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Privatisation du fret SNCF : « On fait tout pour couler le ferroviaire »
Syndicats de cheminots et associations écologistes ont manifesté en Normandie contre le démantèlement programmé de la filiale de la SNCF dédiée aux marchandises.
Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime)
Ils ont du mal à se faire entendre, alors ils redoublent d’énergie. Sous une pluie battante, balayé par un vent facétieux, un cortège d’environ 400 cheminots et leurs soutiens s’élance en rangs serrés en bordure des voies ferrées, mardi 21 novembre à Sotteville-lès-Rouen, en Normandie. L’ancienne gare de triage a été choisie comme symbole pour cette mobilisation unitaire, la 7ᵉ depuis l’annonce, le 23 mai, à la surprise générale, du plan de liquidation de Fret SNCF.
Autrefois reluisant, ce vaste complexe ferroviaire ne voit plus passer qu’une poignée de trains de marchandises chaque jour. « Nous étions 500 en 2009, à trier les wagons 7 jours sur 7, en 3×8, raconte Stéphane Lachevre, conducteur de train sur la zone et élu Sud Rail au CSE de Fret SNCF. Nous ne sommes plus qu’une cinquantaine aujourd’hui et notre avenir, on ne le connaît pas. »
Cette décrépitude, qui touche tout le réseau de fret ferroviaire national, risque de s’aggraver avec la décision du gouvernement de liquider le principal acteur du secteur, gestionnaire de la moitié du trafic de marchandises. La filiale fret de la SNCF sera en effet fondue, fin 2024, dans deux nouvelles sociétés de droit privé, en vertu du plan de « discontinuité raisonnable », selon l’euphémisme du ministre des Transports.
La douloureuse a été imaginée par la France pour anticiper d’hypothétiques sanctions de la Commission européenne, qui enquêtait sur une possible aide d’État illégale. Les déficits de Fret SNCF avaient été épongés par sa maison mère et sa dette finalement reprise par l’État (5,3 milliards d’€), ce qui contrevient à la doxa européenne sur la libre concurrence — le fret ferroviaire étant ouvert à la concurrence depuis 2006.
Avec le plan de sanction, la SNCF doit céder progressivement 30 % de ses lignes les plus prometteuses à ses concurrents, ainsi que 62 locomotives. Et la future entité aura interdiction de répondre aux appels d’offres pour le transport dit « combiné » pendant dix ans. Ces trains embarquant d’un bout à l’autre de la France et de l’Europe des conteneurs, des citernes ou des camions (les fameuses « autoroutes ferroviaires ») sont en pleine croissance.
« On fait tout pour couler le ferroviaire »
« On ne peut pas faire mieux pour couler Fret SNCF, s’époumone Jérôme Lavens, secrétaire régional de l’Unsa ferroviaire Normandie, entre les pétards, les cornes de brume et les klaxons de TGV qui saturent la manif. On nous annonce la neutralité carbone en 2050 à l’échelle européenne, mais on fait tout pour couler le ferroviaire. »
Ce plan fut « sans doute la décision la plus difficile de [s] a vie professionnelle », confessait Clément Beaune, ministre des Transports, devant la commission d’enquête parlementaire, le 13 septembre. Le ministre veut néanmoins convaincre qu’avec les milliards d’euros promis par l’État [1], l’essor du fret ferroviaire est enfin pour demain. Dans un nouveau paysage économique, plus concurrentiel.
« C’est de la flûte de pan ! » clame Fabien Villedieu, porte-parole de Sud Rail, en extirpant de sa sacoche un épais document fraîchement stabiloté. Le bilan des services du ministère de l’Environnement sur la politique des transports, paru en novembre, affirme une baisse de 9 % des subventions d’investissement de l’État entre 2021 et 2022 dans le rail [2], malgré l’alignement des promesses, constate le syndicaliste avant de ranger son pavé de papier qui risque de prendre l’eau. Le rapport souligne aussi une stagnation de la part du train dans le transport de marchandises (à 10,4 % en 2022, contre 10,7 en 2021).
