
États-Unis : la crise climatique, point de bascule du vote dans les États indécis ?
La Pennsylvanie est l’un des États qui peuvent pencher du côté démocrate ou républicain à la présidentielle du 5 novembre. Les catastrophes climatiques s’y enchaînent. Jusqu’à guider des électeurs dans leur choix ?
Pennsylvanie (États-Unis), reportage
Washington Crossing, Bucks County, 4 300 âmes. Une enfilade de petites maisons blanches et proprettes, entourées de collines. Ici, c’est la Pennsylvanie, et de l’autre côté du petit pont, où deux pick-up font flirter leurs rétroviseurs pour pouvoir se croiser, c’est le New Jersey. C’est là, sur un bateau au milieu des blocs de glace, que George Washington a lancé l’une des batailles mythiques de la guerre d’indépendance des États-Unis, en traversant le périlleux fleuve Delaware. C’est là, aussi, que l’avenir des États-Unis pourrait se jouer le 5 novembre, lors de l’élection présidentielle qui oppose principalement la démocrate Kamala Harris au républicain Donald Trump. La Pennsylvanie est l’un des sept « swing states », ces États qui peuvent basculer d’un côté ou de l’autre, et changer le nom du vainqueur.
Aujourd’hui, les flots sont calmes, mais quand le Delaware monte, il peut tout dévaster sur son passage. En Pennsylvanie, les changements climatiques ne se regardent pas à la télé. Ils fracassent désormais chaque année le quotidien des habitants. La tempête Isaias, en 2020, puis l’ouragan Ida, en 2021, ont tous deux inondé Philadelphie. L’année suivante, l’État figurait parmi les plus inondés du pays et, cet été, l’ouragan Debby est venu frapper les régions du nord.
À Washington Crossing, une crue éclair a emporté sept personnes l’année dernière, dont deux bébés et leur mère. Des voitures ont été piégées par les flots. Entre 15 et 18 centimètres de pluie sont tombés en moins de quarante-cinq minutes. Hedi, la cinquantaine, y pense toujours en promenant ses deux staff terrier. « Quelle horreur. L’eau est montée si vite ! Elle n’a laissé aucune chance. C’était comme si un barrage avait cédé sur la route. Tout le monde est secoué dans la communauté. »
Sa veste ouverte laisse apparaître un t-shirt : Women For Trump (« Les femmes pour Trump »). Son candidat favori, le républicain Donald Trump, estime que le réchauffement climatique est un canular. Ces drames qui se multiplient dans son État pourraient-ils la faire changer d’avis d’ici au 5 novembre ? « Vous rigolez ? Les soi-disant “changements”, il y en a toujours eu. Là, c’est plus chaud, il pleut davantage, mais d’ici cinquante ans, ça sera plus froid et sec, c’est cyclique ! On dépense des millions pour un phénomène qui n’est pas prouvé. »
D’ailleurs, ne parlez pas trop du réchauffement climatique, par ici. Au magasin de location de vélos électriques, lorsqu’on évoque le sujet, la vendeuse nous demande de sortir. « Merci d’être passé, mais je n’embarque pas dans votre narratif ! » Elle nous pointe une affiche qui reproduit en 2×2 mètres la Constitution des États-Unis, qui surplombe les montures. « Il n’y a que Trump qui peut la protéger. »
En contemplant le fleuve Delaware, Elina et Elena, meilleures amies depuis trente ans, jasent politique. L’une va voter démocrate, l’autre républicain. Lorsqu’on leur demande pourquoi, elles répondent la même chose : « Pour protéger la démocratie. »
Elena assure que celle-ci court à sa perte, si l’on ne contrôle pas plus les frontières, tandis que sa voisine de banc lui rappelle que c’est sous le mandat Trump qu’il y a eu une insurrection qui a fait vaciller le pays. La discussion s’enflamme. Entre les éclats de voix – (« Ça me tue que tu ne voies pas le danger qu’il représente ! », « Mais il n’a rien fait ! ») -, des accalmies et des sourires. Promis, elles assurent qu’elles resteront copines au lendemain du 5 novembre, quel que soit le résultat.
Les scores risquent d’ailleurs d’être serrés. En 2020, sur près de 8 millions de votants, Joe Biden l’avait emporté par moins de 90 000 voix en Pennsylvanie. Bucks County a voté bleu (le Parti démocrate) lors de la dernière élection, mais le nombre d’électeurs enregistrés comme républicains dépasse désormais celui des démocrates. « On sait que notre vote compte double. Je ne veux pas vivre dans l’Amérique de Harris-la-communiste », lance Hedi, avant de s’en aller, presto : ses deux molosses tirent sur leur laisse.
