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13 avril 2014 ~ 0 Commentaire

Le 14 avril 1931 (2)


La proclamation de la République

Ces élections municipales constituèrent un succès écra-sant pour le camp républicain dans les grandes villes. La République fut proclamée deux jours plus tard, le 14 avril 1931. L’enthou- siasme populaire éclata en des manifestations monstres. Les prisonniers politiques sortirent de prison dans la liesse générale. Dans l’esprit des paysans pauvres, la république, cela voulait dire la réforme agraire, l’accession à la terre, la possibilité de manger à sa faim. Dans celui des ouvriers, la satisfaction de leurs revendications. Pour tous les pauvres qui célébraient son avènement, la république devait signifier la fin de leur misère, d’autres rapports sociaux. Les nouveaux dirigeants qualifiaient la révolution de « glorieuse, non sanglante, pacifique et harmonieuse » . Leur républicanisme était cependant relatif. Ils avaient laissé le roi se déclarer en vacance de règne et partir en exil, sans même exiger de lui qu’il abdique.

Le gouvernement provisoire fut confié à Alcala-Zamora, un politicien catholique de la monarchie, républicain de fraîche date. Aux côtés de républicains comme Azaña, trois socia- listes participèrent au gouvernement provisoire, dont le principal dirigeant du parti, Largo Ca- ballero, qui avait déjà accepté d’être conseiller d’État sous Primo de Rivera. Tout l’ancien appa- reil d’État resta en place : les fonctionnaires, les juges, les militaires. Quant aux masses, on les pria de prendre patience en attendant les Cortès constituantes qui devaient être élues en jui

La montée révolutionnaire Mais, dès le mois de mai, face aux premières tentatives des mo- narchistes de relever la tête, les travailleurs répondirent par des incendies d’églises et de cou- vents. En quelques jours le mouvement, parti de Madrid, se propagea jusqu’en Andalousie. N’osant utiliser la garde civile trop haïe, le gouvernement décréta la loi martiale, envoya l’ar- mée au secours des prêtres et s’empressa de créer une nouvelle force de police : les gardes d’assaut.

Les masses se radicalisaient, les paysans occupaient les terres, des grèves dures eu- rent lieu un peu partout, toutes les organisations ouvrières se développaient. On assistait à une véritable montée révolutionnaire. Le Parti Socialiste et l’UGT ne voulaient cependant pas la révolution, mais au contraire le retour au calme. Quant à la CNT, elle livrait des batailles par- fois très dures, organisait même des tentatives d’insurrection, mais en ordre dispersé, sans coordination ni plan d’ensemble. La politique de ces organisations empêchait en fait les mas- ses de rassembler leurs forces pour une lutte destinée à arracher leurs objectifs économiques et politiques. Le nouveau régime se révéla totalement incapable de dénouer la crise qui se- couait l’Espagne en procédant aux transformations politiques et sociales nécessaires. Il se fit, comme ses prédécesseurs, le défenseur inconditionnel des propriétaires terriens et des bour- geois contre les revendications des ouvriers et des paysans.

La république contre les aspirations des masses Le bloc républicain et socialiste, large- ment majoritaire dans les Cortès constituantes, révéla son impuissance à décider quelque ré- forme d’envergure que ce soit. Il avait affirmé dans la nouvelle constitution que « l’Espagne (était) une république des travailleurs de toutes les classes ». Mais il s’attacha surtout à ne pas léser les classes dominantes. Il fit bien figurer dans la nouvelle constitution des déclarations de bonnes intentions : la renonciation à la guerre, l’égalité des hommes et des femmes (qui reçu- rent le droit de vote), la reconnaissance des seuls mariages civils et le droit au divorce. L’en- seignement devait être laïque. Mais on n’osa même pas décider que l’État cesserait immé- diatement de payer les prêtres : on leur donnait encore deux ans de répit. Et lorsque cette constitution fut adoptée en décembre 1931, rien n’avait encore été fait en matière de réforme agraire. Alcala-Zamora devint Président de la République, Azaña Président du Conseil, les socialistes restèrent au gouvernement.

La loi sur la réforme agraire ne fut adoptée que courant 1932 et c’était une coquille vide. Elle ne prévoyait l’installation que de 50 000 familles par an sur les terres prises à de grands propriétaires qui seraient bien entendu indemnisés. Des millions de paysans attendaient impa- tiemment la terre. Seules 10 000 familles bénéficièrent de cette réforme.

La première chose dont le gouvernement Azaña s’était occupé, c’était « la loi de la défense de la république » qui réduisait à presque rien les droits démocratiques, autorisant le gouvernement à suspendre les libertés constitutionnelles, soumettant les réunions publiques et les manifestations à autorisation, la presse à la censure, limitant le droit de grève. Les auto- rités pouvaient arrêter et incarcérer sans jugement. Quant à la loi sur les associations, spé- cialement concoctée par Largo Caballero, elle obligeait tout simplement les syndicats, partis, associations à fournir à la police les noms et les adresses de tous leurs membres. Les anar- chistes et même des sections de l’UGT s’y refusèrent et la loi ne put être appliquée. Toutes ces lois furent utilisées uniquement contre les travailleurs et leurs organisations, les prisons se remplissant de paysans qui occupaient des terres, d’ouvriers grévistes, de militants anar- chistes.

Répression contre les ouvriers et les paysans, complaisance pour les monarchistes L’insurrection dirigée par les anarchistes dans la vallée du Llobregat, au sud de Barcelone, en janvier 1932, proclama le communisme libertaire. Elle ne s’étendit pas au-delà de deux districts qui tinrent cependant l’armée cinq jours en échec, avant d’être écrasés. Des milliers de tra- vailleurs révolutionnaires, dont les dirigeants anarchistes, furent incarcérés ou même déportés en Afrique. Les luttes paysannes qui se produisirent en 1932 furent, elles aussi, menées en ordre dispersé et écrasées. La réaction crut pouvoir relever la tête et en août 1932 le général Sanjurjo tenta d’organiser un putsch à Séville pour restaurer la monarchie. Les travailleurs de Séville réagirent immédiatement et firent échouer le coup de force. Le gouvernement dut sous- traire les conjurés à la fureur populaire. Ils furent tout de même condamnés à mort – on ne pouvait pas faire moins – mais aussitôt amnistiés, et ne restèrent que deux ans en prison. On les retrouvera plus tard avec Franco.

L’un des hauts faits d’armes de la nouvelle garde d’assaut eut lieu en janvier 1933 à Casas Viejas près de Cadix, dans cette Andalousie où le problème de la terre se posait de manière aiguë, à l’occasion d’une nouvelle tentative anarchiste. Les gardes tuèrent toute une famille anarchiste en incendiant la maison qu’ils ne parvenaient pas à prendre d’assaut. Puis ils abattirent 14 prisonniers. Le chef des gardes déclara qu’il avait reçu l’ordre de ne pas faire de prisonniers. L’indignation fut grande mais le Parti Socialiste resta solidaire du gouvernement

Les masses populaires étaient déçues par la « république de Casas Viejas ». La droite monarchiste préparait sa revanche. Elle s’était regroupée dans la CEDA, la « confédération espagnole des droites autonomes », autour de Gil Robles, connu pour ses sympathies envers Mussolini. Elle obtint au bout de quelques mois la dissolution des Cortès et l’organisation de nouvelles élections le 19 novembre 1933 qui consacrèrent sa victoire. L’un des anciens minis- tres socialistes, Prieto, eut le cynisme d’expliquer dans une interview : « Il est vrai que le gou- vernement de gauche en Espagne mena la politique de la droite (…). Dans cette époque de capitalisme pourrissant, la bourgeoisie espagnole ne pouvait même pas mener à bien la révo- lution démocratique bourgeoise ». Effectivement. Et il n’avait pas fallu plus de deux ans au Parti Socialiste, en s’alliant à ces républicains impuissants, pour mener la révolution espagnole au bord de la catastrophe.

http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/cercle-leon-trotsky/article/espagne-1931-1937-la-politique-de

L’hymne de la République, « Himno de Riego », qui a une version « édulcorée » mais dont les paroles populaires sont:  » Si les curés et les frères savaient la raclée qu’on va leur mettre, ils montraient à l’autel en chantant « liberté, liberté liberté »; si les rois d’Espagne savaient le peu qu’ils vont rester, ils sortiraient dans la ,rue en chantant « Liberté, liberté, liberté »…

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10 avril 2014 ~ 0 Commentaire

Génocide au rwanda (acrimed)

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Propagande pour petits et grands sur France Info

La chronique commence pourtant sur une définition sans ambiguïté du terme de génocide : une destruction organisée d’une population. Mais le journaliste verse aussitôt dans une grille de lecture ethnique : le génocide serait par définition commis sur un groupe « par un autre groupe », « les Hutus » dans le cas du Rwanda, là où les définitions juridiques ne parlent nullement de « groupe » mais parfois d’« un État » et il est bien plus juste de parler d’« extré- mistes » que de simples« Hutus » pour désigner les génocidaires. Ce qui pourrait n’être que le fruit d’un effort exagéré de simplification va s’aggraver dans la suite de la chronique pour devenir une falsification.

Intox immodérée

Après une présentation plutôt juste des crimes commis depuis les années 60, le journaliste explique que la France était présente dans le pays depuis longtemps, pour participer « à une mission de maintien de la paix » (ce qui est faux, puisqu’il s’agissait d’aider en réalité l’armée rwandaise à combattre un ennemi et qu’il n’y avait aucun mandat de l’ONU), et que « le pré- sident Mitterrand connaissait bien le président rwandais qui était un Hutu modéré  ». M. Yzard, dans cette dernière phrase nie le fait qu’Habyarimana était un dictateur, que la torture se pratiquait sous son régime, que de nombreux massacres de Tutsis ont eu lieu avec la par- ticipation des autorités.

S’il est vrai qu’il a signé les accords de paix, la modération n’est certainement pas ce qui le qualifiait. Le journaliste évite ainsi le sujet principal : la France a soutenu dès le début un régime infréquentable qui préparait le génocide, en pleine connaissance de cause. Dans le même ordre d’idées, M. Yzard précise que la France a formé la gendarmerie et l’armée rwan- daise et qu’elle « a ensuite été accusée d’avoir formé les milices [...] qui ont fait ce génocide », occultant donc que les forces régulières rwandaises ont été le fer de lance du génocide, que la France ne serait donc pas moins complice en s’étant limitée à leur formation.

« Tout a dérapé »

« Pourquoi les Français ont aidé les Hutus et pas les Tutsis ? ». Confus, le journaliste affirme que les Français ne les ont pas aidés, mais que « c’est un peu l’histoire qui a fait que les cho- ses se sont trouvées comme ça » (?) Il poursuit, « tout aurait pu s’arranger en 93 », parlant des accords de paix prévoyant un gouvernement de coalition « tutsi et hutu », mais il y a eu l’as- sassinat du président rwandais « et là tout a dérapé très très gravement ». Passons sur cette nouvelle réduction de la politique à l’ethnisme, Yzard nie là encore la méticuleuse préparation du génocide et affirme aux « juniors » que c’est l’attentat qui est à la base du génocide.

