
Selon François Hollande, «Commémorer, c’est renouveler le patriotisme» et «Commémorer la première guerre mondiale, c’est prononcer un message de paix.» On se souvient d’un des slogans du régime de 1984 dans le roman d’Orwell, «La guerre c’est la paix».
Le mouvement ouvrier français avant et en 1914
La crise du capitalisme est globale et nécessite une réponse globale. Mais un peu partout on constate une renaissance du nationalisme, souvent sous des formes ouvertement racistes. Pour la gauche, renouer avec les meilleures traditions internationalistes du mouvement ouvrier devient une tâche pressante. 1914 marque le centenaire de la première guerre mondiale, et si nos ennemis fêtent la boucherie, il nous faut se souvenir de ceux qui se sont opposés à la guerre.
En Grande-Bretagne le ministre de l’Éducation, Michael Gove, a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une « guerre juste », et qu’il fallait rejeter le mythe d’une guerre vue comme « une série d’erreurs catastrophiques faites par une élite qui n’était pas dans le coup ». Il a ainsi condamné les « universitaires de gauche qui sont bien contents de nourrir de tels mythes en critiquant le rôle de la Grande-Bretagne dans le conflit ».
Des universitaires de gauche ont en effet nourri certains mythes. Ainsi l’historien marxiste Eric Hobsbawm nous raconte que les militants de base des partis socialistes sont partis à la guerre avec un « zèle spontané ».
Pour présenter un point de vue différent sur 1914 je veux dire quelques mots sur un courant de la gauche française dans les années qui précèdent le début de la guerre. La Vie ouvrière fut lancée en 1909 par Pierre Monatte. Ce n’était pas la revue d’une organisation, elle était produite par un noyau militant composé entre autres d’Alfred Rosmer, Robert Louzon, Alphonse Merrheim, Georges Dumoulin et Francis Delaisi ; elle s’adressait surtout aux militants syndicalistes de la CGT. La revue paraissait deux fois par mois, avec 64 pages par numéro. Elle traitait des affaires syndicales et politiques, avec beaucoup d’articles sur le mouvement international. Elle avait moins de 2000 abonnés, mais quand même une certaine influence internationale – un de ses lecteurs fidèles était Zinoviev, le futur président de l’Internationale communiste.
Pour Monatte, ce qui importait d’abord n’était pas les congrès internationaux, les résolutions et les secrétariats, mais plutôt les tâches pour transformer la culture du mouvement ouvrier : « La première tâche à faire c’est de nous resserrer moralement, de nous connaître mieux, de nous informer mutuellement. L’internationalisme, comme tous les sentiments, car il est cela d’abord, a besoin d’être alimenté et il ne peut l’être qu’à une condition, c’est que nous suivions les grandes luttes soutenues par les uns et par les autres, que nous vibrions aux succès comme aux revers de nos amis lointains, que nous enfon- cions profondément cette vérité trop simple pour être longtemps méconnue : que partout les travailleurs sentent leur exploitation et que partout, par sursauts ou par efforts tenaces ils font un effort pour redresser leur échine et leur front. Ainsi se formera l’atmosphère où pourra pousser vigoureusement, en dépit de toutes les résistances, l’Internationale syndicale, la véritable Internationale ouvrière, travaillant à propager l’internationalisme, un internationalisme qui ne se limite pas à éviter simplement la guerre – ce n’est là que sa besogne défensive, négative pourrait-on dire – mais à organiser sans souci des frontières l’attaque contre le capitalisme. »
C’était en effet le programme de La Vie ouvrière. Presque chaque numéro contenait des articles sur les luttes à l’étranger, de la Suède á l’Afrique du Sud, de l’Espagne à la Suisse, de la Guadeloupe à la Nouvelle-Zélande.
