Couvert d’ or!
Lorsqu’on parle de l’Afrique du Sud, on pense à l’apartheid, ce système de ségrégation raciale institutionnalisée qui fut instauré par le Parti nationaliste au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, après l’indépendance du pays, système qui fut finalement démantelé au début des années 1990, pour désamorcer la situation explosive créée par la mobilisation de la classe ouvrière noire. Mais, en réalité, les promoteurs de l’apartheid n’avaient rien inventé. Ils n’avaient fait qu’ériger en système la politique ségrégationniste menée par le colonialisme britannique depuis le début du siècle, politique qui n’avait été que l’expression directe et brutale de l’avidité des compagnies minières britanniques.
Le pillage britannique de l’Afrique du Sud. Tout commença par la découverte dans le Transvaal (la région entourant Johannesburg) de gisements considérables de diamants en 1870, puis d’or en 1886. L’État britannique, qui n’avait eu jusque-là qu’une présence limitée aux deux régions les plus fertiles (celle du Cap et du Natal), entreprit d’étendre son emprise à l’ensemble du territoire, éliminant d’abord le royaume Zoulou, puis écrasant les républiques formées par la vieille émigration néerlandaise des Boers, au terme d’une guerre qui fut l’une des plus sanglantes du 19e siècle. Le capital britannique eut alors les mains libres pour piller les ressources minières du pays. Dans les années qui suivirent, on enregistra pas moins de 299 nouvelles entreprises minières à la cotation de la Bourse de Londres.
Mais encore fallait-il extraire ces minerais. Les énormes réserves d’or du Transvaal étaient de basse teneur. Pour en tirer assez d’or pour satisfaire l’appétit insatiable des actionnaires, il fallait une main-d’oeuvre très nombreuse. Or la population noire du pays n’avait aucune envie d’abandonner les campagnes, où elle parvenait à subsister de l’agriculture et de l’élevage, pour aller se tuer au travail dans les mines des Blancs. Les compagnies minières eurent donc recours à tous les subterfuges. Elles importèrent des condamnés de droit commun d’Angleterre et de la main-d’oeuvre semi-servile d’autres colonies britanniques et de Chine. Les autorités coloniales essayèrent d’imposer de lourds impôts en argent aux paysans noirs, espérant que, comme dans d’autres colonies africaines où l’argent n’avait pratiquement pas cours dans les campagnes, cela suffirait à contraindre les paysans noirs à aller travailler dans les mines afin de pouvoir payer leurs impôts. Elles instituèrent même un système de passeport intérieur, sous la forme d’un bracelet en métal soudé autour du bras, destiné à faciliter l’arrestation des fuyards. Mais rien n’y fit. L’appareil colonial, centré sur les villes, ne pouvait pas faire la police dans les campagnes, ni donc empêcher les mineurs noirs d’y prendre la fuite. Et ceci d’autant moins que les conditions de travail dans les mines et l’insalubrité des campements étaient si terribles que la Chambre des mines elle-même reconnaissait un taux annuel de décès de 8 à 10 % parmi les mineurs ! Pour convaincre les mineurs de rester au travail, les compagnies durent se résoudre à l’impensable, en augmentant leur salaire…
L’expropriation de la population noire Finalement, à partir de 1910, l’État britannique mit en place une solution radicale au manque de main- d’oeuvre dans les mines. D’abord, les territoires britanniques d’Afrique du Sud furent unifiés dans une Union Sud-Africaine, protectorat britannique placé sous la protection de l’armée coloniale et doté d’un appareil d’État renforcé par une cohorte de fonctionnaires coloniaux. Puis vint toute une série de lois destinées à enfermer la population noire dans un carcan répressif et surtout à la priver de toute possibilité d’échapper à la mine. C’est ainsi que, d’un trait de plume, le Native Land Act (loi sur le droit à la terre pour la population autochtone) de juin 1913 interdit à la population noire toute activité agricole de subsistance sur 88 % du territoire sud-africain. Sur les 12 % restants, un tiers était inhabitable et le reste, constitué de terres très pauvres, fut divisé en « réserves » dans lesquelles toute la population rurale noire dut s’entasser. La seule solution pour échapper à la famine était désormais d’envoyer les hom- mes valides travailler là où les Blancs offriraient un salaire. D’un coup, une importante section de la population noire se trouva incorporée de force dans la classe ouvrière, transformée en travailleurs saisonniers faisant le va-et-vient entre les mines et les réserves où étaient enfermées leurs familles. D’autres lois furent introduites dans la foulée, interdisant aux ouvriers noirs l’accès aux emplois qualifiés ou à toute forme d’apprentissage, et limitant leurs mouvements strictement autour des lieux où ils étaient employés. À peine ces mesures introduites, les salaires des mineurs noirs furent réduits de 30 %. Mais ils ne furent pas les seuls à payer cette note amère. Les patrons profitèrent de l’abondance de la main-d’oeuvre noire pour baisser les salaires de tous les travailleurs, blancs compris. Qui plus est, 47 % des ouvriers du pays furent déchus de la citoyenneté sud-africaine et se trouvèrent soumis à toutes sortes de restrictions dans leurs mouvements.
L’émergence d’une nouvelle classe ouvrière La mise en place de ce système d’oppression par l’État britannique, en expulsant la population rurale noire de ses campagnes, eut pour effet de créer une nouvelle classe ouvrière. Celle-ci, soumise à une exploitation féroce, dut apprendre rapidement à utiliser les armes de la lutte de classe. Jusque-là, le mouvement ouvrier sud-africain avait été centré sur une classe ouvrière blanche peu nombreuse, et animé par des militants d’origine anglaise ayant apporté avec eux les traditions et les préjugés du mouvement ouvrier anglais. Bien que militant, ce mou- vement ouvrier était toujours resté faible, paralysé en particulier par ses réticences à rechercher le soutien des ouvriers noirs. Mais il ne fallut pas attendre longtemps pour que les travailleurs noirs se manifestent à leur tour de façon autonome et, cette fois, sur une tout autre échelle. Dès 1918, les mines d’or du pays connurent une très grande grève. Alors que lors d’une précédente vague de grèves, en 1913, les mineurs blancs n’avaient réussi à mobiliser que 18 000 des leurs, sans vraiment affecter la production, cette fois 71 000 mineurs noirs se joignirent à la grève, forçant à la fermeture les deux tiers des mines d’or de la région du Witwatersrand. La répression fut terrible. Onze grévistes furent abattus et 120 furent blessés dans les affrontements avec l’armée. Mais les grévistes remportèrent néanmoins une hausse de salaire de 11 %. Le président de la Chambre des mines, sir Evelyn Walters, devait exprimer tout le dépit des siens en ces termes : « Cette grève était bien préparée et disciplinée, et pas du tout une « révolte instinctive ». Elle a montré que des milliers d’hommes d’origines régionales très différentes et appartenant à de multiples communautés rurales peuvent unir leurs forces de façon efficace. C’est un phénomène nouveau, la première véritable grève jamais menée par des travailleurs coloniaux. » Oui, une nouvelle classe ouvrière était née. Et, par la suite, elle devait en faire voir de toutes les couleurs tant à la bourgeoisie sud-africaine qu’aux trusts internationaux.
François ROULEAU
http://www.lutte-ouvriere-journal.org/?act=artl&num=2342&id=41
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