Le journaliste affirme ensuite que la France « est intervenue pendant le génocide pour tenter de le faire cesser » alors que l’opération Turquoise a cherché, avant tout, à stopper l’avancée du FPR (désigné comme l’ennemi par les gradés français), et a organisé la fuite des géno- cidaires vers le Zaïre. C’est nettement au FPR qu’on doit l’arrêt du génocide.

Un jeune demande alors si « c’est un peu comme si on avait aidé les nazis pendant la deu- xième guerre mondiale ». Yves Yzard est ferme : « non », « la France a été prise dans ses contradictions », « c’est vrai qu’il y a des faits qui ne sont pas très clairs, notamment dans la destruction de l’avion » (?) « en 2008, Bernard Kouchner [...] a admis une faute politique de la France, mais sans aller jusqu’à présenter des excuses », « donc il n’y a pas du tout une com- paraison… comme si on avait aidé les nazis ». L’argumentation confuse et sans logique du journaliste ne prouve rien du tout et ne consiste qu’à nier ce qu’il a pourtant partiellement reconnu auparavant (via les formations) : la France a bel et bien aidé les génocidaires.

C’est la faute à l’ONU

Yves Yzard affirme ensuite, au sujet de l’opération Turquoise, que la France « est la seule à avoir fait quelque chose », puis évoque « une démission de l’ONU » : « on a voulu envoyer des casques bleus mais ils n’étaient pas armés ». Il manque d’informations ou ment délibérément sur l’intervention de l’ONU au Rwanda : la Minuar était présente dès 1993 au Rwanda, avec des armes. Il lui a d’ailleurs été refusé de saisir des stocks d’armes avant le génocide. Il n’a donc pas été question « d’envoyer des casques bleus », mais au contraire, une résolution a retiré l’essentiel des effectifs onusiens du Rwanda. La France, membre du Conseil de sécurité, a participé à cette décision de retrait. Par ailleurs, elle a tenté de s’opposer à l’embargo sur les armes, puis, rédigeant le mandat de l’opération Turquoise, en a exclu l’arrestation des respon- sables du génocide. Affirmer que la France, qui a pleinement participé à freiner l’ONU, est « la seule à avoir fait quelque chose » est une présentation particulièrement biaisée du déroulé des faits.

Enfin, abordant la question des génocidaires présents sur le sol français, le journaliste explique l’impunité par le simple cours de la justice qui doit prendre le temps de rassembler des preuves. Il oublie opportunément de parler de l’absence de poursuites à l’initiative du Parquet, qui dépend de l’exécutif. Il oublie aussi les refus des gouvernements successifs de déclassifier certains documents et les manipulations importantes, et aujourd’hui avérées, autour du dossier monté par le juge Bruguière sur l’attentat. Il ressort de cette chronique la curieuse impression que les jeunes, censés être éclairés par le journaliste, ont bien plus à lui apprendre, par le bon sens qui transparaît de leurs questions. Mathieu Lopes, le 9 avril 2014

Nous publions, en tribune [1] et avec son autorisation, un article paru sur le site de l’asso- ciation Survie le 7 avril, jour de la commémoration des 20 ans du génocide au Rwanda [2]. (Acrimed) Après l’annonce du verdict du procès de Pascal Simbikangwa, France Info a diffusé une chronique intitulée « France Info Juniors » où le chef adjoint du service Monde de la rédaction, Yves Izard, répondait aux questions de jeunes sur le génocide des Tutsis. Ce qui aurait pu être un bon exercice pédagogique s’est révélé être en fait un morceau de propa- gande douteuse pour dédouaner la France ou, au mieux, de confusion pure.

http://www.acrimed.org/article4310.html

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04 avril 2014 ~ 0 Commentaire

Le mal comme idée religieuse, donc culturelle (lcr.be)

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« Alors qu’il commence à peine à s’adapter à sa nouvelle vie tranquille de père de famille, une organisation ultra-secrète, menant une lutte acharnée contre le Mal à l’échelle planétaire, vient frapper à sa porte. » Il s’agit d’une présentation du film d’animation Moi, moche et méchant 2, connu au Québec sous le titre Détestable moi 2.

Depuis qu’on a déclaré la guerre au terrorisme on nous submerge de l’idéologie du Mal (avec majuscule). Celle-ci est responsable de tous les maux qui frappent l’humanité. C’est le diable, Satan, le Prince des Ténèbres, Belzebuth. Beaucoup de gens, suivant en cela les dignitaires religieux et politiques qui infestent notre monde, partagent cette explication. Le fond de cette conception de l’homme c’est le péché originel.

Personne n’y échappe, sauf la Vierge qui fut conçue sans cette tare, comme nous apprend le dogme de l’immaculée conception. Beaucoup de mécréants quant à eux imputaient jadis le Mal au sang et de nos jours aux gènes. On prétend découvrir le gène de l’homosexualité, des maths, du vol à la tire et de la préférence pour la sauce anglaise et récemment de la religiosité. Mais une généticienne sérieuse vous dira que « le gène » d’un comportement spécifique n’existe pas, qu’il s’agit d’inter- actions entre différents gènes et variantes de gènes et en plus, que l’expression d’un gène dépend de beaucoup de choses, dont le milieu.

Si le Mal est responsable de toutes les calamités sociales, il ne faut pas chercher plus loin. Mettez les sorcières sur le bûcher, ou, dans un langage plus moderne, lancez la guerre, huma- nitaire, préventive et que sais-je encore. Dans son livre Radical Evil (Le Mal radical, 2002) Richard Bernstein souligne que la destruction du World Trade Center en 2001 est la « personnification du mal de notre temps ». Il ne semble pas se réaliser que les E.U.A. ont tué dans la dernière moitié du XXe siècle un nombre d’innocents très supérieur aux morts du 11 septembre.

On retrouve ce Mal dans d’innombrables œuvres littéraires et cinématographiques. Ils reflètent les conceptions sociales de ceux qui pensent pour nous et au-dessus de nous. Pour Dame Agatha Christie il y a des gens qui font du mal parce qu’ils sont nés avec ça. On les pend ou on les isole. Pour le Président Bush ce sont les États « voyous » qui portent le Mal en eux parce qu’ils ne connaissent pas la démocratie de la libre entreprise : il faut les envahir, anéantir et puis doter d’un régime qui satisfait au mieux l’impérialisme.

Ne vous méprenez pas. En rejetant le Mal comme explication je ne prétends pas que le crime est le résultat d’une « jeunesse malheureuse » ou d’une « mère froide », ni qu’une telle expli- cation désinculpe le malfaiteur. Mais puisque l’humain ne peut exister que socialement c’est dans le social qu’il faut situer l’origine du crime et non dans la Providence (divine ou génétique).

Belzébuth est le Seigneur des Mouches. C’est le titre d’un roman de l’écrivain chrétien William Golding (et d’un film éponyme). Il décrit le parcours régressif d’un groupe de garçons de la haute société anglaise, et donc hautement civilisés, livrés à eux-mêmes sur une île déserte: ils reproduisent une société tribale et s’entretuent. Fini la civilisation. Seuls les plus forts survivent.

La conception religieuse pessimiste du roman se combine avec ce qu’on appelle le darwi- nisme social, une théorie qui n’était pourtant pas partagée par Darwin lui-même. Celui-ci concevait au contraire l’homme comme une espèce empathique, ayant développé une morale d’entraide. Je vous renvoie à une analyse du livre de Golding par l’anthropologue Ashley Montagu, The Nature of Human Agression (1976), qui malheureusement n’a pas été traduit.

Le Mal semble incompréhensible, tout comme le mystère de la Sainte Trinité. Il faut y croire. Mais cette croyance contient une contradiction. Si le Mal nous possède ou si les actes cri- minels sont des incarnations du Mal, nous n’en sommes pas responsables et aucune explication n’est nécessaire. De deux choses l’une : ou bien ont est responsable de ses actes, ou bien on ne l’est pas.

Mais, répondra le curé, le rabbin ou l’imam, il y a le libre arbitre! Ce concept selon lequel Dieux nous a donné le pouvoir de distinguer le bien du mal n’est pas très convaincant. De là les dis- cussions interminables sur le libre arbitre. En réalité détermination et liberté son intimement liées dans la vie sociale. Le « libre arbitre » est nié par un nombre de neurobiologistes. N’importe quel acte a une cause, même si on n’en est pas conscient.

Ce que l’on considère comme immoral ou illégal varie avec le temps et les formes de la société : l’esclavage était acceptable et nécessaire pour un Platon et un Aristote. Voler un pain pouvait amener des peines extrêmement sévères au XVIIIe et XIXe siècle. Le roman Les Misérables de Victor Hugo part de ce fait.

L’être humain n’est ni bon ni mauvais, mais avant tout social. La théorie du « contrat humain » qui doit apprivoiser le loup humain, est fausse. L’espèce humaine vit socialement depuis que la sélection naturelle l’a mise au monde et cette sociabilité lui a permis de survivre dans une nature hostile. Ainsi sont nées les techniques de survie, les formes que prennent les sociétés et les règles morales qui y répondent, en un mot la culture. Sans communauté humaine pas d’humanité. L’espèce humaine est parmi toutes les autres la seule qui échappe paradoxalement à la sélection naturelle, à la « survie du mieux adapté »: on donne de l’insuline aux diabétiques et on invente le braille pour aider les aveugles.

Les plus faibles parmi nous font partie de l’humanité. Tout cela ne veut pas dire que le mal (avec minuscule) n’existe pas et qu’un jour on se réveillera dans le paradis. Rejetons cette idée kitsch du communisme. Les contradictions psychologiques et leurs déviations possibles (je pense à la perversité) nous sont propres. Selon la neurobiologie une vie rationnelle et accomplie n’est pas possible sans vie émotionnelle. L’émotion n’est pas par définition l’ennemi du rationnel, comme le prétendent les penseurs dualistes. Consultez à ce sujet Antonio Damasio : L’Erreur de Descartes. La raison des émotions (Odile Jacob, 2001).

Le mal continuera d’exister, mais nous aurons dans une société plus juste plus de moyens pour le contenir ou le neutraliser. Peu de marxistes se sont penchés sur les questions morales. Mais il y en a, par exemple Norman Geras, tandis que Terry Eagleton est à ma connaissance le seul marxiste qui s’est penché sur la question du Mal. Il a réagi à cette hystérie idéologique dans A propos du Mal (On Evil, 2010), qui se termine avec cette phrase : « En définissant le terrorisme comme le Mal on exacerbe le problème; exacerber le problème c’est devenir un complice, même involontairement, du barbarisme que vous condamnez. » 3 avril 2014

http://www.lcr-lagauche.org/le-mal-comme-idee-religieuse-donc-culturelle/

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02 avril 2014 ~ 0 Commentaire

La question ukrainienne, par léon trotsky

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22 avril 1939

La question ukrainienne, que bien des gouvernements, bien des « socialistes » et même bien des « communistes », se sont efforcés d’oublier et de reléguer au fin fond de l’histoire, vient d’être remise à l’ordre du jour, cette fois avec une force redoublée.