« Il faut comprendre que ce plan n’est pas un drame uniquement pour Fret SNCF, explique Fabien Villedieu entre deux interventions énergiques au micro d’une voiture sono grimée en locomotive à vapeur. Les concurrents de la SNCF ne pourront pas remplacer Fret SNCF. Elle faisait des activités utiles mais non rentables, comme le wagon isolé [formule sur mesure destinée aux petites cargaisons], qui affronte la concurrence de la route, dont les coûts de production sont très faibles. Elle ne paye pas l’entretien de l’infrastructure et les conditions de travail des chauffeurs ressemblent à de l’esclavage moderne. »
Retour sur la route ?
Sous les épais nuages normands, confondus à la fumée des fumigènes, les cheminots tiennent des comptes qui renforcent leurs inquiétudes : sur les 23 lignes que Fret SNCF est contrainte de céder à ses concurrents, 9 sont déjà reprises, mais les autres ont été prolongées jusqu’en juin 2024 faute de repreneur ou sont directement menacées de fermeture. La marchandise ira sur la route.
La France est soupçonnée d’avoir utilisé l’enquête européenne pour accélérer la mutation de son ancien fleuron ferroviaire public et purger dans ses effectifs. Elle avait demandé dès 2019 au cabinet McKinsey d’imaginer un cocktail de sanctions à proposer à Bruxelles, comme l’a révélé Sylvie Charles, ancienne directrice de Fret SNCF, lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire sur le sujet, le 28 septembre. Quitte à hypothéquer l’avenir du fret ferroviaire : le projet imaginé par le cabinet McKinsey, « ne garantissait ni la viabilité ni le report modal », souligne Sylvie Charles.
Avec la liquidation de Fret SNCF dans deux nouvelles entreprises, les cheminots perdront le bénéfice des accords d’entreprise. Et le plan prévoit 10 % de baisse d’effectif — soit 500 postes supprimés — par le jeu des transferts de salariés à la concurrence et des démissions. « À Perpignan, on sera une quinzaine de conducteurs en trop, la direction va inciter les gens à partir au TER », détaille Cyril Gourdon, conducteur à Périgny.
Sur une passerelle soufflée par le vent, en surplomb des voies partiellement gagnées par les mauvaises herbes, Fabienne Sagot replace ce plan dans le contexte d’une profonde et brutale réorganisation de la SNCF. « L’année dernière, nous avons perdu 53 postes [sur les guichets et les gares] sur l’axe nord, soit près d’un tiers des effectifs. C’est un énorme plan social déguisé, qui entraîne la fermeture des gares et des guichets, regrette l’élue CGT Cheminots. Il n’y a plus de service public, nous n’aidons plus les gens. »
La sono crache le refrain entêtant d’une chanson de rap dédié à ce combat oublié par la plupart des grands médias. C’est le rappeur RemremX, du groupe Planète boum boum, émanation d’Alternatiba Paris repérée dans les cortèges des manifestants pour les retraites.
Il tourne le clip d’un nouveau morceau manifeste, avec le soutien de l’Alliance écologique et sociale, un nouvel attelage, issu de la coalition Plus jamais ça et réunissant un panel large d’organisations (Alternatiba, Amis de la Terre, Attac, la FSU, Greenpeace, Solidaires) sur des combats emblématiques mêlant social et écologie. Le train et l’eau figurent en tête de ses priorités. « On a des alliances que j’ai très rarement vues sur un tel sujet, s’exclame Julien Troccaz, de Sud Rail. C’est le résultat de convergences nées pendant le mouvement contre la réforme des retraites. »
Dans une autre grappe de manifestants, écharpe tricolore en bandoulière, la députée insoumise du coin Alma Dufour trouve elle aussi des motifs d’optimisme. En commission des Finances, une majorité politique hétéroclite de la gauche à LR en passant par le Modem, avait été trouvée le 26 octobre pour voter une augmentation de 1,5 milliard d’euros en faveur du fret ferroviaire. « Il y a une majorité alternative sur ce sujet, souligne la députée. S’il n’y avait pas de 49.3, on pourrait augmenter l’investissement. »
Erwan Manac’h et Émilie Sfez (photographies)