Un vrai feu d’artifice: quatre livres de personnalités ou d’économistes socialistes ont pré- cédé, ou accompagné, la constitution du gouvernement de Manuel Valls et la présentation de sa politique visant à aller plus loin, plus vite et plus fort sur le chemin du « pacte de respon- sabilité ». La France au défi d’Hubert Védrine est paru fin février (Fayard). Éloge de l’anormalité de Matthieu Pigasse (Fayard), Quand la France s’éveillera de Pascal Lamy (Odile Jacob) en mars, et Changer de modèle des économistes Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen en avril (Odile Jacob). Chacun veut faire entendre sa petite musique personnelle, mais les différences comptent peu. Les uns et les autres participent de la même promotion du « social libéralisme » qui sous-tend la politique du gouvernement Hollande-Valls. Et ils s’appuient sur des idées reçues bien dans l’air du temps.
Offensive coordonnée En principe, qui se dit de gauche n’est pas contre le Smic. Pascal Lamy est même «partisan de l’instauration d’un salaire minimum dans chacun des pays euro- péens» (Quand la France s’éveillera, page 89). Et le trio Philipe Aghion, Gilbert Cette, Elie Co- hen pense que «l’existence d’un Smic est indispensable pour définir une norme et pour com- penser le faible pouvoir de négociation de nombreux salariés» (page 179). Mais, ils sont comme les soi-disant adversaires résolus de la peine de mort… «sauf pour les crimes d’enfants» ou «sauf pour les crimes en série» ou «sauf pour les crimes terroristes».
Début avril, dans le service après-vente de son livre P. Lamy s’est dit « favorable à des boulots pas forcément payés au Smic ». Il a récidivé début mai : « Avec 25% de chômage des jeunes, il n’y a plus de tabou ». Pour leur part, Aghion, Cette et Cohen, se prononcent, dans leur livre, pour un gel au moins partiel du Smic et pour une réforme « ambitieuse » de celui-ci qui « ne doit exclure a priori aucun aspect: révision de fond de la règle de revalorisation automatique, régionalisation, différenciation selon l’âge… ». (page 180).
Évidemment, une telle aubaine ne pouvait laisser indifférent le président du Medef. Pierre Gattaz s’est immédiatement engouffré dans une si belle brèche, réclamant un salaire « transitoire » inférieur au Smic pour « faciliter l’entrée des jeunes dans le marché du travail ». Au passage, celui qui a augmenté en 2013 sa rémunération de patron de Radiall (hors dividendes d’actionnaire principal) de 29% pour la porter à 420.000 euros, livre cette colossale tartuferie : « Il y a une exigence d’exemplarité. On ne peut pas demander des efforts aux salariés et ne pas se l’appliquer soi-même ».
La proposition a été repoussée par Manuel Valls d’une ferme main gauche, cependant que la droite décidait fermement de poursuivre le gel des salaire des fonctionnaires, des pensionnés, des bénéficiaires de prestations sociales et d’amplifier la baisse des charges et des impôts des entreprises. Le débat sur le Smic ne serait donc là que pour mieux faire accepter les autres attaques sociales, commente Daniel Schneidermann. C’est aller trop vite en besogne. Même si elle ne se traduit pas en actes immédiats, il faut prendre cette attaque contre le Smic au sérieux. C’est en tout cas ce que fait la CGT qui parle d’offensive coor- donnée. Il y a un mois déjà, souligne-t-elle, la Commission européenne avait ouvert le feu dans son Bilan approfondi sur la France 2014. Elle consacrait cinq pages de son rapport au Smic et incitait le gouvernement français à s’attaquer à celui-ci, au niveau général des salaires, ainsi qu’à leur système de négociation. (…)
Le Smic pénalise-t-il la compétitivité ? Non, répondent Pierre Concialdi et Michel Husson économistes à l’IRES qui passent en revue les « arguments » contre le Smic dans un document de travail publié en 2013. La proportion de salariés payés au Smic travaillant dans les secteurs exportateurs est faible: en 2011, cinq salariés payés au Smic sur six travaillent pour le marché intérieur. « Ce constat, ajoutent-ils, permet de rappeler que toutes les mesures visant à accroître la compétitivité par baisse du « coût du travail » ne peuvent être ciblées sur le secteur exposé à la concurrence internationale (notamment en raison des règles européennes) et constituent donc une forme de subvention aux entreprises du secteur abrité, qui ne peut être justifiée par l’argument de compétitivité ».
Le Smic est-il un frein à l’emploi des travailleurs non qualifiés et notamment des jeunes? Le taux de chômage est beaucoup plus élevé chez les jeunes de 15 à 25 ans que chez les plus de 30-35 ans (plus de 20%, contre 8%), chez les non diplômés que chez les diplômés (16% contre 6% à partir de bac +2) et singulièrement pour les jeunes, où le taux de chômage atteint 46% pour les non diplômés ou titulaires seulement d’un brevet ou d’un BEP. .
Faut-il incriminer le niveau « excessif » du Smic ? À partir de 1993 une politique d’exonérations de cotisations sociales employeurs est supposée diminuer le « coût relatif du travail » pour les bas salaires. Jusqu’en 2000, la part de l’emploi non qualifié augmente. Mais depuis, elle recule à nouveau, constatent Pierre Concialdi et Michel Husson. Le problème, selon eux, serait bien davantage lié au recul de la production manufacturière en France qu’au coût relatif du Smic.
