
Une question décisive
Pour bien des militants qui observent la situation française, la volonté des défenseurs de l’école publique de préserver le cadre national des programmes et des diplômes est parfois peu facile à comprendre, car dans d’autres pays, toute velléité du pouvoir central de renforcer son contrôle sur les écoles ou les universités est perçue comme une tentative caporaliste inacceptable.
Ces différences d’approches traduisent l’histoire différente des luttes de classes selon les pays et la manière dont les bourgeoises ont constitué leur État respectif et développé un système d’en- seignement public. Sur ce plan, la situation française reste marquée par la révolution bourgeoisie de 1789 qui a construit un État fortement centralisé pour briser les reins à l’ancien régime et à ses pouvoirs locaux. De la même manière, la bourgeoisie du XIXe siècle qui avait encore, histo-riquement, un rôle progressiste à jouer, a combattu l’obscurantisme clérical en organisant un enseignement public très centralisé et unifié : un seul programme pour chaque niveau, les mêmes horaires pour tous, le même calendrier de vacances scolaires, et le même statut pour les instituteurs.
Cela répondait en particulier aux besoins de la bourgeoisie industrielle et des banques.
Depuis plusieurs décennies, cette bourgeoisie – qui n’a plus, depuis belle lurette, de caractère progressiste – a entrepris de remettre en cause le caractère public et national de cet enseignement. Le régime du général de Gaulle développa le financement des écoles privées, généralement cléri-cales, et les gouvernements successifs, dont ceux des années Mitterrand puis du gouvernement Jospin, entreprirent de fissurer et d’affaiblir ce caractère national. Ces « réformes » successives provoquèrent d’importantes mobilisations.
Combats en défense du caractère public et national de l’enseignement
Toute l’histoire de la lutte des classes en France depuis la prise du pouvoir par de Gaulle en 1958 est jalonnée par d’importantes, voire gigantesques mobilisations en défense de l’école publique et de l’université. Parfois, ces mobilisations se traduisirent par une défaite. D’autres fois par un succès, mais jamais définitif, la bourgeoisie revenant inlassablement à la charge. Ainsi l’historique mobilisation contre la loi Debré (qui organisait le financement des écoles religieuses) se traduisit par la collecte de plus de 10 millions de signatures et par une immense manifestation (près de 400 000 manifestants) à Vincennes le 19 juin 1960. Mais les organisateurs refusèrent de marcher sur Paris comme le voulaient nombre de manifestants : ces dirigeants, notamment syndicaux ayant ainsi choisi de protéger le gouvernement, la loi Debré votée en 1959 ne fut pas abrogée et s’applique toujours.
À l’inverse, la puissante mobilisation, en 1986, des étudiants et des lycéens contre le projet de loi du ministre de l’enseignement supérieur Devaquet qui prétendait instaurer la sélection à l’entrée de l’université – mobilisation qui culmina avec une exceptionnelle manifestation à l’Assemblée nationale (au cours de laquelle fut sauvagement tué l’étudiant Malik Oussekine), se termina par la débandade des ministres du gouvernement Chirac.
On pourrait prendre d’autres exemples. Mais, échec ou succès provisoire, l’essentiel est que ces mobilisations ont formé des générations de militants, qui ont intégré – quasi comme un réflexe – deux acquis pratiques : la nécessaire auto-organisation des mobilisations (ce qui ne veut pas dire le rejet des syndicats) et la nécessité de centraliser le combat contre le gouvernement et sa politique. De là résulte, à chaque vague de mobilisation, la constitution de coordinations nationales qui tendent à fonctionner comme un comité central de grève.
Enseignement national et diplômes nationaux
Il résulte de cette histoire et de ces combats une conviction qui est très fortement enracinée parmi les travailleurs, et en particulier parmi les militants syndicaux et politiques « ouvriers », selon laquelle ce sont toujours les couches les plus réactionnaires qui veulent démolir le caractère national et gratuit de l’enseignement public, et que ce sont les mobilisations des enseignants, des lycéens et des étudiants appuyés sur le mouvement ouvrier, qui défendent le caractère centralisé et national de l’enseignement, de ses moyens financiers, de ses programmes et de ses diplômes.
Certains en arrivent d’ailleurs ainsi à valoriser l’école « de la République » en oubliant qu’il s’agit d’une République bourgeoise et d’une école originellement construite pour les besoins du capitalisme. Il n’en reste pas moins que la gratuité de cet enseignement public, qui plus est protégé du contrôle des Eglises, demeure un acquis qu’il convient de défendre, et cela d’autant plus que la classe ouvrière a pu imposer qu’un nombre croissant de ses enfants puisse faire des études de plus en plus longues, même si l’inégalité sociale perdure fortement dans le système scolaire et l’enseignement supérieur (et, contrairement aux discours officiels, les réformes en cours accentuent cette inégalité).
Cela est d’autant plus vrai que ce système centralisé a, durant plus d’un siècle, délivré un ensemble de diplômes nationaux ayant une « valeur » nationale. Certes, cela correspondait alors aux besoins du patronat, mais cela est devenu une arme aux mains des travailleurs dans la mesure où ces diplômes et qualifications sont la base des conventions collectives, et limitent ainsi la concurrence entre les travailleurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que la bourgeoisie (et le gouvernement actuel) ne cesse de vouloir démanteler ces diplômes nationaux, en cherchant à les remplacer par des « compétences individuelles » enregistrées sur un livret personnel : une sorte de néo-livret du travail rappelant le livret qui existait au XIXe siècle.
Dès lors, les positions de chacun sont clairement identifiées : et les militants révo- lutionnaires, les courants syndicaux « lutte de classe » combattent au côté de tous ceux qui défendent, pour l’école publique, un cadre national (programmes nationaux et diplôme nationaux) et des personnels protégés par un statut national. Les qualifications et diplômes nationaux étant des éléments substantiels des conventions collectives, il est donc possible de souder sur cette base, dans un même combat, les personnels de l’enseignement avec l’ensemble des salariés ainsi qu’avec les étudiants et les lycéens, et avec leurs organisations respectives. C’est en particulier quand se réalise une telle unité que peut être infligée une défaite au gouvernement, comme ce fut le cas en 1986 (avec retrait de la loi du ministre Devaquet), et en janvier 1994 lorsqu’un million de manifestants imposèrent le retrait d’un article décisif de la loi Bayrou accroissant le financement de l’école privée.
Une telle unité peut aussi se réaliser en défense du droit du travail, comme ce fut notamment le cas en 2006 quand se réalisa un front unique pour imposer, après trois mois de grèves et manifestations, l’abrogation du décret décidé par Dominique de Villepin, premier ministre de Chirac, instaurant l’inacceptable Contrat première embauche (CPE).
De telles alliances entre la classe ouvrière, la jeunesse et les personnels de l’éducation font partie des pires cauchemars de tout premier ministre au pouvoir à Paris.
Serge Goudar 19 décembre 2013
http://alencontre.org/europe/france/france-premieres-difficultes-du-gouvernement-face-a-la-resistance-des-enseignants-des-parents-et-des-etudiants.html
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