La toute récente aggravation du problème ukrainien se trouve liée très intimement à la dégénérescence de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, aux succès du fascisme et à l’approche de la prochaine guerre impérialiste [1]. Crucifiée par quatre Etats, l’Ukraine occupe à présent dans les destinées de l’Europe la même position que la Pologne autrefois, à cette différence près que les relations internationales sont infiniment plus tendues maintenant et que les rythmes des évènements s’accélèrent. La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l ‘Europe. Ce n’est pas pour rien qu’Hitler a d’abord soulevé bruyamment la question de la constitution d’une « Grande Ukraine », pour ensuite s’empresser de l’enterrer furtivement [2].

La II° Internationale, qui exprime les intérêts de la bureaucratie et de l’aristocratie ouvrières des Etats impérialistes, a complètement méconnu la question ukrainienne. Même son aile gauche ne lui a jamais accordé l’attention nécessaire. Il suffit de rappeler que Rosa Luxemburg, malgré sa brillante intelligence et son esprit vraiment révolutionnaire, a pu affirmer que la question ukrainienne était l’invention d’une poignée d’intellectuels. Cette prise de position a même laissé une profonde empreinte sur le parti communiste polonais. La question ukrainienne a été considérée par les chefs officiels de la section polonaise du l’Internationale communiste plutôt comme un obstacle que comme un problème révolutionnaire. D’où les efforts opportunistes déployés en permanence pour échapper à cette question, pour l’écarter, pour la passer sous silence ou la renvoyer à un avenir indéterminé.

Le parti bolchevique était parvenu non sans difficultés et petit à petit, sous la pression incessante de Lénine, à se faire une idée juste de la question ukrainienne. Le droit à l’auto‑détermination, c’est‑à‑dire à la séparation, a été étendu par Lénine aussi bien aux Polonais qu’aux Ukrainiens : il ne reconnaissait pas de nations aristocratiques. Il considérait comme une manifestation de chauvinisme grand‑russe toute tendance à éliminer ou à différer le problème d’une nationalité opprimée.

Après la prise du pouvoir, il y eut au sein du parti bolchevique une lutte sérieuse au sujet de la solution des nombreux problèmes nationaux hérités de la vieille Russie tsariste. En sa qualité de commissaire du peuple aux nationalités, Staline représentait invariablement la tendance la plus centraliste et bureaucratique. Ce fut particulièrement net à propos de la question géorgienne et de la question ukrainienne. La correspondance sur ces questions n’a pas encore été publiée. Nous comptons publier la toute petite partie qui se trouve à notre disposition [3]. Chaque ligne des lettres et propositions de Lénine vibre de l’insistance qu’il met à ce qu’on fasse droit, dans la mesure du possible, à ces nationalités opprimées. Dans les propositions et déclarations de Staline, au contraire, la tendance au centralisme bureaucratique, est invariablement marquée. A seule fin d’assurer des « besoins administratifs », lisez les intérêts de la bureaucratie, les revendications les plus légitimes des nationalités opprimées ont été caractérisées comme manifestation du nationalisme petit‑bourgeois. On a pu observer tous ces symptômes dès 1922‑1923. Mais, depuis cette époque, ils se sont développés de façon monstrueuse et ont conduit à l’étranglement complet de tout développement national indépendant des peuples de l’U.R.S.S.

Selon la conception du vieux parti bolchevique, l’Ukraine soviétique était destinée à devenir un axe puissant autour duquel s’uniraient les autres fractions du peuple ukrainien. Il est incontestable que, durant la première période de son existence, l’Ukraine soviétique exerça une puissante attraction également du point de vue national et qu’elle éveilla à la lutte les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia révolutionnaire de l’Ukraine occidentale, asservie à la Pologne. Mais, au cours des années de réaction thermidorienne, la position de l’Ukraine soviétique et, en même temps, la manière de poser la question ukrainienne dans son ensemble, furent profondément modifiées. Plus grands avaient été les espoirs suscités, plus profonde fut la désillusion. En Grande‑Russie aussi, la bureaucratie a étranglé et pillé le peuple. Mais, en Ukraine, les choses ont été compliquées encore par le massacre des espérances nationales. Nulle part, les restrictions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier qu’en Ukraine, dans la lutte contre les puissantes aspirations, profondément enracinées, des masses ukrainiennes à plus de liberté et d’indépendance. Pour la bureaucratie totalitaire, l’Ukraine soviétique devint une subdivision administrative d’une entité économique et une base militaire de l’U.R.S.S. Sans doute la bureaucratie élève‑t‑elle des statues à Chevtchenko [4], mais seulement dans le but d’écraser plus complètement le peuple ukrainien de leur poids et de l’obliger à chanter dans la langue de Kobzar [5] des éloges de la clique de violeurs du Kremlin.

A l’égard des parties de l’Ukraine qui sont actuellement hors des frontières de l’U.R.S.S., l’attitude du Kremlin est aujourd’hui la même qu’à l’égard de toutes les nationalités opprimées de toutes les colonies et semi‑colonies, c’est‑à‑dire [qu’elle les considère comme] une petite monnaie d’échange dans ses combinaisons impérialistes. Au dernier 18° congrès du parti « communiste », Manouilsky [6], l’un des renégats les plus répugnants du communisme ukrainien, a déclaré tout à fait ouvertement que, non seulement l’U.R.S.S., mais également le Comintern, refusent de revendiquer l’émancipation nationale des peuples opprimés lorsque leurs oppresseurs ne sont pas parmi les ennemis de la clique dirigeante de Moscou. Aujourd’hui, Staline, Dimitrov [7] et Manouilsky défendent l’Inde contre le Japon, mais pas contre l’Angleterre. On est disposé à céder pour toujours l’Ukraine occidentale à la Pologne en échange d’un accord diplomatique qui semble aujourd’hui profitable aux bureaucrates du Kremlin. Le temps est loin où ils n’allaient pas, dans leur politique au‑delà de combinaisons épisodiques.

Il ne subsiste rien de la confiance et de la sympathie d’antan des masses d’Ukraine occidentale pour le Kremlin. Depuis la toute récente « épuration » sanglante en Ukraine, personne, à l’Ouest, ne désire plus devenir partie intégrante de la satrapie du Kremlin qui continue à porter le nom d’Ukraine soviétique. Les masses ouvrières et paysannes d’Ukraine occidentale, de Bukovine, d’Ukraine sub-carpathique, sont en pleine confusion. Où se tourner ? Que revendiquer ? Et tout naturellement, du fait de cette situation, la direction glisse aux mains des plus réactionnaires des cliques ukrainiennes qui expriment leur « nationalisme » en cherchant à vendre le peuple ukrainien à l’un ou l’autre des impérialismes en échange d’une promesse d’indépendance fictive. C’est sur cette tragique confusion qu’Hitler fonde sa politique dans la question ukrainienne. Nous l’avons dit autrefois : sans Staline (c’est‑à‑dire sans la fatale politique du Comintern en Allemagne), il n’y aurait pas eu Hitler. Nous pouvons maintenant ajouter : sans le viol de l’Ukraine soviétique par la bureaucratie stalinienne, il n’y aurait pas de politique hitlérienne pour l’Ukraine. (…)

Cela veut dire que les différentes fractions du peuple ukrainien ne sont devenues ni plus ni moins qu’une monnaie d’échange pour les machinations internationales du Kremlin. La IV° Internationale doit clairement comprendre l’énorme importance de la question ukrainienne pour les destinées non seulement de l’Europe sud‑orientale et orientale, mais encore de l’Europe tout entière. Nous avons affaire à un peuple qui a donné des preuves de sa vitalité, qui a une population égale à celle de la France, qui occupe un territoire exceptionnellement riche et qui, de surcroît, est de la plus grande importance stratégique. La question de l’Ukraine est posée dans toute son ampleur.

Il faut un mot d’ordre clair et précis, qui corresponde à la situation nouvelle. A mon avis, il n’existe à l’heure actuelle qu’un seul mot d’ordre de ce type : pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante ! (…)

Mais l’indépendance d’une Ukraine unifiée signifierait la séparation de l’Ukraine de l’U.R.S.S., vont s’écrier en chœur le « amis » du Kremlin. Qu’y a‑t‑il de si terrible ? répondons‑nous. L’adoration béate des frontières des Etats nous est totalement étrangère. Nous ne soutenons pas la thèse d’un tout « un et indivisible ». Après tout, la Constitution de l’U.R.S.S. elle-même reconnaît le droit à l’auto‑détermination aux peuples fédérés qui la composent, c’est‑à‑dire le droit à la séparation. Ainsi même l’oligarchie toute‑puissante du Kremlin n’ose pas nier ce principe. Il ne subsiste sans doute que sur le papier : la moindre tentative de soulever ouvertement la question d’une Ukraine indépendante, entraînerait l’exécution immédiate pour trahison. Mais c’est précisément cette suppression sans vergogne de toute pensée nationale libre qui a conduit les masses travailleuses de l’Ukraine, plus encore que les masses de la Grande-Russie, à considérer le gouvernement du Kremlin comme une oppression monstrueuse. Devant une telle situation intérieure, il est naturellement impossible de parler d’une Ukraine occidentale se rattachant volontairement à l’U.R.S.S. telle qu’elle est actuellement. En conséquence, l’unification de l’Ukraine présuppose l’affranchissement de l’Ukraine dite « soviétique » de la botte stalinienne. En ce domaine aussi, la clique bonapartiste ne récoltera que ce qu’elle aura semé.

«Mais cela ne signifieraitil pas un affaiblissement militaire lU.R.S.S. ?» vont hurler, épouvantés, les «amis» du Kremlin. Nous répondons que l’U.R.S.S. est affaiblie par les tendances centrifuges sans cesse grandissantes qu’engendre la dictature bonapartiste. En cas de guerre, la haine des masses pour la clique dirigeante peut conduire à l’écroulement de toutes les conquêtes sociales d’Octobre. L’origine de ces dispositions défaitistes se trouve au Kremlin. D’autre part, une Ukraine soviétique indépendante deviendrait, ne fût‑ce qu’en vertu de ses intérêts propres, un puissant rempart au sud‑ouest de l’U.R.S.S. Plus vite la caste bonapartiste d’aujourd’hui sera minée, renversée, écrasée et balayée, plus solide deviendra la défense de la République soviétique et plus certain son avenir socialiste. (…)

C’est ce qui me semble une politique juste dans la question ukrainienne. Je parle ici personnellement et en mon nom propre. La question doit être ouverte à la discussion internationale. La toute première place dans cette discussion doit revenir aux marxistes révolutionnaires ukrainiens [14]. Nous écouterons leurs voix avec la plus grande attention. Mais ils feraient bien de se hâter. Il ne reste que peu de temps pour se préparer !

http://www.lacommune.org/spip.php?article896

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

1789-94, une immense révolution, bourgeoise et «avant-courrière» (1)

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Avec la Tunisie puis l’Egypte, avec ces explosions sociales voire insurrections qui se généralisent sur tous les continents (dernièrement, sur le nôtre, en Bosnie-Herzégovine), la révolution redevient une idée actuelle pour des secteurs des masses mobilisées, en particulier dans la jeunesse. D’où, certainement, l’intérêt renouvelé que l’on observe, dans des milieux militants et ailleurs, pour la Révolution française… Tous les courants du mouvement ouvrier y ont puisé une source d’inspiration – ou d’autojustification.

