
Une social démocratie « de plus en plus bourgeoise et de moins en moins ouvrière »…
L’évolution de la social-démocratie est un bon indicateur des tendances de la situation.
La crise des années trente s’est produite dans un contexte de poussée du mouvement ouvrier après la Révolution russe de 1917, et elle a elle-même provoqué une radicalisation des classes populaires et des organisations ouvrières. Tous les courants du mouvement ouvrier, des réformistes jusqu’aux révolutionnaires, ont polarisé des millions de travailleurs. Conjuguée à la montée du fascisme, la crise a poussé à gauche les gros bataillons de la social-démocratie, conduisant des secteurs significatifs de cette dernière vers des positions des plus radicales. Aujourd’hui, le mouvement de la social-démocratie est inverse : plus la crise s’approfondit, plus la social-démocratie s’adapte au capitalisme néolibéral.
Comment expliquer cette transformation ?
D’aucuns pensaient que, sous les effets de la crise, des secteurs des classes dominantes, et à leur suite les partis de l’Internationale socialiste en Europe, allaient s’orienter vers des politiques keynésiennes ou néo-keynésiennes, de relance de la demande, d’intervention publique plus forte. Au contraire, les Partis socialistes ont relayé, quand ils n’en ont pas été à l’initiative, des politiques d’austérité, ainsi en Europe du Sud et aujourd’hui en France. Aucune classe dominante ni aucun Etat ne reprend à son compte des politiques keynésiennes ou de compromis sociaux. Au contraire, ces secteurs utilisent la crise pour accroître les taux d’exploitation et de plus-value. La concurrence inter-capitaliste les conduit à une marche forcée pour baisser le niveau de vie de millions de gens. Mais au-delà des grandes tendances économiques, il y a un problème politique : le choix keynésien est le produit de rapports de forces imposés par les luttes de classes. C’est la Révolution russe, les poussées des luttes des années 1930 ou celles de l’après-guerre et des années 1960 qui ont imposé de telles politiques aux bourgeoisies et aux Etats.
Aujourd’hui, la dégradation du rapport de forces au détriment des classes populaires n’oblige en rien ceux d’en haut à des politiques de concessions ou de compromis sociaux.
A l’inverse, ils redoublent leurs attaques en imposant l’austérité et ils dictent cette politique à leurs « lieutenants » sociaux démocrates. Du Pasok grec aux autres partis socialistes d’Europe du Sud, en passant par l’ensemble de l’Internationale socialiste, règnent les politiques de soumission à la dette, de respect de la « règle d’or » de l’austérité budgétaire, de défense des intérêts patronaux. Ce processus d’adaptation résulte aussi d’une intégration croissante de la social-démocratie aux institutions étatiques, des sommets de ces partis aux milieux des marchés financiers et des capitaines d’industrie. L’arrivée d’un Strauss-Kahn à la tête du FMI illustre bien ce processus. Lénine, en son temps, avait qualifié les partis socialistes de partis « ouvriers-bourgeois ». Ces partis sont aujourd’hui de « moins en moins ouvriers et de plus en plus bourgeois ». Ils restent liés, par leur origine historique, au mouvement ouvrier, mais leurs liens avec leur base sociale et politique sont de plus en plus distendus.
Chaque parti a son histoire et les différences sont notables entre, d’une part, les liens qui unissent la social-démocratie allemande au mouvement syndical, et, d’autre part, ceux plus distanciés du Parti socialiste français avec le mouvement syndical. Mais, globalement, leurs rapports au mouvement populaire sont de plus en plus faibles, sapés par leur soutien aux politiques d’austérité. Certains ont connu une perte massive d’adhérents, comme en Allemagne dans les années 1990, tandis que d’autres, tel le PASOK en Grèce, peuvent subir un effondrement ou, comme en Espagne, affronter des crises qui mettent en danger leur existence. Cette mutation qualitative, si elle allait jusqu’au bout, transformerait ces partis en « partis démocrates à l’américaine ». Type de transformation qu’a connue, non un parti social démocrate mais le Parti communiste italien, devenu parti bourgeois du centre gauche. Cette trajectoire peut être freinée du fait des nécessités de l’alternance politique, qui incitent à ce que ces partis ne soient pas des partis bourgeois comme les autres. Dans les pays où l’histoire du mouvement ouvrier reste vivante et où la social-démocratie est encore forte, cette dernière ne peut jouer un rôle clé dans le jeu et les institutions politiques que parce qu’elle est « social démocrate ». C’est la raison du maintien des références historiques, bien que les partis socialistes de ce début du XXIe siècle n’aient plus grand chose à voir avec ceux des XIX et XXe siècles.
Espaces et limites de la gauche radicale
Ce glissement vers la droite de la social-démocratie a libéré un espace pour les forces à gauche des partis socialistes. Dans les derniers mois, des forces comme le Front de gauche, Izquierda Unida en Espagne, ou Syriza, l’ont occupé. Les forces réformistes de gauche ont même réussi à regagner une partie substantielle de l’électorat des gauches anticapitalistes ou révolutionnaires, en particulier en France. En effet, l’espace occupé par la « gauche radicale » résulte plus du déplacement à droite des partis socialistes et de la crise de représentation politique européenne que d’une poussée du mouvement de masse et d’une radicalisation politique de secteurs de la société, sauf en Grèce avec l’expérience de Syriza. Un phénomène comme celui de Beppe Grillo a lui aussi aspiré non seulement les électeurs de la gauche radicale mais aussi des électeurs de droite et de gauche. Les espaces de Grillo ou de Syriza peuvent se recouper, mais le mouvement des cinq étoiles n’est pas Syriza, loin de là. Dans un cas, au-delà des aspirations des citoyens qui se sont reconnus dans Grillo dont il faut tenir compte, nous avons affaire à un mouvement aux positions problématiques, dans la cas de Syriza, nous avons un mouvement politique de la gauche radicale.
