En réécrivant l’histoire, le gouvernement polonais déforme l’Holocauste
En janvier 2018, le parlement polonais a adopté une loi permettant d’imposer des peines de prison qui peuvent aller jusqu’à trois ans à toute personne ayant déclaré que les Polonais ont eu une quelconque responsabilité ou complicité dans les crimes nazis pendant l’Holocauste.
La loi, qui vise à faire taire les historiens, a instauré un climat tendu dans les milieux universitaires et ailleurs.
Le gouvernement polonais a décidé (directement ou par procuration) de porter contre moi des accusations au civil. J’ai été poursuivi pour diffamation, et des organisations polonaises ont demandé que je sois démis de mes fonctions de professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa.
Plus récemment, j’ai été interrogé par l’Agence de sécurité intérieure de la Pologne, et le ministre de la Justice du pays a exprimé son indignation à l’égard de mon travail.
Ce ne sont là que quelques-uns des enjeux juridiques et extrajuridiques actuels liés à l’écriture de l’histoire de l’Holocauste en Pologne.
Histoire et nationalisme
L’idée que des franges de la société polonaise se soient rendues complices de l’Holocauste pendant la guerre a longtemps constitué un sujet tabou.
Le parti d’extrême droite Droit et Justice est arrivé au pouvoir en Pologne en 2015. La défense de la réputation de la nation est l’un des éléments centraux de son programme politique et un moyen sûr de consolider sa base électorale.
Les historiens et enseignants indépendants, dont je fais partie, sont devenus la cible de campagnes de haine virulentes dans les médias d’État et contrôlés par l’État.
Les historiens de l’Holocauste ont pour dicton : « Je n’ai pas choisi d’étudier l’Holocauste, c’est l’Holocauste qui m’a choisi. »
Après une formation en histoire des 17e et 18e siècles, je me suis tourné vers l’étude de l’Holocauste de manière inattendue, au début du 20e siècle, quand je me suis rendu à Varsovie au chevet de mon père, un survivant de l’Holocauste, qui était malade.
Ayant un peu de temps libre, j’ai fait ce que font la plupart des historiens : je suis allé aux archives locales. C’est là que je suis tombé sur des milliers de dossiers des tribunaux allemands de l’époque de l’occupation de Varsovie.
Ce qui a éveillé ma curiosité, c’est qu’il y avait des centaines de dossiers concernant des Juifs du ghetto de Varsovie. J’ai découvert que les Allemands les poursuivaient pour avoir enfreint divers règlements nazis : refus de porter le brassard avec l’étoile de David, sortie du ghetto sans permission, violation du couvre-feu, achat et contrebande de nourriture du côté « aryen » vers le ghetto ou « diffamation de la nation allemande » – ce qui signifiait généralement avoir raconté des blagues sur l’occupation.
Les témoins de l’Holocauste
Raul Hilberg, éminent historien de l’Holocauste, a divisé le paysage humain de l’Holocauste en trois catégories : les exécuteurs, les victimes et les témoins. Au fil des ans, nous avons beaucoup appris sur les exécuteurs allemands et les victimes juives de l’Holocauste, mais beaucoup moins sur la dernière catégorie, qui demeure mal définie.
Qui étaient les témoins ? S’agissait-il de personnes qui ne savaient rien de la tragédie que vivaient les Juifs ? Ou de personnes qui, sachant ce qui se passait, avaient choisi l’indifférence ?
La Pologne était un épicentre de l’Holocauste. Les nazis y ont construit des camps de la mort et c’est dans ce pays que la majeure partie de la population juive a été assassinée. Dans le cadre de mes recherches, j’ai constaté, sans l’ombre d’un doute, qu’il était impossible que les gens restent à l’écart du génocide, sans en avoir conscience.
Ce ne sont pas tous les ghettos juifs (il y en avait des centaines en Pologne) qui étaient isolés du monde extérieur. La plupart étaient soit ouverts (sans murs), soit dotés de clôtures peu solides qui n’empêchaient pas les contacts entre Juifs et autres Polonais.
En 1942, les opérations de liquidation ont commencé. Les Allemands, avec l’aide des gens du coin, ont rassemblé les familles juives et les ont conduites vers la gare la plus proche, où elles sont montées à bord des trains de la mort à destination des camps d’extermination de Treblinka, Belzec, Sobibor et Auschwitz.
Tout cela se passe au vu et au su de la population non juive du voisinage. Une fois que les Juifs ont été déportés en masse vers la mort, les ghettos vides sont devenus le théâtre de vols à grande échelle. Des dizaines de milliers de maisons, d’appartements et de meubles étaient désormais faciles à piller.
C’est à ce moment-là que des milliers de Juifs, qui s’étaient réfugiés dans des cachettes sous et à l’intérieur de leurs maisons, ont été découverts, sortis et livrés aux Allemands pour être aussitôt exécutés.
Des Juifs ont fui les ghettos et se sont réfugiés dans les forêts, le plus souvent grâce à des habitants du coin qui leur ont offert leur aide, soit contre une rémunération, soit pour des motifs altruistes.
Au cours de cette dernière étape de l’Holocauste – que les Allemands ont appelé Juden jagd « chasse aux Juifs » –, les Juifs cachés sont devenus en bonne partie invisibles aux yeux des Allemands. Pendant cette dernière phase (qui s’est poursuivie jusqu’à la fin de la guerre), ce sont souvent les voisins non juifs qui ont déterminé qui allait vivre et qui allait mourir.
Mes recherches sur cette phase de l’Holocauste m’ont amené à penser qu’il était impossible d’être un simple témoin passif en Europe de l’Est et, surtout, en Pologne. La notion même de témoin passif est une chose à réévaluer, à remettre en question, voire à rejeter.
Mes recherches ont donné lieu à des discussions entre historiens et, en Pologne, elles ont soulevé le courroux des nationalistes.
C’est dans un tel contexte politique que Night Without End (Une nuit sans fin un livre que j’ai coécrit et coédité, a été publié en 2018. Cette étude en deux volumes qui font en tout 1 600 pages est une enquête sur le sort des Juifs dans certaines régions de la Pologne en temps de guerre. Nous avons étudié la lutte des Juifs pour leur survie et les politiques génocidaires allemandes.
Nous avons également essayé de comprendre l’attitude de la société polonaise envers la tragédie juive. Les conclusions sont peu réjouissantes : les résultats de nombreuses années de recherche indiquent qu’au moins deux tiers des Juifs qui se cachaient ont été soit assassinés, soit livrés aux nazis par leurs voisins polonais.
La réaction des autorités a été prompte et virulente. La co-auteure du livre et moi-même avons été dénoncées dans la presse. Il s’en est suivi une campagne de haine sans précédent, suivie de poursuites civiles et d’accusations au criminel.
Les attaques contre les historiens et l’histoire elle-même s’accompagnent généralement d’attaques contre d’autres éléments essentiels d’une société ouverte et démocratique. La défense de l’histoire et la lutte pour préserver le droit de savoir ce qui s’est passé font partie des fondements d’un régime démocratique.
« Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur », écrivait George Orwell dans 1984. Ses paroles n’ont jamais sonné aussi juste.
15 février 2023, Jan Grabowski Professor, Department of History, Université d’Ottawa/ J’oriente mes recherches sur les relations entre les Juifs polonais et la population non juive locale.
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