Marseille libérée !
La Libération de la France ne se résume pas au « D-Day », ce fameux 6 juin 1944 qui vit près de 156 000 soldats (américains, anglais, canadiens essentiellement) prendre d’assaut cinq plages de la côte Normande pour chasser les Allemands de l’Europe de l’Ouest.
Cette période démarre en fait dès novembre 1942, avec le débarquement des Alliés en Algérie, puis la libération de la Corse en 1943, et se poursuit avec le débarquement de l’armée française (la « Première Armée »), en Provence le 15 août 1944. Il faudra ensuite presque un an de combats pour que tout le territoire français soit libéré, avant la capitulation allemande le 8 mai 1945.
Tandis que ce qui était encore « l’empire français » envoie des bataillons de milliers de soldats pour débarquer en Provence puis libérer les villes de Toulon, Marseille et Lyon, l’armée française ne fournit qu’une mince contribution au débarquement de Normandie.
Mais notre mémoire collective retient surtout l’image, il est vrai spectaculaire, du débarquement allié. « En fait, jusqu’aux guerres de décolonisation, le débarquement de Provence n’est pas complétement oublié », remarque Claire Miot, historienne au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire et autrice du livre La Première Armée française, de la Provence à l’Allemagne (1944-1945), paru aux éditions Perrin.
« On célèbre la France libérée par son empire, les troupes coloniales défilent sur les Champs Élysées… Cela change avec la guerre d’Algérie, car à partir de là deux mémoires se télescopent. Il devient difficile de célébrer le général Salan, qui fut à la tête du 6e régiment de tirailleurs sénégalais lors du débarquement en Provence, et libéra notamment Toulon, mais participa ensuite au putsch des généraux à Alger (1961) et devint chef de l’Organisation armée secrète (OAS), luttant pour le maintien du statu quo de l’Algérie française ! »
De plus, seuls une minorité des soldats de la première armée sont des métropolitains. L’immense majorité vient de l’empire, notamment d’Afrique du Nord. Comment mettre à l’honneur des hommes qui ont sauvé le pays mais contre une partie desquels on vient de se battre pour conserver nos colonies ?
« Enfin, le symbole de la libération de la capitale, Paris, est plus fort que celui de la libération d’une ville de province », poursuit Claire Miot. Le film Indigènes, réalisé par Rachid Bouchareb en 2006, redonne leur juste place aux combattants coloniaux, et incite le président Jacques Chirac à accélérer le règlement de la question du niveau de leurs pensions, d’un montant nettement inférieur à celles des soldats nationaux. Mais il faudra attendre le 70e anniversaire de la Libération pour que le président François Hollande place au cœur de ses discours le débarquement de Provence et les soldats colonisés.
Dix jours de combats intenses
Hitler a ordonné à ses troupes de « se battre jusqu’à la mort » pour tenir Toulon et Marseille, ces ports essentiels par lesquels passe le ravitaillement en hommes et en matériel des alliés. Il faudra dix jours de combats très rudes pour libérer la ville. Mais Julia Pirotte ne documente que la première journée, celle du 21 août, durant laquelle seuls les résistants sont à l’œuvre, appuyés par une partie de la population civile insurgée. D’où l’absence des soldats de la première armée sur ces photos.
Car au-delà de l’enjeu militaire, la libération de Marseille représente un fort enjeu politique. Depuis la fin du mois de mai, les grèves se multiplient. La SFIO (parti socialiste) est majoritaire dans la région et les alliés, tout comme De Gaulle, se méfient d’une insurrection qui pourrait porter au pouvoir les communistes, très engagés dans la Résistance.
L’armée n’est pas encore entrée dans Marseille qu’à l’appel de la CGT, une grève générale est déclenchée le 19 août, et le 21 août 1944, les résistants prennent d’assaut la préfecture. « Le Comité départemental de libération est divisé entre les “politiques”, représentés surtout par les syndicalistes ouvriers, qui plaident pour le déclenchement immédiat de l’insurrection, et les “militaires” de l’état-major FTP (Francs-tireurs partisans) qui se montrent réticents, arguant du faible nombre d’hommes et d’armes (300 partisans et 280 mitraillettes), loin des 1 600 combattants estimés par les alliés, et en tout cas dérisoires au regard des 35 000 FFI (Forces françaises intérieures) de la région parisienne », commente Claire Miot.
Des barricades sont dressées dans toute la ville, et une grande partie de la population, notamment les femmes s’y relaient pour aider et ravitailler les combattants. Devant ces images trop évocatrices du soulèvement révolutionnaire de la Commune (1871), le général de Lattre de Tassigny, commandant de la première armée, aurait ordonné au général Monsabert, qui a débarqué en Provence à la tête de la 3e division d’infanterie algérienne (DIA), de stopper sa progression sur Marseille. Il aurait préféré attendre que les résistants, en difficulté, demandent l’aide de l’armée régulière, ce qu’ils feront effectivement dès le 22 août. Les troupes de Monsabert entrent alors dans Marseille le 23 août et combattront avec les soldats de la Résistance.
