Live from ferguson
Usa: le hip-hop dégaine pour Ferguson (CI)
Durant 11 jours, plusieurs chansons ont surgi en réaction à la mort de Michael Brown, dans une vaste réflexion spontanée, naturelle et viscérale sur ce qui se passe à Ferguson depuis que cet Africain-Américain de 18 ans a été abattu par un policier blanc. Ce sont au moins 10 morceaux, soit presque un par jour, qui couvrent un large spectre d’émotions: colère et indignation, tristesse et affliction, révolte pure et simple.
Pour cette communauté d’artistes indépendants méconnue mais très active, c’est l’expression de frustrations qui étaient déjà là, sous-jacentes, bien avant le meurtre de Brown. Il y a ce morceau lent et funèbre de Seneca Da Product, chanté à l’auto-tune, sur lequel le rappeur demande qu’on « accroche un ours en peluche aux poteaux téléphoniques » [« tie a teddy on the telephone pole »] en hommage à « mon frérot Mike » [« my kid Mike »].MC Keem, lui, a publié un clip intitulé « Front Line » ["ligne de front"] où il rappe avec ferveur sur des images des manifestations. « Got the world watching. They can feel the tension of an angered generation… F— a politician. » « Le monde regarde, et il sent toutes les tensions d’une génération en colère… Fuck les politiques. » Keem, de son vrai nom Hakeem Love, a écrit les paroles la semaine dernière, bouleversé par ce que vit sa ville.
Le son de Saint Louis Certains de ces morceaux passent déjà en radio, et beau- coup circulent sur les réseaux sociaux. Et au-delà de la musique, producteurs, rappeurs et DJ ont organisé des marches, acheté de la nourriture pour les mani- festants et planifié les actions politiques, œuvrant pour mobiliser l’opinion et lever des fonds afin de présenter un candidat aux prochaines élections contre le procureur de district sortant [accusé de partialité dans l'affaire].
La bande son des événements, qui comprend des morceaux d’artistes con- nus dans tout le pays venus à Ferguson pour participer aux manifestations, est à bien des égards typique de la région. Le son de Saint Louis, avec son indolence caractéristique du Midwest, s’est fait connaître il y a une bonne dizaine d’années quand les rappeurs Nelly et Chingy, deux enfants du pays, sont devenus des stars.
Pacifique Même s’ils partagent la colère persistante des habitants de Ferguson, les artistes ont encouragé leurs fans, qui pour beaucoup écoutent leur musique dans les rues de Ferguson, à manifester pacifiquement. Certains musiciens pro- fitent des projecteurs médiatiques qui se sont braqués sur la région au lendemain de la mort de Michael Brown pour se faire connaître, mais d’autres y puisent aussi une envie d’agir et de militer. Keem, dont le plus gros hit à ce jour, »Thick Wit It », est une machine à danser, une ode festive aux filles en formes, se fait aujour- d’hui plus engagé. Cette semaine, nous l’avons trouvé avec le producteur Ronnie Notch, 30 ans, en train de déplacer des packs d’eau pour approvisionner le site des manifestations, non loin d’un magasin Family Dollar de West Florissant Ave- nue. Tef Poe, l’un des rappeurs indépendants les plus appréciés du coin, manifeste tous les soirs. Ce qui s’est passé le touche de près.
« Quand c’est arrivé, mon petit frère m’a appelé, il pleurait au téléphone. Il m’a dit ‘Ils ont tué Mike’. Ils avaient des amis en commun. » Pour lui, l’heure est propice à une vraie mobilisation locale. Le rappeur a lui-même participé à plusieurs initia- tives, jusque-là vaines, pour rapprocher la police locale des habitants. Il s’est aussi engagé pour obtenir que la police de Saint Louis soit placée sous le contrôle d’é- lus locaux.
Un nouvel activisme Cet activisme qui se développe est rafraîchissant, estime Tricia Rose, professeur d’études africaines à l’université de Brown, spécialiste du hip-hop (avec un oeil critique) et auteur de The Hip Hop Wars [Les guerres du hip-hop, non traduit]. Pour elle, la crise à Ferguson pourrait marquer un tournant et montrer « aux artistes locaux qu’ils doivent se considérer comme investis d’une mission, celle d’instaurer un espace de création dans lequel le hip hop n’est pas un produit, mais une richesse qui nourrit la communauté ».
Les événements ont relégué au second plan la misogynie, le machisme et le consumérisme souvent caractéristiques du genre. Et de grands noms du hip hop ont rejoint le mouvement. J. Cole, célèbre rappeur originaire de Caroline du Nord, a été parmi les premiers à sortir un morceau : « Be Free » est un hymne façon complainte qui intègre des extraits d’une interview d’un témoin du meurtre.
« It ain’t no drink out there that can numb my soul… All we wanna do is break the chains off… All we wanna do is be free… Can you tell me why every time I step outside I see my [boys] die »
« Aucun alcool ne peut anesthésier ma douleur… Tout ce qu’on veut, c’est briser les chaînes… Tout ce que qu’on veut, c’est être libre… Tu m’expliques pourquoi chaque fois que je mets le nez dehors, je vois nos frères mourir ? »
Interrogations Même les radios locales Hot 104.1 et Old School 95.5, qui passent du rap et du Rn’B, se sont mobilisées à leur façon. Après la mort de Michael Brown, Boogie D, le directeur de la programmation, a interrompu sur les deux radios toute diffusion de musique pendant près de 14 heures, pour ouvrir une libre antenne aux auditeurs. Pendant plus d’une semaine, la playlist habituelle a été oubliée au profit d’hommages au jeune homme abattu par la police.
Après ce qu’il s’est passé, estime Arthur « A Plus » Willis, programmateur sur la tranche prime time, « les gens ont envie d’écouter des hommages, du gospel et du hip hop plus engagé. » Tef Poe explique que les événements l’ont fait réfléchir aux messages véhiculés par le hip-hop. « J’ai pensé au cas de Mike Brown, aux diffé- rents genres de musique que nous produisons et aux messages que nous faisons passer », raconte-t-il. Depuis quelques jours, il s’interroge: « Quelles sont mes inten- tions? Pourquoi est-ce que je suis là? Qu’est-ce que j’attends de la musique com- me artiste? » Il sait que le jeune Brown était un parolier en herbe.
« Je suis d’ici », souligne Tef Poe. « J’ai marché dans les mêmes rues que Mike Brown. On a une histoire similaire. Comme lui, quand j’étais gamin, je voulais devenir artiste. » The Washington Post Krissah Thompson 23 août 2014
http://www.courrierinternational.com/article/2014/08/23/le-hip-hop-degaine-pour-ferguson?page=all