Morlaix (Algues vertes)
« Pour se débarrasser des algues vertes, il faut changer le modèle agricole »
Pour stopper la prolifération des algues vertes en Bretagne, il est nécessaire de changer le modèle agricole dominant, estime Jean-Yves Piriou, spécialiste de ces questions.
Cet été, plusieurs ostréiculteurs de la baie de Morlaix (Finistère) ont tiré la sonnette d’alarme. Jamais ils n’avaient connu une telle invasion d’algues vertes sur leurs côtes, mettant en péril leurs élevages d’huîtres.
Parmi eux, Gireg Berder, que Reporterreest allé rencontrer, a fait appel à l’expertise de Jean-Yves Piriou. Cet ancien chercheur à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), où il s’est consacré pendant dix ans à l’étude de la prolifération des algues vertes, est aussi ancien vice-président de l’association Eaux et Rivières de Bretagne, dont il est toujours membre. La situation actuelle est inédite, selon lui, et appelle une réponse nécessairement systémique.
Reporterre — Quelle est aujourd’hui la dynamique d’évolution des algues vertes en Bretagne, qui envahissent ses côtes depuis les années 1970 ?
Jean-Yves Piriou — Il faut distinguer trois phénomènes. Sur les plages de sable, le phénomène est relativement stable depuis une dizaine d’années, avec bien sûr des variations qui peuvent être fortes d’une année sur l’autre. Globalement, la quantité d’algues vertes qui s’échouent chaque année n’y augmente pas, mais ne diminue pas non plus.
Sur les vasières, les algues prolifèrent sur de nombreux sites bretons, mais le phénomène est hélas moins bien documenté puisqu’il gêne moins le tourisme. Il a pourtant un fort impact sur la biodiversité.
Un troisième phénomène commence à apparaître depuis quelques années : la colonisation des fonds marins par les algues vertes. L’ostréiculteur Gireg Berder [qui travaille dans la baie de Morlaix et que Reporterre a rencontré] m’a montré des algues qu’il a retrouvées au fond : ce ne sont pas les mêmes que celles qu’on trouve sur les plages. Les algues vertes regroupent une dizaine d’espèces d’ulves. Ulva armoricana, celle qui prolifère sur les plages, est une algue très légère, qui flotte et s’échoue à marée montante. Dans la baie de Morlaix, c’est une algue plus lourde, qu’il faudrait faire identifier. Des plongeurs ont aussi constaté une recrudescence d’algues vertes dans la rade de Brest depuis 5 ou 6 ans.
Pourquoi cette espèce d’algues vertes prolifère-t-elle depuis quelques années ?
Je ne peux qu’émettre des hypothèses, rien ne permet de trancher entre elles pour l’instant. Une première piste plausible est le réchauffement de l’eau dû au changement climatique. Si elle s’est particulièrement réchauffée dans ces baies, cela peut avoir favorisé le développement d’une algue en particulier.
Autre hypothèse : un nouveau pesticide, une molécule qui n’était pas employée avant, peut avoir contaminé la baie. Il y a beaucoup de cultures légumières dans la région de Morlaix, c’est une filière qui consomme beaucoup de pesticides. Des travaux de l’Ifremer, il y a une quinzaine d’années, ont montré que les pesticides pouvaient affaiblir le phytoplancton. On peut imaginer qu’une diminution du phytoplancton, qui est en compétition avec les algues vertes pour la consommation de nitrate, ait permis à celles-ci de proliférer davantage.
Le nitrate reste donc le cœur de la bataille contre les algues vertes ?
Oui, c’est sans conteste la source essentielle de prolifération. La première des solutions doit être de diminuer le flux de nitrate qui arrive en mer. La concentration en nitrate des cours d’eau bretons est passée de moins de 10 milligrammes par litre (mg/l) avant les années 1970 à 45 mg/l en l’an 2000 [avec des pics à plus de 50 mg/l dans les années 1990 d’après la Cour des comptes]. Nous sommes redescendus à environ 32 mg/l en 2015 et le chiffre est à peu près stable depuis.
D’après l’Ifremer, pour faire fortement baisser la prolifération d’algues vertes, il faudrait passer sous les 20 mg/l, puis descendre sous les 10 mg/l pour espérer régler le problème. On n’y est pas du tout, il faut changer de braquet, comme le dit aussi la Cour des comptes. Les mesures à la marge ont permis les baisses passées, mais elles ont atteint leurs limites : pour se débarrasser des algues vertes, il faut changer de modèle agricole.
Les plans de lutte contre les algues vertes présentés par les gouvernements successifs depuis 2010 ne semblent pas animés d’une telle ambition…
Ces plans ne concernent que huit bassins versants en Bretagne, où les algues vertes posent un problème pour les plages touristiques. Cela ne concerne même pas 10 % du territoire. Les 90 % restants continuent d’apporter leur nitrate aux vasières, aux estuaires et dans le fond des baies et des rades. Le phénomène est général, il faut des mesures générales.
On voit quelques solutions mises en place comme la construction de talus, le décalage des épandages dans le temps. Mais tant qu’il y aura des excès d’azote dans l’agriculture, le problème ne sera pas réglé. Il faut réduire l’apport, c’est-à-dire à la fois réduire les déjections animales et réduire les engrais chimiques. Mais le modèle agricole dominant n’est pas prêt à se modifier.
Eaux et Rivières de Bretagne a participé à l’élaboration du 7e programme d’actions régional (PAR) contre les nitrates, mais le résultat n’est pour nous pas à la hauteur. Nous avons donc fait un recours, et s’il n’y a pas de réponse, nous déposerons une nouvelle plainte auprès du tribunal. [En 2021 et en 2023 déjà, la justice saisie par Eaux et Rivières de Bretagne avait sommé le préfet de Bretagne de revoir l’ambition de son plan d’actions contre les nitrates.]
Ces nouvelles ulves en eau profonde sont-elles aussi dangereuses que les algues vertes qui provoquent des émanations toxiques mortelles sur les plages ?
Lorsque les algues s’échouent en surface, elles produisent en desséchant du sulfure d’hydrogène, un gaz très toxique, qui peut être dangereusement relâché lorsque l’on crève la couche d’algues sèches en marchant dessus.
Ce phénomène ne se produit pas sous l’eau. Il n’y a pas de danger à ce niveau-là pour les ostréiculteurs qui manipulent ces algues. En revanche, en se dégradant sous l’eau, l’algue va consommer l’oxygène. En rendant anoxique le milieu, cela peut être fatal pour la biodiversité en eau profonde.
Les algues vertes peuvent aussi nuire indirectement aux huîtres, car des études tendent à montrer que ces algues protègent et transportent les bactéries et virus qui peuvent ensuite être mortels pour les huîtres au printemps, lorsqu’elles se développent et deviennent plus fragiles. À l’inverse, les algues rouges auraient un effet bactéricide et seraient de très bonnes alliées pour les huîtres. Toutes ces évolutions complexes concernant les algues vertes mériteraient énormément de travail de recherche fondamentale, pour comprendre leurs effets sur les milieux. Mais on n’en fait hélas quasiment plus aujourd’hui, tant le sujet est scabreux, ce qui décourage à la fois les chercheurs et les financements.
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