En avril 1944 est constitué, dans la continuité du corps des volontaires françaises créé par De Gaulle à Londres, le corps des AFAT, les « Auxiliaires féminins de l’armée de terre ». « Mais vous remarquerez qu’on les qualifie d’“auxiliaires” et de plus on les recrute toujours explicitement “pour libérer les hommes des fonctions non combattantes” », commente Claire Miot. Elles seront jusqu’à 10 000 dans la première armée, affectées à des emplois administratifs et logistiques : téléphonistes, ambulancières, infirmières, recrutées pour partie dans les rangs de la Résistance, au fur et à mesure de la libération du territoire.
« Les femmes dans la bataille »
Publiée dans le journal Rouge Midi, le 3 septembre 1944, sous le titre « Les femmes dans la bataille », une photo renvoie à l’image traditionnelle des femmes dans une tâche d’aide et de soin aux enfants. Mais dans l’article qu’elle illustre, Julia Pirotte rappelle, presque avec lyrisme, qu’elles ont activement participé à la Résistance, hors de la sphère domestique.
« Je les ai vues au travail, dans l’illégalité, ces centaines de femmes, dans les transports d’armes, dans les renseignements, fabriquant des pièces d’identité. Et puis je les ai vues dans la bataille insurrectionnelle dans des casernes, usines, permanences, distribuant la nourriture aux combattants sous les rafales des balles et des bombes je les ai vues des milliers et des milliers, femmes de toutes couches et opinions politiques : ouvrières, institutrices, sœurs qui dans un effort commun organisaient hôpitaux et cliniques, lingeries et nurseries, ravitaillement pour la population affamée . »
Par ailleurs, comme le souligne Claire Miot, « il faut bien se rendre compte que durant ces journées, les femmes étaient dehors, dans les rues, sur les barricades, aux côtés des combattants, contribuant à incarner aux yeux de certains le “péril rouge” d’une population en insurrection ».
Après s’être retranchées sur la colline de Notre-Dame-de-la-Garde et dans une partie du Vieux-Port, les dernières forces ennemies présentes à Marseille ne capitulent que le 28 août 1944.
L’armée française perd 1 825 hommes dans la bataille, mais capture près de 11 000 prisonniers. Les 200 tués et 500 blessés parmi la population témoignent aussi de la violence des combats. Un immense défilé est organisé , qui célèbre l’unité de la population face à l’ennemi. Le « péril rouge » s’est éloigné. Résistants, soldats de l’armée régulière, européens, maghrébins, hommes et femmes, tous ont leur place. Ici défilent notamment les « goumiers », soldats volontaires recrutés dans des tribus marocaines considérées par le pouvoir colonial comme naturellement « guerrières ».
Les femmes qui défilent ici, le 29 août 1944, viennent d’obtenir le droit de vote, le 21 avril 1944. Julia Pirotte, « collection La contemporaine » © droits réservés ( En réalité jeunesses communistes mixtes)
Julia Pirotte braque encore une fois son objectif sur les femmes, en tête du défilé du 29 août 1944, brandissant des slogans liés à l’actualité et à la politique : « À mort Pétain », « Vive l’école de la liberté ». Peut-être parce que les femmes françaises (de Métropole seulement ) viennent d’obtenir le droit de vote, par une ordonnance du 21 avril 1944 ?
Comme le souligne l’historien Fabrice Virgili, « on a présenté le droit de vote des femmes comme une “récompense” de leur action pendant la guerre, façon de ne pas reconnaître le long combat qu’elles ont mené pour obtenir ce droit élémentaire à la citoyenneté », notamment via le mouvement suffragiste, dont le premier groupe en France fut fondé en… 1876 ! ♦
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Julia Pirotte, photographe et résistante
« Les plus grands jours de ma vie furent l’insurrection de Marseille, écrit-elle en septembre 1944. Comme tant d’autres, j’avais des comptes à régler avec les nazis ; mes parents et toute ma famille étaient morts dans les camps en Pologne et dans les ghettos. J’étais sans nouvelles de ma sœur, prisonnière politique, je ne savais pas encore qu’elle était morte guillotinée. » Dans le regard qu’elle porte sur les combats pour libérer la ville, les femmes et les résistants se trouvent délibérément placés au premier plan. Elle poursuivra après la guerre son travail de photo-reporter engagée, notamment en Pologne, où elle documente le pogrom de Kielce, massacre de survivants de l’Holocauste en juillet 1946. ♦
21.08.2024
Marina Julienne
https://lejournal.cnrs.fr/articles/marseille-liberee
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