
Le premier enjeu des batailles sur la santé au travail consiste à sortir de l’ombre une grande part de l’activité réelle des femmes et des hommes pour produire leur existence, et à s’interroger sur ce qui se passe dans leurs têtes et leurs corps, sur les liens qu’ils tissent avec leurs camarades de travail dans des histoires toujours partiellement nouvelles qui les différencient les uns des autres.
Le capitalisme se mondialise, les organisations du travail se transforment. Si le taylorisme et le fordisme sont toujours présents, le toyotisme se répand dans le privé et la fonction publique. Juste à temps, réduction des temps « morts », du gras, des coûts, deviennent l’essentiel des « valeurs » qu’il faudrait « partager ». Il ne suffit plus de « savoir faire » mais après le « savoir faire faire », il s’agit de « savoir être ».
L’évaluation participe d’une individualisation sans individu… Être mais quoi ? Être, alors que leur idéal est d’Avoir. Selon quels critères, les leurs ou les nôtres ? C’est le temps de l’évaluation permanente selon les critères des gestionnaires, jusque dans les hôpitaux et les écoles. Nous sommes devenus clients les uns des autres, en concurrence, chacun pour soi contre tous les autres, au sein de la même entre-prise, et pour cela conduits à faire des choses que l’on réprouve. Dans cet appareillage normatif, il n’est question ni de ce que chacunE fait, réalise, élabore, ni des empêchements, des collaborations nécessaires, des moyens disponibles ou non, de l’écart qu’il a fallu combler entre le prescrit des normes qui nous envahissent et le travail réel, tout ce qu’il a fallu mettre en œuvre pour faire malgré tout.
Tout une part du travail reste invisible à l’évaluation :
- Les prescriptions ne permettent pas de faire le boulot, les travailleurs doivent pour y parvenir quand même le réaliser par des trucs, des gestes de métier dans le secret, en se mettant hors la loi sans pouvoir en faire état.
- Le vocabulaire du métier n’étant pas celui des gestionnaires ou des cadres scientifiques, le dialogue est coincé, l’expression interdite.
- Les connaissances ne sont pas considérées, seule la compétence requise par le poste est reconnue.
- Pour les femmes, cela est particulièrement criant, nombre de leurs connaissances étant considérées comme appartenant au domaine de l’affectif, de l’inné, non-mesurables et donc réduites à des marchandises négligeables car non professionnelles…
Le travail réel est inconnu du management qui gère. Il s’agit de faire en sorte que chacunE s’auto-évalue, se calibre soi-même, mais après avoir fait sienne les valeurs de l’entreprise. L’aliénation devient participative et se transforme en compétence. Au lieu d’adapter le travail aux femmes, aux hommes qui le font, ce sont elles et eux qui doivent s’y mouler, s’y confondre pour disparaître. D’outil de construction éventuel de la personne, le travail devient pathogène. Alors que l’organisation du travail est la raison essentielle du mal-être, chacunE est renvoyéE à ses présumées faiblesses, inaptitudes. Les formations pour « savoir gérer son stress », sont ouvertes à volonté à ceux et celles qui veulent rester compétitifs, employables. Les « n+1 » sont formés à détecter les déviantEs pour les écarter ou les remodeler, en lieu et place des directions qui se déchargent ainsi de leur responsabilité, mettant en danger tout le monde, sauf elles.
Des conséquences de plus en plus visibles Les cabinets « d’experts » s’engouffrent sur le marché du stress, de la souffrance, certains préconisant la collaboration avec les directions, jusqu’à faire des autopsies psychologiques (cabinet Technologia chez Renault ), renommée « postvention ». Le patronat qui veut rester maître dans ce qu’il considère comme sa propriété veut avoir à sa botte les médecins du travail et s’attaque à ceux qui résistent.
Les syndicats sont appelés à négocier des accords « qualité de vie au travail », mettant à disposition des « n° verts », des cellules d’écoute et en même temps des commissions court-circuitant les CHSCT, sans jamais remettre en cause les orga- nisations. Certains syndicats reprennent le point de vue de l’Observatoire social international (2) : « le bien-être au travail et le droit à la santé, responsabilité sociale des entreprises d’initier un nouveau modèle de croissance et de compétitivité fondé sur l’innovation sociale, l’implication individuelle et collective des salariés et par de nouvelles formes de coopération entre les acteurs économiques, sociaux, associatifs et politiques ». Vive le dialogue social !
Amputés du pouvoir d’agir, le mal-être nous envahit. Une chape de plomb est mise sur le travail, les conditions de travail et les raisons des souffrances. À nous de la faire éclater !
Les travailleurs sont les sujets de leur activité, et non des victimes passives et dépourvues d’intelligence. Avec eux, il s’agit de faire ou refaire de l’oppression, de l’aliénation un objet central de notre activité militante dans et hors l’entreprise, au même niveau que l’exploitation, de remettre en question par la controverse le sens de l’organisation du travail et le travail.
Alain Jacques
1- Ministère des Affaires Populaires, Les bronzés font du ch’ti, PIAS, 2009.
2- L’OSI est une structure associative constituée à l’initiative de la DRH de GDF Suez et du dirigeant de la CFDT Jean Kaspar
http://npa2009.org/node/38155
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