Dans une situation marquée par des résistances mais aussi par des défaites, les partis (tels les partis communistes) qui disposent d’une meilleure implantation sociale et des positions syndicales ou institutionnelles résistent mieux et représentent une alternative plus crédible que les forces anticapitalistes (excepté en Grèce où le KKE, parti très stalinien et diviseur, s’est isolé alors même qu’il garde une force militante). Mais le rebond électoral de ces formations politiques ne s’est pas accompagné d’un renforcement organisationnel et politique correspondant, ce qui nous renvoie à la dégradation des rapports de forces politiques globaux.
Mais la crise change aussi la donne dans les rapports entre le social-libéralisme et les partis communistes.
Ces derniers sont en prise à de nouvelles contradictions entre, d’une part, des intérêts liés aux alliances nouées entre dirigeants socialistes et communistes, et, d’autre part, des politiques d’austérité endossées ou dirigées par les partis sociaux-démocrates d’une telle brutalité qu’elles rendent plus difficiles des coalitions gouvernementales communes. En Espagne, ces contradictions conduisent Izquierda Unida à s’opposer aux politiques d’austérité, mais dans le même temps à participer à un gouvernement avec le PSOE en Andalousie. En Italie, la nébuleuse de l’ex-Refondation communiste s’est perdue en restant subordonnée au centre gauche du parti démocratique. En France, le Front de gauche apparaît, pour l’opinion populaire, comme opposé à Hollande, mais que de contorsions pour éviter de s’afficher clairement dans l’opposition de gauche à ce gouvernement ! Combien de votes hésitants et contradictoires au Parlement sur la politique gouvernementale. Et ce n’est un secret pour personne que le PCF sera tiraillé, lors des prochaines élections municipales de 2014, entre ceux qui reconduiront les alliances avec le PS et ceux qui voudront intégrer des listes du Front de gauche. Et ces contradictions ne disparaîtront pas, même derrière de bons résultats électoraux.
En France, le Parti de gauche, dirigé par Jean-Luc Mélenchon, a su grâce à son alliance avec le PCF, donner une réelle dynamique au Front de gauche. Les 4 millions de votants pour Mélenchon et les dizaines de milliers de participants aux meetings de la campagne électorale ont constitué un point d’appui pour l’action et le débat contre les politiques d’austérité. Mais cette fois encore cette dynamique ne s’est pas traduite par un renforcement des organisations du Front de gauche.
En France, J.-L. Mélenchon représente, au sein du spectre de la gauche radicale européenne, l’exception française, avec son combat pour la « République ». Par bien des aspects, il se montre des plus virulents contre la politique du gouvernement, mais il conjugue ses références à la lutte de classes avec un « républicanisme nationaliste » qui ajoute à la confusion des idées et des programmes. Sur le plan politique et historique, sa référence n’est pas la République des Communards, qui opposait la république sociale aux classes bourgeoises, mais celle des républicains qui fusionnent, dans leur défense de la république, les mots « nation », « république » et « Etat ». Sur le plan stratégique, cette conception subordonne la « révolution citoyenne » ou « la révolution par les urnes » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes. [Et ne croyons pas que] Or ces références, loin d’être des coquetteries idéologiques, ne vont pas sans implications politiques. Ainsi, lors de la campagne présidentielle, il réaffirma dans les Cahiers de la revue de la Défense nationale « qu’en l’état actuel, la dissuasion nucléaire demeure l’élément essentiel de notre stratégie de protection ». Il est au demeurant étonnant qu’un partisan de l’écosocialisme défende la bombe nucléaire française.
Mais c’est surtout face à une question politique clé comme l’intervention française au Mali que les conceptions de J-L Mélenchon sur l’Etat et la République ont des conséquences. Sa défense de la République le conduisant à se questionner pour savoir si « les intérêts français » sont menacés ou pas. S’il rejette « toute intervention néocoloniale », il « prend acte », dans un premier temps, de l’intervention militaire, puis « souhaite la victoire des forces françaises dans le nord Mali ». Son refus de définir la politique de F. Hollande comme étant celle de l’impérialisme français l’empêche d’exiger l’arrêt des bombardements et le retrait des troupes françaises du Mali.
Encore une fois, ces divergences ne sont pas sans incidences sur l’action politique. Le refus d’une participation au gouvernement Hollande, certains de ses votes au Parlement contre les politiques d’austérité et son soutien aux luttes sociales créent les conditions de l’action commune avec le Front de gauche. Mais ses ambiguïtés par rapport à la majorité parlementaire socialiste, le refus de revendiquer comme opposition de gauche au gouvernement, les liens institutionnels qui l’unissent au PS sont un frein dans la construction d’une alternative. D’autant plus que le Front de gauche est actuellement contrôlé par le PCF et J-L Mélenchon, malgré quelques voix discordantes qui ne parviennent pas à entamer les rapports de forces en son sein.
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http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article28650
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