À Philadelphie, le poids du gaz naturel
Philadelphie n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres de Washington Crossing. Pourtant ici, dans la sixième plus grosse ville des États-Unis, trouver la trace d’un partisan républicain tient de l’exploit. Les petits drapeaux « Trump » qui fleurissaient les jardins de la banlieue se sont envolés. Ah si, un républicain ! Il est peint en clown, dans la devanture d’un commerce. Dans la rue d’à côté, le café du coin sert des « Kama-latte » et deux affiches « Harris-Walz » (son colistier Tim Walz) masquent un panneau de circulation.
À chaque coin des allées verdoyantes de l’université de Pennsylvanie — une des huit plus prestigieuses du pays —, des étudiantes assises à des comptoirs poussent leurs comparses à s’inscrire sur les listes électorales. Il ne reste qu’une poignée de jours et elles se démènent. La Pennsylvanie compte dix-neuf grands électeurs. Le candidat qui sera majoritaire dans l’État le 5 novembre les obtiendra tous, et il en faut 270 à l’échelle du pays pour être déclaré vainqueur.
« Je viens de New York, mais c’est évident que mon État va voter démocrate, croit Declan, responsable des Penn Dems, le groupe de jeunes démocrates de l’université. Si je veux peser, c’est ici que je dois être enregistré sur les listes. On pousse tous les démocrates convaincus à en faire de même et on tente de convaincre les autres. Imaginez, si ça se joue à une poignée de voix : ceux qui sont enregistrés ici auront fait basculer l’élection. »
Faut-il parler climat pour l’emporter en Pennsylvanie ? L’État est le deuxième plus grand producteur de gaz naturel aux États-Unis, derrière le Texas, et le secteur fossile nourrit près de 430 000 emplois. Les mines des trois Penn Dems devant nous sont circonspectes. « Si l’on ne veut pas perdre de voix, on doit parler aux travailleurs de l’industrie fossile, et donc, forcément, comprendre leurs positions », dit Steve, chargé des communications des Penn Dems.
Kamala Harris est au diapason. Pour ne pas perdre les travailleurs du secteur, la candidate démocrate, qui assurait vouloir mettre fin à la fracturation hydraulique des gaz de schiste (« fracking »), a rétropédalé. Pas de problème ? « J’aurais préféré qu’elle ne change pas d’avis. Mais il faut que les gens gardent leur emploi, c’est la chose la plus importante. Dans l’ouest de l’État, les gens vivent du fracking », dit Declan. Un ange passe. Les deux hochent la tête.
« L’environnement ? Mais de quoi parle-t-on ? »
Dire que l’environnement n’est qu’en arrière-plan de la campagne est un euphémisme. Ce serait plutôt la petite tâche persistante sur une tapisserie à fleurs. Mais le climat a rattrapé l’élection. Fin septembre, puis au début du mois, les ouragans Helene et Milton ont frappé le sud-est étasunien, causant des centaines de victimes, des milliards de dégâts et remettant le changement climatique au menu du scrutin.
Les deux candidats à la vice-présidence s’affrontaient lors d’un débat télévisé au début du mois, trois jours après le passage d’Helene en Floride et en Georgie. Rendez-vous était pris dans un bar démocrate avec Jim, retraité de l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA), et quelques nachos, pour regarder la joute.
Elle a parfois tourné au sketch. Le lien entre CO2 et réchauffement ? De la « science bizarre », a lancé J. D. Vance, le candidat républicain, sous les huées du bar. Ajoutant : « Aux États-Unis, il faut produire le plus d’énergie possible, car nous avons l’économie la plus verte au monde. » « Il est plus habile que Trump, mais nous sort la même limonade, en plus sucrée ! » selon Jim, en riant devant ces outrances.
Tim, ex-soldat de la US Army, n’en rate pas une miette, hue chaque approximation et applaudit le démocrate quand sa punchline est efficace. « Je n’ai pas été en Irak deux fois pour donner mon pays à Donald Trump.
L’environnement ? Mais de quoi parle-t-on ? Trump veut imposer une dictature. Si on n’est plus un pays libre, l’environnement, est-ce que ça compte vraiment ? Je ne peux penser à l’environnement si on m’enlève ma liberté, et Trump peut le faire. La liberté de respirer de l’air pur, ça compte, mais celle de voter ou de ne pas me faire tirer dessus dans la rue prend le dessus. La planète, c’est bien, mais sauvez mon pays d’abord ! »
Alexis Gacon 24 octobre 2024
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