
Une militante communiste : Clara Zetkin (1857-1933)
Pour la conquête des droits démocratiques et sociaux
De manière significative, sa première brochure sur le sujet a pour titre « La question des travailleuses et la question féminine à notre époque ». Il y a bien une dimension spécifique à la question féminine, mais le combat féministe que mènent les militantes socialistes n’est pas le même que celui que mènent les autres courants, même les plus progressistes, du « féminisme bourgeois ».
Car tout diffère, selon Clara Zetkin: le milieu auquel on s’adresse, les préoccupations, les objectifs, les moyens d’action. Comme elle le précise au congrès de 1896 : « Engagées dans la lutte de classe, la prolétaire a autant besoin que la femme de la petite et moyenne bourgeoisie et les intellectuelles de l’égalité juridique et politique (…) Mais en dépit de tous ces points de contact (…) la prolétaire n’a rien de commun pour ce qui est de ses intérêts économiques décisifs avec les femmes des autres classes. Aussi l’émancipation de la prolétaire ne saurait-elle être l’œuvre des femmes de toutes les classes, elle sera uniquement l’œuvre de l’ensemble du prolétariat sans distinction de sexe».
Le centre de gravité est bien la lutte pour le socialisme. Et la première revendication est d’améliorer le quotidien des travailleuses, en exigeant l’égalité des salaires, mais aussi certaines dispositions particulières, comme les congés maternité, ou l’abolition du travail de nuit. Les argu- ments employés ne sont, il est vrai, pas toujours sans ambiguïté. Car cette dernière revendication par exemple s’appuie parfois sur la nécessité de préserver la santé des femmes en tant que mères. Mais dans le monde du travail, cette intervention rencontre un écho favorable qui ouvre ensuite bien d’autres opportunités pour discuter de tout.
Clara Zetkin reste profondément attachée à maintenir une indépendance complète vis-à-vis de ce qu’elle appelle le « féminisme bourgeois », lui-même très hostile à la Social-démocratie, à l’exception d’une toute petite frange qui se veut plus « progressiste », tout en appe- lant à voter pour les libéraux qui n’intègrent pourtant pratiquement aucune de leurs revendications. Cela n’empêche pas Clara Zetkin de proposer une politique particulièrement offensive, notamment sur le terrain des droits démocratiques.
Le combat pour le droit de vote des femmes en est une illustration. Cette revendication est défendue par Clara Zetkin en collaboration avec d’autres mouvements féministes. Elle doit néan- moins se battre sur deux fronts. Au sein de la Social-démocratie, il faut surtout joindre les actes à la parole. Avec les mouvements féministes, il faut convaincre que ce suffrage doit être effectivement accordé à toutes les femmes – mêmes pauvres –, ce qui est loin d’être gagné (sachant que le suffrage universel masculin n’existe pas non plus dans certains Etats comme la Prusse).
A la conférence féminine de Stuttgart, en 1907, Clara Zetkin fait adopter une résolution qui spécifie que « les partis socialistes de tous les pays ont le devoir de lutter énergiquement pour l’instau- ration du suffrage universel des femmes». A la conférence de Copenhague, en 1910, il est décidé d’organiser chaque année au mois de mars une journée internationale des femmes : ce sera le 8 mars. Sa revendication immédiate est l’obtention du droit de vote.
Fait notable : sur cette revendication démocratique, le mouvement ouvrier est alors en capacité d’entraîner la majeure partie du mouvement féministe qui se situe pourtant dans le sillage des partis libéraux. Mais on peut aussi observer que cette revendication n’a été obtenue en Allemagne qu’à la suite d’une révolution, après le renversement de l’empereur le 9 novembre 1918 et la proclamation de la république. Bien avant la France.
Dans le parti aussi
Clara Zetkin a beau répéter que «l’émancipation de la prolétaire ne saurait être l’œuvre des femmes de toutes les classes, elle sera uniquement l’œuvre de l’ensemble du prolétariat sans distinction de sexe», cela suppose que cette préoccupation soit effectivement prise au sérieux au sein du parti. Ce dernier part malheureusement avec un handicap assez lourd sous l’influence de Lassalle et de ses positions très proches de celles de Proudhon, qui considère que la place « naturelle » des femmes est à la maison.
Marx et Engels défendaient une toute autre position, mais au début des années 1870, il n’est pas rare de voir encore des syndicats se prononcer pour la suppression du travail féminin. C’est donc à la suite d’une longue bataille que les marxistes, avec Auguste Bebel, imposent un tout autre point de vue, faisant du même coup de la social-démocratie le seul parti réellement d’avant-garde sur cette question.
Mais du programme à l’activité quotidienne de ses militants, il y a parfois une certaine marge. Clara Zetkin en est convaincue : pour en faire une préoccupation réelle, il faut donner une plus grande visibilité et de plus grandes responsabilités aux femmes dans le parti. En particulier, ses statuts prévoient à l’occasion des congrès que les femmes puissent désigner directement un certain nombre de déléguées si aucune femme n’a été élue dans les assemblées des sections locales. Clara Zetkin se bat vigoureusement pour la mise en œuvre effective de cette clause, non sans succès : il n’y a encore que 25 déléguées femmes en 1901, mais elles sont 407 en 1907.