Pour de nombreuses voix dans la vieille social-démocratie française, notamment Jaurès, auteur d’une monumentale Histoire socialiste de la Révolution française, la « République démocratique » que la figure de Robespierre était censée incarner aurait constitué une sorte d’antichambre du socialisme. Et c’est en développant et perfectionnant « la démocratie » dans le cadre de « la République » que l’on créerait les conditions pour avancer vers l’émancipation sociale1.

Les staliniens soutenaient qu’en mettant en œuvre la Terreur, les Jacobins avaient montré qu’ils étaient des révolutionnaires bourgeois vraiment conséquents : le NKVD et le Goulag, leurs procès et fusillades en constituaient une sorte d’équivalent prolétarien, d’autant plus légitime. Et Staline devenait « l’Incorruptible » des temps modernes, surpassant néanmoins l’original grâce à la puissance de la classe ouvrière et surtout à son propre génie intrinsèque…

De leur côté, nombre d’anarchistes continuent de considérer que les conceptions politiques et sociales des Enragés puis des Babouvistes (la « Conspiration des Egaux » dirigée en 1796 par Gracchus Babeuf) offrent sans solution de continuité les bases de ce que devrait être, de nos jours encore, une société libertaire délivrée de l’exploitation. Tout comme cela aurait été le cas, 150 ans plus tôt en Angleterre, des communistes agraires, tirant leur inspiration des sociétés primitives, qu’étaient les True Levellers (« Vrais niveleurs », dits aussi Diggers, « Bêcheurs »).

Une révolution immense Les authentiques révolutionnaires prolétariens qu’étaient les Bolcheviks russes (et Trotsky avant qu’il ne les rejoigne) n’ont quant à eux pas cessé de se référer à la « Grande » Révolution. De deux points de vue.

D’abord, en établissant une analogie historique, de type stratégique mais non dépourvue d’utilitarisme : l’antagonisme Montagne (ou Jacobinisme) / Gironde de l’époque renvoyait à celui qui les opposait eux-mêmes, dans le cours de leur propre révolution, aux réformistes mencheviques et socialistes-révolutionnaires dont les positions les conduisaient, en dernière instance, à capituler devant l’ordre ancien voire à s’allier à ses défenseurs. Ensuite, et quasiment à chaque moment de leur propre révolution, en recherchant des pistes pour l’action dans l’étude d’un processus qui, au-delà du changement radical de conditions intervenu au cours du siècle écoulé, restait le plus formidable mouvement révolutionnaire connu jusqu’alors.

Il est un fait que les deux révolutions offrent des parallèles frappants, d’ailleurs constitutifs de leur commune « exceptionnalité » :

- une mobilisation permanente, dans les campagnes comme à la ville, mettant en mouvement « des masses de millions d’hommes », poussant le processus à se radicaliser constamment en franchissant un palier après l’autre ;

- l’auto-organisation et l’auto-activité des masses qui à de nombreuses reprises bousculent le jeu politique, à la fin du 18ème siècle dans les organes du mouvement sans-culotte (en particulier les 48 sections de la commune de Paris), au début du 20ème dans les soviets ;

- les évolutions et décantations rapides au sein du « personnel révolutionnaire », sous la Révolution française entre les différents courants politiques (ancêtres des partis politiques modernes) que ses membres sont alors amenés à former2 ;

- l’organisation et l’action de la contre-révolution, intérieure mais aussi extérieure, avec la place prépondérante que prend la guerre contre les « puissances coalisées » ;

- la nécessité de mettre en œuvre, pour la survie même de la révolution et des masses en lutte, des mesures de contrainte révolutionnaire – avec aussi leurs excès et leurs conséquences souvent redoutables. A côté d’autres « emprunts », la politique de réquisition des grains par les Bolcheviks fait écho à celle mise en œuvre par les Jacobins, tandis que la Terreur rouge inaugurée en 1918 se réfère explicitement à celle de 1792-94 (l’une et l’autre répondant à la Terreur blanche, qui les avaient précédées) ;

- une transformation de la société aussi rapide que profonde, affectant l’ensemble des conditions économiques, sociales et politiques – et, sur cette base, l’idéologie et la culture ;

- un impact aussi considérable que durable en Europe et, au-delà, dans le monde entier…

Une révolution bourgeoise Evidemment, à plus d’un siècle d’intervalle, dans deux époques historiques distinctes, les deux processus présentent aussi nombre de différences fondamentales. Les plus importantes, qualitatives, concernent la nature des classes sociales entrées en révolution, leur direction politique, le régime ainsi que le type d’économie et de rapports sociaux qui en sont issus ; en bref, une révolution bourgeoise-capitaliste dans le premier cas, prolétarienne-socialiste – jusqu’à sa dégénérescence bureaucratique – dans le second.

Pourquoi « bourgeoise-capitaliste » ? Parce qu’au terme de ce processus la bourgeoisie, jusque là puissance montante bridée dans son développement, est devenue la force clairement dominante dans la société et dans l’Etat. Comme l’a écrit Alexis de Tocqueville, durant toutes les années ayant précédé la révolution, cette classe ascendante ressentait sa position « comme d’autant plus insupportable qu’elle devenait meilleure ».

Il y a deux acceptions au terme de révolution bourgeoise. La première désigne la transition du féodalisme au capitalisme, qui peut être graduelle et orientée d’en haut, depuis l’Etat féodal ou absolutiste lui-même – en fait, elle s’est organisée de cette façon dans la grande majorité des pays.

La seconde implique le moment de la rupture révolutionnaire, de l’irruption des masses et de l’affrontement armé. Seuls trois autres événements historiques peuvent prétendre entrer dans cette catégorie : la guerre de libération des Provinces-Unis (Pays-Bas) contre l’Espagne des Habsbourg (1568-1648), la « Grande Rébellion »3 de l’époque de Cromwell en Angleterre et en Grande-Bretagne (1641-1649), la guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (1775-82).

Mais la Révolution française s’est pourtant avérée beaucoup plus « explosive » que tout autre révolution bourgeoise. C’est que, survenue sur le tard (et avec donc une maturation plus avancée des conditions objectives), elle faisait face à un Etat absolutiste puissant qui entendait ne rien céder d’essentiel. D’où le radicalisme du courant jacobin qui l’a dirigée aux heures les plus aiguës de la confrontation, en faisant appel à un niveau sans précédent à la mobilisation des masses plébéiennes (« sans-culottes » ou « bras-nus »).

Selon un dogme établi par l’Internationale communiste stalinisée (et qui justifia de la part des staliniens nombre d’alliances avec la bourgeoisie, conduisant à autant de défaites sanglantes des travailleurs), la particularité de la révolution bourgeoise serait que, dans le cours d’une succession d’étapes historiques nécessaires et strictement séparées, elle réaliserait des « tâches démocratiques-bourgeoises », au nombre de trois : unité nationale, réforme agraire, démocratie. Mais la réalité historique dément une telle conception. Même sa matrice originelle, la Révolution française,  ne cadre pas avec le schéma puisque, par exemple, de démocratie il n’y eut pas au niveau de l’Etat durant de longues décennies ; en fait, jusqu’à même… 1945 avec l’avènement du droit de vote des femmes, moitié de l’Humanité et un peu plus.

Une autre interprétation voudrait que la nature bourgeoise de la révolution tienne à celle de sa direction politique. Mais là non plus, la théorie ne cadre pas avec la réalité. Les dirigeants radicaux de la Révolution française étaient gans leur grande majorité des petit-bourgeois, et pour certains des aristocrates déclassés. Journalistes, avocats ou juges, petits propriétaires – en tout cas étrangers aux cercles dirigeants de la bourgeoisie commerçante et de la bourgeoisie industrielle naissante. De ces dernières, on trouvait d’ailleurs des représentants dans les différents camps en présence, y compris celui de la réaction puis contre-révolution monarchique. Bonaparte lui-même, qui leur a succédé, était un parvenu, comme ressortait de cette catégorie l’essentiel de son personnel politique et militaire.

Indépendamment de ses réalisations immédiates (plus ou moins de démocratie, de réforme agraire et d’unité nationale…), le propre de la révolution bourgeoise, en France et ailleurs, a en fait été de supprimer les obstacles féodaux et/ou absolutistes au développement capitaliste (division de la société en « ordres », droits féodaux, privilèges aristocratiques…), en mettant en place un Etat dont la tâche fondamentale est devenue de favoriser l’accumulation du capital. C’est ce qui a été fait en France en 1789-94 (puis consolidé par Napoléon, et non remis en cause ensuite sous la Restauration), même si la lutte politique entre la bourgeoisie et ses fractions, les partisans de la monarchie et ceux de l’empire, se perpétua pendant des dizaines d’années – y compris après l’irruption de la classe ouvrière comme acteur social et politique indépendant, en juin 1848.

Là réside la valeur essentielle de ce processus – comme de ses semblables : la Révolution française a non seulement amélioré les conditions d’existence des masses populaires et sensiblement accru leurs libertés, mais créé les conditions pour la formation de la grande industrie et du pro- létariat moderne, sans lesquels nous ne serions même pas en condition d’envisager aujourd’hui un avenir communiste délivré de l’exploitation et de l’oppression. L’autre aspect, lui aussi déterminant et qui marqua l’Histoire française au 19ème siècle, étant la démonstration par les faits que le progrès de la société passe par la rupture révolutionnaire, politique et sociale.

Une révolution avant-courrière L’expression est de Sylvain Maréchal, compagnon de Babeuf et auteur en 1796 du Manifeste des Egaux. « Avant-courrière », parce qu’elle en annonçait et préparait une autre :

«  La révolution française n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière. 

« Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui : il en fera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartuffes politiques assis à la place des anciens (…)

« Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons (…) l’égalité réelle !

« Plus de propriété individuelle des terres, la terre n’est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde. 

« Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l’extrême minorité. »

Cependant la couche révolutionnaire urbaine de la Révolution française, la sans- culotterie, restait non seulement très minoritaire dans le pays mais aussi enfermée dans les limites de son hétérogénéité et instabilité sociale : artisans et petits commerçants en formaient le cœur, au côté de domestiques, de semi-prolétaires payés à la pièce, d’ouvriers des premières manufactures… L’idéal des sans-culottes était plus proche d’une société « juste » de petits propriétaires et de tra- vailleurs indépendants, que d’un système égalitaire œuvrant au développement commun car  délivré de toute forme d’exploitation.

