir ou d’accompagner une mutation. Pendant un temps, on a pensé compenser en créant des emplois dans la logistique, mais la logistique, ce sont des emplois à moins forte valeur ajoutée et moins bien rémunérés que ceux de l’industrie. Il faut que l’État, les politiques et le ministre de l’Industrie aient une vision de ce qu’ils veulent faire de l’industrie en France. Ça ne suffit pas, de parler de réindustrialisation. La réindustrialisation s’inscrit dans un contexte, dans un projet de société. C’est parce qu’on a créé un cadre, qu’on a mis en place des réformes sur la fiscalité, qu’on a un dynamisme économique, que les usines vont venir s’implanter. Mais se dire « je veux des usines », et donner des subventions, c’est risquer de les voir partir au premier changement de conjoncture économique. C’est ce qu’a connu le Royaume-Uni : plein d’entreprises étrangères sont venues, ont bénéficié de millions de livres d’aides publiques, et sont reparties sans tenir leurs engagements et sans qu’on leur demande de restituer le moindre cent. C’est aussi cette gestion de la désindustrialisation et des années d’inégalités économiques qui a conduit au Brexit.
ela fait pourtant une quinzaine d’années que la question de la réindustrialisation s’est imposée dans le débat public, et encore plus depuis la pandémie de covid-19. Ça n’a rien donné ? C’est vrai qu’on reparle beaucoup d’industrie depuis 2020. Mais dès 2008, la crise économique et financière a conduit à l’organisation, l’année suivante, des états généraux de l’industrie. En 2012, il y a eu le ministère du Redressement productif, piloté par Arnaud Montebourg et ses 34 plans pour une nouvelle France industrielle. Sauf que dès qu’il est parti, ces plans ont été balayés et remplacés par autre chose. La nécessité de réindustrialiser pour des questions d’autonomie et de souveraineté fait consensus dans la classe politique française, mais il n’y a pas de consensus sur le « comment ». On parle beaucoup d’industrie, mais on n’a pas réussi à inscrire cette notion de réindustrialisation dans le temps long. Il n’y a pas de doctrine d’État en matière industrielle.
Plus récemment il y a eu France 2030, avec des investissements publics d’ampleur… C’est vrai que des moyens massifs ont été alloués à la réindustrialisation, avec 54 milliards d’euros mis dans une dizaine de plans. Mais on avait des objectifs très clairs, comme celui de produire deux millions de véhicules électriques, et d’autres beaucoup plus flous, comme « prendre notre part dans l’exploration des fonds marins ». Et puis, dans ces 54 milliards d’euros, qu’est-ce qui était vraiment de l’argent frais et qu’est-ce qui relève simplement de la bascule de fonds existants ? Néanmoins, même si c’était insuffisant, il faut saluer l’initiative. La période qui a suivi, entre 2020 et 2023, a semblé plus favorable, avec une augmentation du remplissage des carnets de commande. On recrutait beaucoup. Mais c’est une situation très fragile, dans un contexte géopolitique de concurrence entre les pays qui veulent tous renforcer leur base industrielle, au moment où la demande mondiale est complètement atone, notamment en Chine. Et ce alors même que la Chine est déjà en surcapacité de production, notamment concernant les biens clés pour la transition écologique : l’éolien, les panneaux solaires, les véhicules électriques… À cela s’ajoutent les barrières tarifaires aux États-Unis qui poussent les entreprises chinoises à exporter encore plus vers l’Europe, le prix de l’énergie toujours très élevé en Europe… Et puis, il y a les normes environnementales et sociales, nécessaires mais exigeantes, que doivent respecter les entreprises européennes, mais pas leurs concurrents. Tout cela mis bout à bout : nous sommes plutôt à l’aube d’une nouvelle vague de désindustrialisation en France qu’à un véritable mouvement de réindustrialisation.
Il y a pourtant eu des ouvertures d’usines, notamment de batteries électriques dans le nord de la France… Oui, mais cela reste fragile. On ne produit pas encore massivement des batteries électriques en Europe. Et quand bien-même ce serait le cas, si les constructeurs n’assemblent pas les véhicules en Europe, la chaîne de valeur ne va jamais se reconstituer.
Est-ce que c’est un risque qui pèse sur ces usines, cette « vallée de l’électrique » que les pouvoirs publics tentent d’encourager ?
J’aimerais vous dire que la réponse est non. Malheureusement, je ne suis pas convaincue que toutes les usines ouvertes survivent. Pour différentes raisons : à la fois le manque de dynamisme du marché, les difficultés à reconstituer les chaînes de valeur (de la fabrication des batteries électriques à leur recyclage en passant par la fabrication des pièces des véhicules et leur assemblage, NDLR) sur le territoire européen, la concurrence entre les différents projets européens, le fait qu’on ne maîtrise pas la chimie derrière la production des batteries, parce que la Chine a plusieurs années d’avance sur nous… Aujourd’hui, l’Europe va se retrouver dans la situation de certains pays émergents, et elle va devoir assurer des transferts de technologie si elle veut assurer sa pérennité.