Alors qu’il existe déjà plus d’un million d’emplois aidés, c’est-à-dire « en dessous du Smic » pour les salariés les plus « éloignés » de l’emploi, sans compter l’apprentissage et les stages, une baisse du Smic pour les jeunes ou pour les chômeurs non qualifiés ne permettrait pas de créer de l’emploi pour les moins formés et les moins diplômés. Comme l’explique l’éco- nomiste André Gauron qui tient un blog sur le site d’Alternatives Economiques, « le “plein em- ploi” des diplômés se réalise par un accès aux emplois qualifiés mais aussi pour une part aux emplois peu ou non qualifiés dont les peu ou non diplômés se trouvent de ce fait évincés. Les travaux de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) sur les contrats aidés et sur les contrats de professionnalisation confirment que même lorsque les contrats sont ciblés “jeunes peu ou pas diplômés”, les employeurs tendent plutôt à recruter des jeunes diplômés ». Ce n’est donc pas en ajoutant un nouveau salaire minimum que l’on changera le comportement des entreprises en matière de gestion de la main-d’œuvre. Penser notamment que les travailleurs non qualifiés acquis à bas prix se verraient accorder par leur employeur de coûteuses formations pour augmenter leurs compétences leurs productivité et leurs salaires une fois dans l’entreprise, relève au mieux d’une vue de l’esprit. De plus, explique encore André Gauron, il faut se méfier beaucoup des raisonnements qui prétendent pouvoir mesurer le salaire « légitime » des personnes non qualifiées à l’aune de la « faible productivité » de leur emploi. (…)
Le Smic est-il un mauvais moyen de lutter contre la pauvreté? Certes, le Smic étant un minimum horaire, il ne protège pas contre les situations de précarité sociale liées à des durées d’emploi courtes et/ou irrégulières, rappellent Pierre Concialdi et Michel Husson. Or à peine la moitié des salariés rémunérés au salaire minimum travaillent à plein temps. Prétendre que la baisse du Smic permettra de traiter ce problème relève de l’escroquerie intellectuelle. Il est par contre « difficile de soutenir qu’un salaire minimum élevé ne réduit pas la pauvreté », comme le montre par exemple une comparaison entre la situation française et la situation allemande où l’absence de Smic et la multiplication des minijobs (plus de 7 millions dont 5,5 millions de mini- jobers exclusifs) conduisent à un taux de pauvreté en forte croissance malgré le plus faible chômage, alors qu’il reste inférieur à la moyenne européenne en France.
Pour compenser la baisse du Smic, Aghion, Cette et Cohen préconisent de privilégier le RSA comme moyen de lutte contre la pauvreté. Mais comme ils ne veulent ni le déficit ni la hausse des impôts, la cohérence les conduit à préconiser une concentration de la protection sociale sur les plus bas revenus. « Autrement dit, note André Gauron, pour sortir de la crise, il faudrait créer plus de pauvreté et de précarité en même temps que pénaliser les classes moyennes en les privant de certaines prestations pour voler au secours de ceux qu’on a préalablement réduit à l’état de salarié-assisté ».
Le Smic français n’est-il pas trop élevé par rapport aux autres pays européens? Le Smic en France est effectivement l’un des plus élevés d’Europe en valeur nominale (9,53 euros brut par heure), en standard de pouvoir d’achat et en proportion du salaire médian (60%). Ces chiffres doivent cependant être relativisés. Parmi les pays qui ont un salaire minimum, la France fait en réalité partie d’un groupe de pays où celui-ci est à un niveau assez comparable, groupe qui comprend le Luxembourg, l’Irlande, les pays du Benelux et le Royaume-Uni.
Ensuite, parmi les pays qui n’ont pas de salaire minimum légal, tous ne sont pas dans la situation de l’Allemagne et de ses millions de minijobers. Les pays scandinaves (Suède, Dane- mark) n’ont pas de Smic. Mais tous les salariés, sauf les migrants, sont couverts par des conventions collectives de branche au-dessus de 70% du salaire médian supérieurs, c’est-à-dire au-dessus du Smic français. Un haut niveau du salaire minimum effectif est en fait une caractéristique du modèle suédois vanté ici par ces mêmes économistes qui trouvent le Smic trop élevé en France.
Surtout, l’offensive contre le niveau du salaire minimum n’est pas une spécificité française. Elle est menée y compris dans les pays où le Smic est plus bas en valeur et en proportion du salaire médian. En février 2012, le gouvernement grec a pris la décision dras- tique de réduire le salaire minimum national de 22%. Il a baissé en Irlande, il est gelé au Portugal et en Espagne. En réalité, l’attaque contre le Smic est une pièce importante des politiques « de dévaluation interne » visant à la baisse généralisée des coûts salariaux au nom du redressement de la compétitivité. La baisse du salaire minimum permet d’exercer une pression à la baisse sur toute la pyramide de salaires mis à part ceux du très haut de l’échelle.
Une politique européenne de salaire minimum Au lieu de vouloir faire participer la France à cette course sans fond et sans espoir, l’alternative consiste à rechercher la mise en place d’une politique européenne de salaire minimum. Ce n’est pas chose facile, y compris parce que les salariés des pays nordiques craignent que cela les pénalisent. Il ne s’agirait pas d’établir un salaire minimum unique. Mais, comme le préconise la Confédération européenne des syndi- cats, que dans tous les pays européens où il existe des salaires minima, le niveau de ceux-ci soit d’au moins 50% du salaire moyen national et de 60% du salaire médian national. Pour de nombreux pays européens, la mise en œuvre de cet objectif européen impliquerait des relè- vements substantiels de leurs salaires minima nationaux. Pour la France cela permettrait une utile consolidation. (…)
Par Bernard Marx| 12 mai 2014
http://www.regards.fr/web/idee-recue-numero-3-le-smic-est,7722