Si d’autre part on accepte – comme c’est notre cas –que le socialisme ou communisme implique nécessairement le pouvoir des travailleurs auto-organisés, prenant eux-mêmes entre leurs mains la marche de l’économie et de la société, il faut bien admettre que les conditions n’étaient alors pas réunies pour le type de transformation révolutionnaire qui commença à être projeté au milieu du 19ème siècle. Raison pour laquelle, d’ailleurs, les extrapolations sociales-démocrates (à l’ancienne) ou anarchistes de la dynamique de la Révolution française, en gommant les conséquences quali- tatives du développement capitaliste ultérieur, revêtent un caractère profondément idéaliste. Il reste que l’intervention et les aspirations des couches sociales subalternes ont clairement préfiguré les combats à venir pour l’émancipation de la classe ouvrière.

Les premiers ont été les Enragés dont le principal porte-parole, Jacques Roux, osa critiquer la constitution bourgeoise pourtant hyper démocratique de 1793, en signalant que la démocratie et le droit au bonheur qu’elle proclamait étaient vains tant que la société restait fondée sur l’inégalité sociale. Dans son discours du 25 juin 1793 à la Convention, qui lui valut la haine inexpugnable de Robespierre et le conduisit à sa perte, il déclarait ainsi que « la liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. » De là, aussi, la dite « exceptionnalité française ». Et, pour une large part, le caractère des révolutions (1830, 1848, 1871) qui jalonneront les décennies à venir.

Jean-Philippe Divès Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

Notes :

1. Avec sa « révolution citoyenne », le Parti de gauche offre aujourd’hui une version très abâtardie de ces vieilles conceptions.

2. Rappelons que les termes de « gauche » et de « droite » viennent de la Révolution française, plus précisément de la Convention où les députés montagnards et jacobins siégeaient, vu de la tribune, à la gauche de l’assemblée.

3. Etonnamment, la tradition politique et académique britannique réserve le terme de « révolution » (« Glorious »  ou « Bloodless Revolution » – « glorieuse » ou « sans effusion de sang ») au rem- placement, accordé avec le Parlement bourgeois, de la dynastie des Stuart par Guillaume III d’Orange. La vraie révolution fut pourtant bien celle des Indépendants, puritains et presbytériens, qui coupa la tête du roi.

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

1793-1794: terreur, poussée révolutionnaire et contre-révolution (2)

Sansculottes

Que n’a-t-on entendu des adversaires de la révolution sur l’engrenage implacable « révolution = logique totalitaire », mais aussi des républicains et sociaux-démocrates hostiles à toute violence révolutionnaire, à tout « débordement » populaire ?

En retraçant à grands traits cette période complexe, on voit que la violence des sans- culottes, leur demande de terreur contre la réaction et pour le changement social, ne sont pas celle de la « grande Terreur », la reprise en main de 1794 exercée  par la bourgeoisie pour refouler tant la contre-révolution que l’avant-garde populaire.

La violence populaire se déchaîne en septembre 1792. Face à l‘invasion austro-prussienne, aux rumeurs de complot, à la chute de Verdun et aux craintes de répression royaliste, de véritables massacres de prêtres et d’aristocrates ont lieu dans les prisons de la capitale. C’est la foule de Paris, en proie à l’exaspération, qui procède à ces massacres. Les autorités révolutionnaires, d’abord gênées, laissèrent faire. On déplore la violence populaire dans les couloirs, mais on se garde bien de la condamner publiquement. C’est qu’elle constitue un avertissement à toute la contre-révolution. Il faut dire que la situation était grave depuis le printemps : trahison de  Dumouriez, un général girondin, invasion des monarchies européennes aux frontières qui imposent la mobilisation de centaines de milliers de soldats1, soulèvement en Vendée, famine.

La première Terreur : victoires décisives sur la contre-révolution Le mouvement se poursuit en 1793. Les sans-culottes se soulèvent pour sauver la République, pillent les magasins et exigent de frapper vite et fort les responsables. Jacobins et Girondins craignent une nouvelle explosion d’en bas, et vont progressivement reprendre en main la Terreur pour essayer de la contrôler au profit de la bourgeoisie. Parallèlement sont institués les rouages d’exception réclamés par le  peuple : le Comité de salut Public et le Tribunal  révolutionnaire2.

Pourtant, tout au long de l’année 1793, le « despotisme de la liberté contre la tyrannie » se met en place. Les sans-culottes sont à l’offensive, parfois maladroitement, sans direction efficace, mais sans discontinuer. Le mouvement s’organise à Paris dans les 48 sections qui regrou- pent entre 100 000 et 200 000 prolétaires, artisans, plébéiens, qui s’arment.  En province, 3 000 clubs3, sociétés populaires regroupent des dizaines de milliers de sans-culottes. Des comités révo- lutionnaires, au nombre évalué à 21 5004, émergent qui épurent les autorités constituées, dépistent les fonctionnaires tièdes ou infidèles à la révolution, arrêtent ceux qui ne portent pas la cocarde, saisissent les biens des émigrés, dressent des listes de suspects, délivrent les certificats de civisme. Les armées révolutionnaires de patriotes sont mises en place, au niveau central, dans les dépar- tements. Elles « répandent sur leur passage une salutaire terreur »5. L’armée elle-même est sans-culottisée.

A elle seule, la bourgeoisie ne pouvait faire face à la guerre civile et à l’invasion. «  Placée entre l’avant-garde populaire qui voulait résoudre d’une manière plébéienne les problèmes de la révolution bourgeoise et une fraction de la bourgeoisie qui, par haine de classe, préférait tourner le dos à la Révolution que de mettre sa main dans celle des bras nus, la montagne n’hésita pas »6, elle s’appuya sur la force des sans-culottes pour vaincre la contre-révolution.

Mais les sans-culottes ont d’autres exigences, qui s’illustrent par l’importance des Enragés. Les Jacobins accèdent à une partie de celles-ci et adoptent une loi fixant le prix maximum des grains. Elle est sabotée par les Girondins et les contre-révolutionnaires. Sous la pression de la mobilisation populaire, les Montagnards se débarrassent des Girondins et votent une loi complémentaire contre les accapareurs.

Tenaillées par la faim,  certaines sociétés populaires se radicalisent, commencent à parler de collectivisation, et le peuple réquisitionne les vivres. Puis il passe à l’action directe, exige l’augmentation des mesures de terreur face à la résistance contre-révolutionnaire, aux dangers de l’insurrection fédéraliste organisée par les Girondins et les royalistes dans 60 départements.

Les Jacobins reprennent la situation en mains Les 4 et 5 septembre 1793, les sans-culottes envahissent la Convention pour que la Terreur soit accentuée. En même temps qu’ils étendent la loi du maximum à d’autres denrées, puis aux salaires, les Jacobins adoptent la loi des suspects qui accélère la répression contre tous ceux qui ne manifestent pas leur attachement à la Révolution et renforcent le Tribunal révolutionnaire.

En décembre, ils accentuent la Terreur à leur compte : « Le décret  du 4 décembre, loin d’être l’aboutissement, le couronnement de la tendance à la dictature populaire, en constitue, pour une large part, la négation, l’étouffement »7. Les lois d’exception contre les contre-révolutionnaires renforcent le pouvoir central qui va les utiliser à sa guise, y compris contre tout ce qui, à gauche, lui fait ombrage.

A partir du début de l’année 1794, l’émanation des sections, la Commune de Paris, les clubs et les sociétés sont sommés de se taire ou de disparaître. Les animateurs des Enragés sont isolés,  leur journal interdit, et ils sont éliminés en janvier 1794, au  moment où sont dispersées les républicaines révolutionnaires. Puis c’est au tour des Hébertistes en mars 1794. Toute cette période a permis à la Révolution de regagner ses positions sur les fronts militaires intérieurs et extérieurs. C’est alors que la machine répressive s’emballe, que le rythme des exécutions s’accélère8. Le 10 juin 1794 est adoptée  la loi du 22 prairial an II, qui porte la Terreur à son apogée : la seule peine est la mort, il n’y a plus ni témoins ni plaidoiries, même symboliques.

Jacobins, Thermidoriens et Terreur A partir de 1794, une période d‘exacerbation de la lutte de classe s’amorce, alors que la menace de la contre-révolution se dissipe. Différencier l’usage de la violence des sans-culottes en défense de la révolution, de la répression bourgeoise de la fraction montagnarde contre tous ceux qu’elle jugea menaçants, et donc aussi contre les bras-nus à partir de décembre 1793, ne nous dispense pas de comprendre les mécanismes de la Terreur.

Il faut certes analyser les circonstances, qui ont leur part dans l’emballement de celle-ci, mais rien que leur part. Il faut bien sûr distinguer la situation d’un peuple et d’un gou- vernement en proie à la contre-révolution de la répression thermidorienne qui suivit. C’est par milliers que les sans-culottes, les acheteurs de biens nationaux souvent montagnards sont alors assassinés, leurs familles affamées, dans un esprit revanchard, proprement contre-révolutionnaire. Mais comment Robespierre et Saint-Just, qui étaient au début de la Révolution hostiles à la peine de mort, passent de plain-pied en moins d’un an du refus de confondre les idées et les faits, au procès d’opinion ?

Comment la Terreur, mise en place pour vaincre la contre-révolution, a-t-elle fini par affaiblir la révolution ? Quelques pistes de réflexion La bureaucratie étatique revient au- devant de la scène au cours même d’une révolution, elle a tendance naturellement à prendre en charge les fonctions  qui ne sont pas assumées par le mouvement populaire. L’enjeu est donc en permanence de limiter au maximum les pouvoirs de l’appareil d’Etat central au bénéfice des structures de base d’un processus révolutionnaire, qui seules peuvent tenir en respect les dérives autoritaires en défendant la révolution.

Pour les républicains, la Convention ne représente pas le peuple, elle est le peuple. Ce raisonnement fusionne pouvoir et droit : « Si le peuple est la source du droit, et s’il fait corps avec l’Etat, il n’y a plus aucune distance, plus de jeu, entre le droit et l’Etat. Sans qu’on l’ait voulu, sans qu’on y ait même pensé, la dissidence devient crime. La loi toute entière se fond dans la loi martiale, la justice toute entière dans la juridiction d’exception, et toute critique devient délit d’opinion »9. Or le peuple est pluriel, il existe des clubs, différentes factions, différents partis dirait-on aujourd’hui. Et cette fusion de la justice avec le pouvoir, de fait avec un de ces partis, met en  place une dictature, pas seulement en défense de la révolution,  mais aussi contre les autres partis de la révolution.