Surtout Clara Zetkin met en place à la veille de chaque congrès une conférence fémi- nine qui réunit de manière spécifique les femmes afin de leur permettre de discuter d’un certain nombre de sujets qui pourront ensuite être posés de manière plus concertée à l’occasion du congrès. Pratique qui est également étendue au sein de la Deuxième Internationale avec les «conférences féminines internationales». C’est d’ailleurs à l’occasion de l’une d’elle, à Copenhague en 1910, qu’est décidé le principe de la journée du 8 mars.
Le combat se mène à deux niveaux : il s’agit à la fois d’encourager les femmes à faire toutes les tâches du parti, tout en menant un travail spécifique en direction des femmes prolétaires. Sur le premier point, elle impose le terme de «Vertauenspersonnen» (personnes de confiance) pour désigner les propagandistes du parti, au lieu de «Vertrauensmänner » (hommes de confiance), afin de bien montrer que cette tâche est ouverte également aux femmes. En même temps, les statuts précisent en 1905 que «la propagande systématique dans le prolétariat féminin est assurée par des délégués féminines élues, si possible dans toutes les localités, en accord avec les instances du parti ». A la même époque, les ventes du Gleichheit explosent littéralement, signe que quelque chose est bien en train de changer dans la vie du parti.
Viser l’émancipation intégrale
Contrairement à certains préjugés, le mouvement ouvrier de l’époque n’ignore pas des questions qui prendront, il est vrai, une place plus grande par la suite, notamment à partir des années 1960-1970. Dans une Allemagne encore profondément imprégnée de morale religieuse, le journal de Clara Zetkin s’étend longuement sur les questions du mariage et du divorce. Elle défend – certes avec moins de vigueur qu’Alexandra Kollontaï – «l’amour libre», sans faire pour autant de la liberté sexuelle un étendard du combat féministe. Mais pour reprendre ici le point de vue exprimé par l’historien Gilbert Badia, «sa vie, peut-être plus que ses théories en la matière, illustre ses conceptions profondes. Elle a vécu, jusqu’à la mort de celui-ci, avec un homme dont elle a eu deux enfants et qu’elle n’a pas cru indispensable d’épouser (…) A trente-neuf ans, elle n’a pas hésité à vivre en union libre avec un jeune homme son cadet de dix-huit ans».
Quant à sa curiosité, elle est insatiable : elle est une des rares dirigeantes à s’intéresser à la psychanalyse, discipline alors toute nouvelle. Sur la question de la « nature féminine », sa position est incontestablement très en avance sur son temps, allant même jusqu’à contester l’idée qu’il y aurait naturellement chez les femmes un «instinct maternel». En même temps, il serait vain de vouloir découvrir chez elle une quelconque «théorie du genre». Mais son adhésion profonde au marxisme en tant que philosophie matérialiste lui donne malgré tout quelques atouts pour éviter toute forme de naturalisation des rapports humains…
On peut sans doute lui reprocher un certain optimisme sur la résolution des conflits de genre dans une future société socialiste. Mais ce n’est pas pire, ou pas mieux, que l’optimisme un peu général qui s’imposait à cette époque sur la société future, avant de faire l’expérience du stalinisme. Certains débats doivent être absolument remis dans leur contexte. Cela concerne en particulier la question de la limitation des naissances.
Au sein de la bourgeoisie, les idées de Malthus – qui voulait limiter la pauvreté en limitant le nombre de pauvres – restent très influentes. Ce qui explique sans doute pour une bonne part que l’idée même de planification des naissances soit très largement combattue au sein du mouvement ouvrier. Clara Zetkin se bat cependant vigoureusement pour la légalisation de l’avortement, au nom du libre choix pour les femmes à disposer de leur corps. En 1913, les députés sociaux-démocrates s’opposent au Centre catholique (l’un des principaux partis représenté au Reichstag) qui veut interdire la vente de préservatifs, en expliquant que le législateur n’a pas à en réglementer l’usage.
Sur l’avenir communiste, même si les idées restent vagues, quelques projets voient le jour dans le cadre d’un mouvement coopératif beaucoup plus développé qu’en France : coopératives de con- sommation, cuisines et laveries communales, restaurants coopératifs, cités-jardins… Autant d’ex- périmentations qui laissent entrevoir la possibilité d’une réorganisation de toute la société. De même, dans le domaine de l’éducation, bien des idées novatrices commencent à émerger, même si elles sont loin d’être aussi élaborées que celles développées plus tard par Montessori ou par Freynet. Ce sont parfois des choses toutes simples, comme la mixité dans les écoles, alors que l’alternative était soit de travailler pour un salaire de misère sans aucune qualification dans les milieux popu- laires, soit d’échapper à cette misère dans les milieux aisés en restant femme au foyer.
Mais après la révolution russe, le combat féministe change de nature. Car le communisme désormais n’est plus une utopie : c’est une réalisation pratique, pour le meilleur et parfois pour le pire. Une autre histoire… [5] Jean-François Cabral
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31202
Lire la suite