« En l’absence d’une  révolution morale, la voie était ouverte à l’irrésistible ascension des oppresseurs subalternes»10. La révolution n’est pas seulement une modification  des conditions politiques et sociales, un changement de forme de pouvoir  et de répartition des richesses, c‘est aussi une  modification des valeurs sociales et humaines. La fin ne justifie pas tous les moyens, au risque de détruire l’objectif lui-même. Lorsque les grands objectifs qui inspirent la révolution sont obscurcis par les méthodes utilisées par le pouvoir politique, il devient de plus en plus difficile de distinguer entre les moyens temporaires et l’objectif final. Les méthodes font donc partie intégrante de l’objectif  final.

Patrick Le Moal Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

L’apprentissage de la démocratie (3)

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La révolution française a pour la première fois fait surgir un modèle politique fondé sur la participation du plus grand nombre.

C’est dans la relation entre les besoins sociaux exprimés et les formes collectives d’assemblées de citoyens qu’a résidé sa capacité de régler des questions sociales majeures. Ce faisant, elle a créé une tradition de participation démocratique qui s’est prolongée depuis lors.

La liquidation des bases juridiques des privilèges, de la puissance et de la fortune des deux premiers ordres, le clergé et la noblesse, a été la grande affaire des années 1789-1793, pendant lesquelles les vagues successives des « jacqueries » paysannes ont ébranlé toutes les régions. Dans le même temps, les artisans et salariés des villes avaient commencé à réclamer, non plus seulement l’égalité des statuts personnels et la liberté d’aller et venir, celle de travailler ou de faire grève, mais aussi le début de droits sociaux, ceux de manger pour tous et de vivre en toutes saisons.

Aux Antilles, les révoltes d’esclaves posaient les mêmes questions d’une façon bien plus âpre. Enfin, des femmes avaient commencé à réclamer et à obtenir des droits civils, puis civiques, tout en se heurtant à une vigoureuse résistance, surtout à dater de l’automne 1793.

Cette extraordinaire floraison de mouvements et de revendications s’explique par l’in- vention de formes d’expression populaire et l’auto-organisation, d’une ampleur alors jamais vues. Cette activité des masses, caractéristique de la première révolution française, avec ses hauts et ses bas, est restée active, chose extraordinaire, pendant dix ans ou presque. Il faudra d’ailleurs, pour en finir réellement, la construction autour des préfets et de la gendarmerie d’un nouveau type d’État, d’un État si puissant qu’il est, pour l’essentiel, encore en place de nos jours.

Droit de vote et de délibération L’incroyable diversité des mouvements civiques et sociaux de la Révolution est inexplicable si on la sépare de la construction d’un espace public de débat et de vote. Le modèle électoral et démocratique mis en place associait étroitement le droit de vote et de délibérer, car les citoyens ne votaient jamais autrement que réunis en assemblée, en une myriade de petits congrès locaux, délibératifs.

Le modèle de ces réunions venait des derniers moments de l’Ancien régime, lorsque la monarchie convoqua les États-généraux et que se réunirent des assemblées de paroisses et de communautés où se retrouvèrent les habitants et où s’ouvrit, pour la première fois en France, un débat politique relativement libre.

Ces assemblées choisirent des députés de base et adoptèrent des cahiers de doléances qui, les uns comme les autres, furent sélectionnés aux niveaux supérieurs jusqu’à devenir « accep- tables » pour la monarchie. Mais, même là où des revendications radicales n’avaient pas réussi à être imposées dans les assemblées villageoise et de quartier, un premier débat avait eu lieu et ceux qui furent ainsi été tenus en échec s’en souvinrent. Les gros propriétaires fonciers, les bourgeois ou les maîtres d’atelier avaient également fait une première expérience politique en maîtrisant ces assemblées locales. La réussite du processus d’ensemble prouva, et c’était vital pour les bourgeois, que le peuple d’un pays aussi vaste que la France pouvait s’assembler sans troubles.

Nouvelle administration et émergence de la citoyenneté La crise révolutionnaire de l’été 1789 aboutit à l’armement de la future Garde nationale et à la constitution de comités qui devinrent les municipalités : un nouvel État, embryonnaire, sortit de l’effondrement de l’Ancien régime. L’Assemblée constituante eut immédiatement recours à l’élection pour créer tous les niveaux de la nouvelle organisation communes, cantons, districts, départements, mais aussi pour élire tous les juges, tous les grades de la Garde nationale, les directeurs des postes, les commissaires de police et même les nouveaux fonctionnaires ecclésiastiques, curés et évêques.

Les uns étaient élus directement au niveau de la commune (maires, municipalités, juges de paix…) ou de la Garde ; les autres, par des électeurs secondaires, eux-mêmes choisis par des assem- blées de citoyens des cantons, qui se réunissaient au département ou au district. Il s’agissait d’un scrutin à deux degrés. Dans ce système, la détermination de qui avait le droit de vote était largement incertaine : pas moins de huit définitions successives des conditions d’âge, de paiement d’un impôt et de niveau de fortune ont été  pratiquées pendant la décennie révolutionnaire et les théories furent toujours en décalage avec les pratiques. En vérité, les assemblées de citoyens, au niveau de la com- mune ou du canton, eurent toujours le dernier mot en matière d’accès à la citoyenneté « active », c’est-à-dire au droit de délibérer et de voter.

De l’été 1789 à l’été 1792, l’Assemblée constituante et l’Assemblée législative firent tout ce qu’elles pouvaient pour limiter le droit de délibérer des citoyens assemblés : elles militèrent acti- vement pour un système purement représentatif où les citoyens de base confiaient à leurs députés et aux députés de ces députés, la totalité du pouvoir. Mais les assemblées communales, cantonales primaires et électorales résistèrent pour tout un ensemble de raisons : il n’existait pas d’offre politique comprise pareillement de tous ; les médias étaient encore embryonnaires et des notions comme droite ou gauche, par exemple, ou centralisation et décentralisation, n’avaient guère de sens.

Les citoyens préféraient se rencontrer directement et débattre, ou du moins écouter les prises de parole et observer les attitudes. On sortait de l’Ancien régime et la façon de se comporter en public en était un héritage direct ; d’ailleurs, on continua à tenir les listes de citoyens par ordre de rang, de préséance, pendant des années, et l’ordre alphabétique fut une petite révolution. Les assemblées de citoyens constituaient l’espace fondamental où s’exerçait la vie politique, où se formulaient les revendications, les projets, où s’élaboraient pétitions et démonstrations de force contre les ennemis, les anciens seigneurs, les accapareurs de terres, les spéculateurs.

Le droit de débattre et de délibérer est en vérité à la racine de toutes les formes asso- ciatives que prend alors la politique. Les clubs de toutes sortes et les sociétés populaires, aussi variées qu’elles soient, préparent ou reprennent en petit les débats des assemblées de citoyens. La chose est si vraie que, dans les régions de l’Ouest où la population s’opposa aux normes révolu- tionnaires, au clergé nationalisé ou aux levées d’hommes, c’est d’abord dans les assemblées de citoyens que débutèrent les troubles. A Paris, lorsque l’insurrection populaire du 10 août 1792 fit tomber la monarchie, les assemblées de citoyens firent immédiatement sauter les limites mises à leur liberté de délibérer.

La poussée démocratique de l’été 1793 La querelle entre Gironde et Montagne fut réglée par une insurrection, le 2 mai 1793. La nouvelle majorité de la Convention proposa une nouvelle constitution, fondée sur un suffrage masculin très large et donnant aux assemblées primaires le droit de délibérer sur les décrets nationaux. Pour la première fois, cette constitution fut soumise à un vote direct, à l’issue duquel chaque assemblée locale pouvait adopter des vœux et élire quelques 8 000 envoyés, représentant directement la Nation assemblée.

Cette poussée démocratique de l’été 1793 fut vécue par la Convention comme une menace pour son autorité et les mesures de défense nationale qu’elle savait indispensables. Pas à pas, la Convention s’attacha à reprendre la main sur les assemblées de citoyens, les mouvements populaires et sectionnaires. Toutes les élections furent suspendues et, en décembre 1793, la Con- vention adopta les décrets organisant le Gouvernement révolutionnaire, une dictature de salut public censément provisoire. Les comités de salut public et de sûreté générale impulsèrent la Terreur contre les ennemis de la République, qui se retourna rapidement contre les révolu- tionnaires, mais l’organisation de la vie publique continua de reposer sur des assemblées de citoyens qui défendaient âprement leur droit de se réunir tant qu’ils le purent.

« La révolution est glacée » Les premières victoires militaires, à l’été 1794, sonnèrent le glas de l’équipe qui, autour de Robespierre, avait organisé le Gouvernement révolutionnaire : mis en minorité à la Convention, ils furent exécutés derechef. Pour l’essentiel, la masse parisienne, démo- ralisée, ne bougea pas. Ceux qui avaient abattu les robespierristes, les thermidoriens, ne voulaient pas mettre en application la constitution démocratique de 1793. Il leur fallait d’abord écraser le mouvement sectionnaire parisien, ce qui fut fait au printemps 1795, avant de préparer une nouvelle constitution à l’été.

Mais un complet retour en arrière n’était pas possible : dans l’Ouest et le Midi, les catho- liques étaient en révolte ouverte, les armées étrangères toujours menaçantes et, surtout, les popu- lations avaient pris goût à des institutions délibérantes. C’est pourquoi la Constitution de 1795 fut adoptée à un suffrage assez ouvert, entérinant malgré tout les avancées démocratiques, avec un fonctionnement régulier d’assemblées communales et primaires assez proche de ce qui existait déjà.

Royalistes et républicains tentèrent, chacun à leur tour, de dominer la vie politique du Directoire, scandée par des scissions d’assemblées locales et des modifications autoritaires des résultats. A leur façon, ces manipulations montraient que la vie démocratique nouvelle était soli- dement implantée : en 1799, c’est le risque de voir le retour de leurs vieux adversaires républicains qui jeta les conservateurs dans les bras d’un général. Il fallut rien moins qu’un coup d’État militaire et un vote populaire totalement truqué pour que ce Bonaparte puisse prendre le pouvoir et mettre en place son modèle d’Etat autoritaire.

Serge Aberdam Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

Le prolétariat a pris sous sa protection l’honneur du passé révolutionnaire de la bourgeoisie, léon trotsky (4) 

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Combat politique contre le jacobinisme bourgeois, mais en même temps reven- dication de sa passion et sa conséquence révolutionnaires, notamment face à la classe capitaliste advenue – et devenue totalement réactionnaire : telle est la position que les révo- lutionnaires marxistes ont adoptée dans l’Histoire face à la tradition robespierriste. Comme l’illustre ce passage extrait de « Bilan et perspectives »1, un texte majeur de Léon Trotsky écrit en 1905, après le déclenchement de la première Révolution russe.

La grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination, pour le pouvoir, et pour une victoire totale trouva dans ce cadre national son expression classique.

Le terme de « jacobinisme » est actuellement une expression péjorative dans la bouche de tous les sages libéraux. La haine de la bourgeoisie contre la révolution, sa haine des masses, sa haine de la force et de la grandeur de l’histoire qui se fait dans la rue se concentre dans ce cri de peur et d’indignation : « C’est du jacobinisme ! »

Nous, l’armée mondiale du communisme, avons depuis longtemps réglé nos comptes historiques avec le jacobinisme. Tout le mouvement prolétarien international actuel a été formé et s’est renforcé dans la lutte contre les traditions du jacobinisme. Nous l’avons soumis à une critique théorique, nous avons dénoncé ses limites historiques, son caractère socialement contra- dictoire et utopique, sa phraséologie, nous avons rompu avec ses traditions qui, des décennies durant, ont été regardées comme l’héritage sacré de la Révolution.

Mais nous défendons le jacobinisme contre les attaques, les calomnies, les injures stupides du libéralisme anémique. La bourgeoisie a honteusement trahi toutes les traditions de sa jeunesse historique, et ses mercenaires actuels déshonorent les tombeaux de ses ancêtres et narguent les cendres de leurs idéaux. Le prolétariat a pris sous sa protection l’honneur du passé révolutionnaire de la bourgeoisie. Le prolétariat, si radicalement qu’il puisse avoir rompu dans sa pratique avec les traditions révolutionnaires de la bourgeoisie, les préserve néanmoins comme un héritage sacré de grandes passions, d’héroïsme et d’initiative, et son cœur bat à l’unisson des paroles et des actes de la Convention jacobine.

Qu’est-ce donc qui a fait l’attrait du libéralisme, sinon les traditions de la grande Révolution française ? Quand donc la démocratie bourgeoise a-t-elle atteint un tel sommet et allumé une telle flamme dans le cœur du peuple, sinon durant la  période de la démocratie jacobine, sans-culotte, terroriste, robespierriste de 1793 ?

Qu’est-ce donc, sinon le jacobinisme, qui a rendu et rend encore possible aux diverses nuances du radicalisme bourgeois français de tenir sous son charme l’écrasante majorité du peuple et même du prolétariat, à une époque où, en Allemagne et en Autriche, le radicalisme bourgeois a terminé sa brève histoire dans la mesquinerie et la honte ?

Qu’est-ce donc, sinon le charme du jacobinisme, avec son idéologie politique abstraite, son culte de la république sacrée, ses déclarations triomphantes, qui, encore aujourd’hui, nourrit les radicaux et radicaux-socialistes français comme Clemenceau, Millerand, Briand et Bourgeois, et tous ces politiciens qui savent, aussi bien que les pesants junkers de Guillaume II, empereur par la grâce de Dieu, défendre les fondements de la société bourgeoise ? Ils sont désespérément enviés par les démocrates bourgeois des autres pays et ne se privent pourtant pas de déverser des tombereaux de calomnies sur la source de leurs avantages politiques : l’héroïque jacobinisme.

Même après tant d’espoirs déçus, le jacobinisme demeure, en tant que tradition, dans la mémoire du peuple. Le prolétariat a longtemps exprimé son avenir dans le langage du passé. En 1840, près d’un demi-siècle après le gouvernement de la Montagne, huit ans avant les journées de juin 1848, Heine visita plusieurs ateliers du faubourg Saint Marceau, et regarda ce que lisaient les ouvriers, « la section la plus saine des classes inférieures ».

« J’ai trouvé là, écrivit-il à un journal allemand, dans des éditions à deux sous, plusieurs nouveaux discours de Robespierre ainsi que des brochures de Marat ; l’Histoire de la Révolution de Cabet2, les virulents brocards de Cormenin3, et le livre de Buonarroti, Babeuf et la Conspiration des Égaux, toutes productions dégageant une odeur de sang… L’un des fruits de cette semence, prophétise le poète, c’est que, tôt ou tard, une république risque d’apparaître en France. »

Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

Notes :

1. http://www.marxists.org/francais/trotsky…

2. Etienne Cabet, « Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830 ».

3. Sous le nom de plume de Timon, le vicomte de Cormenin était devenu sous la monarchie de Juillet (Louis-Philippe) un pamphlétaire particulièrement redouté des autorités.

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

Les colonies et leur place dans la dynamique révolutionnaire (5)

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La Révolution française a eu un retentissement considérable aux Caraïbes.

Elle a impacté les couches dirigeantes créoles, mais plus encore insufflé aux marrons1 et aux esclaves une dynamique révolutionnaire qui conduisit à l’abolition de l’esclavage, avant son rétablissement par Napoléon en 1802.

Les colons du 18e siècle, à la manière des treize colonies anglaises d’Amérique du Nord, revendiquèrent leur droit à accumuler des profits se heurtant en cela aux monopoles des puissants cercles commerciaux européens qui imposaient dans les colonies leurs diktats. Cette volonté éma- nant des classes dirigeantes s’est combinée avec l’aspiration profonde de la grande majorité de la population, composée d’esclaves et de libres de couleur qui voulaient la liberté, l’égalité et la fin des privilèges, réservées à une toute petite minorité blanche.

C’est au nom de la liberté, forts des idéaux de la guerre civile anglaise2 et de la Glorieuse Révolution3, des idées des Lumières et contre l’« exclusif » colonial anglais, que les colons amé- ricains des treize territoires se soulevèrent en 1773, conduisant à l’acte d’indépendance du 4 juillet 1776. Ce célèbre exemple venu d’Amérique du Nord s’est accompagné d’autres révoltes, que ce soit en Martinique avec le fameux Gaoulé4 de 1717 ou avec les « révoltes blanches » dans la partie française de Saint-Domingue (la future Haïti).

Les colons des Caraïbes ou encore de l’Amérique espagnole, portugaise, danoise ou hollandaise étaient attachés à leurs gains financiers et n’acceptaient pas que l’essentiel des ri- chesses partent dans les caisses de rois vivant à des milliers de kilomètres, de marchands bataves ou de leurs « associés » européens. Farouchement esclavagistes, ils participaient activement au commerce triangulaire mais en réclamaient une part plus importante que celle que leur laissait le statut colonial.

Les colonies françaises dans la tourmente Les bourgeoisies « créoles » des colonies fran- çaises, les Blancs, se divisèrent très vite en deux camps : ceux des campagnes et ceux des ports et des grands centres urbains. La bourgeoisie créole des campagnes était détentrice de la terre donc des exploitations : les habitations de canne, de cacao, de coton, de café, de muscade, de cannelle, de vanille. Ces planteurs Békés s’enthousiasmèrent pour les premières phases de la Révolution et furent particulièrement satisfaits d’obtenir des Assemblées coloniales, où le parti de la campagne dominait celui des villes, ce qui lui permettait de fixer selon ses intérêts les taxes et autres contributions.

La bourgeoisie des ports et des centres urbains, notamment à Saint-Domingue, à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, Saint-Pierre et Fort-Royal en Martinique, Castries à Sainte Lucie, était surtout commerçante. Elle importait des biens, exportait des produits coloniaux et finançait les planteurs. Au moment où le commerce transatlantique représentait les trois quarts de l’excédent commercial en France, elle était une vraie puissance. Cette bourgeoisie voulait renverser la suprématie politique que les planteurs s’étaient accordés dans les Assemblées coloniales. Elle avait le soutien d’une large partie des « petits blancs » des villes (artisans, petits commerçants, caba- retiers, ouvriers). Elle rejoignit de ce fait ceux qui en France voulaient aller plus loin dans la Révolution et forma le camp des « Patriotes ». Par contre, elle refusa l’alliance avec les « mulâtres » c’est-à-dire libres de couleur (métis et esclaves émancipés) et, bien entendu, avec les esclaves, s’opposant pour les premiers à toute idée d’égalité et pour les seconds à tout rêve d’émancipation.

Esclaves des Antilles et libres de couleur donnent le ton Dans les colonies françaises et dans les anciennes colonies des Antilles qui n’étaient plus sous domination française par suite des conflits franco-britanniques de la seconde moitié du 18e siècle, chez les libres de couleur et chez les esclaves, les événements des années 1787, 1788 et du premier semestre de 1789 furent suivis avec un grand intérêt. On savait qu’il existait une « Société des amis des Noirs »5 visant à une amélioration du sort des Noirs. On savait aussi que les colons s’étaient réservés à eux seuls le droit de faire connaître leurs vœux en guise de cahiers de doléances. On apprit fin juillet 1789 la transformation, un mois plus tôt, des Etats généraux en Assemblée nationale.

Pourtant on n’avait pas connaissance fin août 1789 de l’existence d’une Assemblée constituante, ni de la révolte des 13 et 14 juillet, ni de la nuit du 4 août abolissant les privilèges, ni encore de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, lorsque se produisit en Martinique une révolte d’esclaves.

Le 29 août 1789, des esclaves firent savoir par une adresse envoyée au gouverneur qu’ils exigeaient la liberté que le roi avait accordée aux Etats généraux. Cette exigence fut payée par une terrible répression. Lorsque l’on apprit, un mois plus tard, que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen proclamait par son article 1 que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », ce fut une nouvelle raison d’espérer. C’est alors que des dizaines d’insurrections eurent lieu dans toutes les colonies. La plus célèbre étant celle de Bois Cayman, le 15 août 1791. Des victoires furent enregistrées dans les provinces du Nord jusqu’en septembre 1793, entraînant le décret révolutionnaire du 4 février 1794 (16 pluviôse an II) abolissant l’esclavage.

Ce fut alors la grande épopée des « Jacobins noirs » de Saint-Domingue. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, des dizaines de milliers d’esclaves se révoltèrent au nord de l’île. Les colons et les Amis des Noirs se rejetèrent mutuellement la responsabilité de l’insurrection des esclaves. Cette révolte n’était pas localisée, limitée à une propriété, mais d’emblée un soulèvement de masse, à l’échelle régionale. Elle fut favorisée par le rôle que jouèrent Sonthonax et Polverel, commissaires dépêchés par la Convention sur l’île. Ils enregistrèrent rapidement un divorce avec les colons, qui au demeurant déclenchèrent des émeutes contre les mulâtres – nombreux à Saint-Domingue – et contre Sonthonax.

La situation en France, marquée à ce stade par la lutte de la fraction jacobine contre les Girondins, favorisa le travail de Sonthonax en faveur de l’abolition de l’esclavage. Mais c’est surtout la révolte des esclaves, combinée à la rivalité commerciale opposant l’Angleterre à la France, qui poussa les conventionnels à l’abolition de l’esclavage. En effet, l’Angleterre appuyait en sous-main les révoltes d’esclaves pour tenter de limiter l’emprise de la France aux Caraïbes.

La révolte de Saint-Domingue eut un immense retentissement aux Caraïbes et se prolongea à la Guadeloupe avec la Mulâtresse Solitude, Ignace de Massoteau et Delgrès. Une vie révolutionnaire intense s’y développa jusqu’en 1802, année du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte. Dans les autres îles de La Caraïbe, comme en Amérique du Sud, existait aussi une prodigieuse mobilisation : à Sainte-Lucie contre les colons anglais avec la « Guerre des bandits », en Dominique avec la « Guerre des bois », à Grenade avec Julien Fédon et aussi à Saint-Vincent où les guerriers garifunas (Caraïbes Noirs) de Joseph Chatoyer furent massacrés et déportés…

En 1793, les esclaves sous la direction de Toussaint Louverture obtiennent leur éman- cipation à Saint Domingue (la future Haïti) et soutiennent la Révolution française, mais doivent se défendre contre tous ceux qui veulent attenter à leur liberté. C’est ainsi que l’armée de Bonaparte sera vaincue après une guerre terrible. L’indépendance, obtenue en 1804, permis aux  Haïtiens d’abolir l’esclavage dans la partie espagnole de Saint-Domingue et d’aider Bolivar dans sa lutte pour l’indépendance du Venezuela, de la Colombie, du Panama, de l’Equateur, du Pérou et de la Bolivie. Cette aide se fit en obtenant l’engagement d’abolir l’esclavage dans tous ces territoires. Tout au long du 19e siècle, Haïti resta la référence et le point d’appui  pour  la libération des esclaves sur tout le continent  américain.

Gilbert Pago Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

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23 mars 2014 ~ 0 Commentaire

Les sans-culottes, le mouvement populaire et la révolution (6)

L’intervention directe des sans-culottes et de la paysannerie pauvre a joué un rôle décisif dans la Révolution.

Sous leur impulsion sont prises la plupart des mesures qui ont fait date, et celles qui ont sauvé la Révolution. Les Jacobins ont dû accepter à moult reprises « d’excéder » leur programme pour celui des Enragés, la minorité active de militants des Sections1 réclamant des mesures sociales et économiques radicales en faveur des plus déshérités, avant de les réprimer.

Un rôle déterminant contre l’Ancien Régime  14 Juillet 1789, prise de la Bastille. L’impulsion révolutionnaire est venue du petit peuple de Paris. Deux mois plus tôt, les représentants du Tiers-Etat aux Etats Généraux se sont déclarés Assemblée Nationale.

La réaction de Louis XVI est sans équivoque : il rappelle 20 000 hommes de la troupe et renvoie Necker2. A coup sûr, sans la prise de la Bastille, symbole de l’absolutisme, qui permit de s’emparer de la poudre nécessaire au fonctionnement des armes, récupérées plus tôt dans la journée, le roi aurait fait marcher tôt ou tard la troupe contre la jeune Assemblée. S’il peut écrire dans son journal en date du 14 « Aujourd’hui, je me suis levé tard. Il ne s’est rien passé », dès le 15, il est obligé de se rendre devant l’Assemblée pour déclarer le renvoi des troupes.

Ce premier succès, la bourgeoisie montante le doit aux gens de métier, des artisans pour l’essentiel, et tout particulièrement les habitants du faubourg Saint-Antoine : menuisiers, ébénistes, serruriers, cordonniers, artisans du textile… Symbole de la victoire populaire, Louis XVI doit accepter de se parer de la cocarde tricolore symbolisant « l’alliance auguste et éternelle entre le monarque et le peuple ». La monarchie absolue est morte. La réaction ne s’y trompe pas : l’émigration nobiliaire s’amorce, le frère du roi, le comte d’Artois, en tête des départs.

Dans les campagnes, à l’été 1789, un mouvement d’une grande importance va secouer la paysannerie pauvre. L’émigration des nobles, la disette menaçante, créent un climat propice à la « Grande Peur ». La paysannerie dans plusieurs régions est persuadée qu’un complot aristo- cratique se fomente. En Franche-Comté, en Champagne, dans le Beauvaisis, le Maine, le Massif Cen- tral, la région de Nantes, les paysans s’emparent des châteaux pour les piller et brûler les actes seigneuriaux.

Pour chercher à désamorcer le mouvement populaire qui inspire une grande crainte à tous les aristocrates, le vicomte de Noailles, dans la nuit du  4 août, monte à la tribune de l’Assemblée pour demander le principe de l’égalité devant l’impôt et des charges, l’abolition des corvées et des servitudes personnelles. A sa suite, la cascade de renoncements s’accélère : suppression des justices seigneuriales, des dîmes, de la vénalité des offices3… En générant une peur sans précédent par leurs actions hardies, les paysans ont imposé aux représentants de la nation d’abolir  les privilèges de l’Ancien Régime.

Telle est la forme fondamentale que la révolution prend en France : chaque pas décisif de la bourgeoisie est précédé par l’intervention de la paysannerie pauvre ou du petit peuple urbain. La spécificité de la révolution française, c’est qu’il s’est trouvé une fraction de la bourgeoisie assez radicale pour s’appuyer sur cette énergie populaire, afin de mettre en place son système de domination sociale.

Gagner la guerre grâce au petit peuple Deux ans plus tard, lorsque le roi est arrêté à Varennes, alors qu’il tentait de fuir  pour Coblence dans le but de rejoindre la contre-révolution, l’Assemblée se montra on ne peut plus clémente à l’égard du souverain. La bourgeoisie se divise. Une partie d’entre elle souhaite arrêter la révolution et veut contenir le mouvement populaire. Elle participe au pouvoir, les droits féodaux ont été abolis, en quelque sorte, son programme a été réalisé.

Mais partout la contre-révolution s’organise. Arrêter la révolution à ce stade, ce serait accepter un retour en arrière. Les Jacobins en sont conscients. C’est pourquoi, ils décident de s’appuyer sur le petit peuple des villes qui demande la République.

Parallèlement, en avril 1792, la guerre contre l’étranger a été déclarée, alors même que la contre-révolution intérieure s’organise. Les Jacobins le savent : pour espérer gagner la guerre, pour que les conquêtes fondamentales de la révolution bourgeoise ne partent pas en fumée, il faut s’appuyer sur les sans-culottes et la paysannerie. Mais gagner la confiance des sans-culottes, cela passe d’abord par la destitution du roi et sa mise à mort. C’est chose faite le 21 janvier 1793.

Plus encore, il faut s’attacher à vaincre la contre-révolution, ce qui passe par des mesures énergiques pour lutter contre la sous-nutrition chronique et l’inflation. La revendication de la taxa- tion du prix des denrées, instaurant un prix maximum de vente, s’est développée pendant la Révo- lution et constitue un des principaux moteurs du mouvement populaire. Elle est portée par les Enragés, dont les militants les connus sont Jacques Roux, Jean Varlet, Théophile Leclerc, Pauline Léon et Claire Lacombe.

Le 29 septembre, et à contrecœur de ses convictions libérales, une majorité de l’Assemblée vote la loi du « maximum général » qui instaure un prix maximal de vente de toutes les denrées de première nécessité. En sus, les salaires de 1790 sont majorés de 50 %. Mais certains commerçants préfèrent fermer boutique plutôt que de vendre aux nouveaux tarifs. Les sans-culottes les traquent, leur font ouvrir boutique, et même vendre à des prix inférieurs au maximum. Les Jacobins décident d’aller au bout de leur démarche : pour gagner la guerre, lever des volontaires, il faut que les sans-culottes voient satisfaites quelques-unes de leurs revendications.

Les Jacobins appuient la nomination de commissaires aux accaparements. La force armée – au travers des sections – est entre les mains des sans-culottes. Ils traquent les accapareurs, délivrent les certificats de civisme, dont dépend alors la vie de chacun et sans laquelle il n’est pas possible de garder une place dans l’administration révolutionnaire, et, plus important encore pour le sort de la révolution, les bras-nus prêtent leur concours décisif à la constitution d’une armée révolutionnaire où les volontaires désignent eux-mêmes, à la majorité des voix, les sous-officiers et officiers. La Terreur, essentielle en ce qu’elle a permis de vaincre la contre-révolution, s’est donc à tous points de vue appuyée sur l’énergie populaire. Et alors qu’à l’été 1793, la France révolutionnaire n’était plus qu’un camp retranché, à l’automne des victoires s’accumulent sur plusieurs fronts.

Les Jacobins contre les Enragés  Mais alors que la fraction la plus déterminée de la bourgeoisie reprend à son compte de larges pans du programme des Enragés, elle s’attelle à démanteler leur influence en s’attaquant à ses chefs.

Une véritable campagne de calomnies est menée à l’encontre de Jacques Roux, no- tamment par Robespierre. Les militants les plus connus sont arrêtés pour leur excès de zèle. Dans la foulée, les clubs et les sociétés de femmes, particulièrement actives, sont supprimés. Alors que les mesures prises par les Jacobins empiètent sur la propriété privée et dépassent le cadre bourgeois, ils terrassent en même temps leur aile gauche. En quelques mois, les lieux d’ancrage du mouvement populaire ont été repris en main ou dissous.

La politique consistant à s’appuyer sur les sections populaires a porté ses fruits. Le 26 juin 1794, les armées révolutionnaires remportent une victoire décisive à Fleurus. Tout le territoire est désormais libéré.

Parce qu’elle en comprenait la nécessité, une fraction notable de la bourgeoisie s’est rangée derrière les méthodes plébéiennes des chefs jacobins. Mais une fois le territoire libéré, elle jugea qu’il était temps non seulement de se passer des services des sans-culottes, mais aussi du comité de Salut Public dirigé par la fraction robespierriste. A l’été 1794, Robespierre, Saint- Just et Couthon sont passés à leur tour à la guillotine. Si le coup de filet contre les chefs jacobins a provoqué un sursaut parmi les sans-culottes venus les libérer de prison, personne ne s’est placé à leur tête pour diriger leur action. Les Jacobins avaient déjà étouffé, dans les mois qui précédaient, toute forme d’organisation du mouvement populaire.

Trop consciente des intérêts de la bourgeoisie pour s’attacher totalement aux sans- culottes, mais trop attentive  aux nécessités de la révolution pour trouver grâce aux yeux de la bourgeoisie modérée, telle était la contradiction par laquelle a péri la fraction jacobine.

Quant au mouvement populaire, dont les chefs Enragés ont été l’expression la plus consciente, s’il a porté des revendications qui dénonçaient le caractère formel de l’égalité instaurée par la révolution, s’il a su à de nombreux moments imposer ses revendications, il était encore lar- gement embryonnaire et ne pouvait agir ni comme parti, ni comme classe. Tout cela n’est alors qu’en gestation. Pour autant, les « niveleurs » et les « exagérés » de la Révolution Française ont posé – de manière balbutiante – la nécessité de s’en prendre à la propriété privée pour instaurer le règne de  l’Egalité.

Jihane Halsanbe. Revue L’Anticapitaliste n°52 (mars 2014)

Notes :

1. Paris est divisé en 48 sections à partir de juin 1790. Chaque section se réunit en assemblée générale.

2. Necker est alors perçu comme un ministre réformateur.

3. Certains métiers sont réservés dans l’Ancien Régime à la seule noblesse.

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