Le danger de la guerre préoccupait bien entendu la revue. Francis Delaisi, qui écrivait sous le pseudonyme de Cratès, expliquait les causes économiques de la guerre espagnole au Maroc. Il montrait ainsi l’hypocrisie des patriotes qui défendaient des intérêts commer- ciaux. Au Maroc les habitants avaient essayé de bloquer l’exploitation des mines de fer par des compagnies étrangères : « Un groupe d’ouvriers se rendant à leur travail tombèrent dans une embuscade ; trois ou quatre furent tués. Grave événement ! Aussitôt la garnison de Melilla se mobilisa. Il est curieux de constater combien la peau des travailleurs, dont on fait si bon marché dans la mère patrie, gagne à être exportée. En France comme en Es- pagne on n’y attache pas grand prix ; on fait tuer quotidiennement des centaines d’ouvriers dans des grèves ou dans des entreprises dangereuses ; on en assassine chaque jour quelques-uns sur les divers points du globe, sans que cela donne lieu à des incidents diplomatiques. Mais quand la peau des prolétaires recouvre quelque grosse combinaison financière, alors elle devient pour les gouvernements un objet infiniment précieux. »
La conclusion de l’article de Cratès donnait un avertissement grave aux travailleurs français moins de cinq ans avant le début de la guerre mondiale : « On raconte qu’au soir de la bataille de Rosbach le roi de Prusse Frédéric II traversant la plaine où gisaient 30,000 morts, dit en souriant à son entourage : « Messieurs, voilà trente mille hommes qui se sont fait massacrer pour une affaire qui ne les regardait pas. » Cet exemple n’est pas unique : on en trouverait des semblables dans l’histoire de la France en ces dernières années. Il doit nous inciter à réfléchir. Camarades, tâchons de voir clair dans nos affaires, et DÉFIONS-NOUS DES SYMBOLES. »
En 1911 paraissait « L’Approche de la guerre », un long article en quatre parties d’Alphonse Merrheim, au titre de mauvaise augure. Merrheim commençait par constater que beaucoup de français croyaient la guerre impossible. Mais, insistait-il, « nous nous trouvons à la veille d’un gigantesque conflit européen… [la guerre] peut éclater dans dix ans, dans cinq ans, peut-être avant. » En réalité, ce sera trois ans et demi.
Il expliquait la menace de la guerre par la compétition qui est l’essence même du capita- lisme : « Le monde est un vaste champ où se heurtent les compétitions, les appétits capi- talistes. Plus même que des appétits : des forces fatales, des nécessités d’expansion commerciale. L’outillage mécanique de chaque nation oblige à produire, à surproduire. Cette surproduction, il faut l’écouler. On s’élance alors sur les marchés mondiaux, tout en fermant son propre marché par des tarifs prohibitifs. On se jette sur les pays neufs. Chaque nation s’efforce d’y assurer la prépondérance aux produits de son industrie. Et par une consé- quence naturelle, un pays marche à la rencontre d’un autre, se heurte à lui. Qui est-ce qui assurera en définitive la suprématie commerciale de ses nationaux et comment ? Le plus fort. Et par la guerre. »
Pour Merrheim, la guerre qui s’approchait opposerait l’Angleterre et l’Allemagne : « … le but évident de cette guerre pour l’Angleterre étant de ruiner l’industrie allemande en la privant de matières premières, et de détruire sa flotte commerciale. » Et l’Angleterre essa- yerait d’en- traîner la France dans la guerre : « Or, l’Angleterre n’a pas d’armée. Ce n’est pas avec sa réserve de volontaires mal entraînés qu’elle pourra débarquer en Belgique. C’est pourquoi, à Londres, on jette un regard d’envie sur l’armée française. »
Merrheim prévoyait clairement le début de la guerre : « Que faut-il pour faire marcher la France ? La persuader qu’elle est en danger, que le droit des nations est foulé aux pieds. La Belgique envahie par l’Allemagne, mais c’est la neutralité des petites nations qui est violée ! Notre presse chauvine, largement arrosée, aura beau jeu pour hurler que l’intervention de la France s’impose. » Mais il trouvait quand même des raisons d’espérer : « Heureusement pour la paix du monde, il existe une force à qui on se garde bien de demander son avis. C’est la classe ouvrière française ; son avis, il est vrai, est connu d’avance ; elle entend ne se faire casser la figure ni pour le roi de Prusse, ni pour le roi d’Angleterre. » Et sa conclusion ? « … plutôt l’insurrection que la guerre ! »
La Vie ouvrière n’avait guère de sympathie ni pour le colonialisme ni pour le racisme. En publiant des lettres de la Guadeloupe, où trois grévistes avaient été assassinés, la rédaction ajoutait une conclusion : « Des ouvriers gagnant 0 fr. 85 par jour, qu’on fusille, qu’on fait griller, voilà ce qui constitue le bilan, à la Guadeloupe, de cinquante ans de colonisation française […]. »
En expliquant la guerre des Balkans, Rosmer insistait qu’il fallait en comprendre les causes fondamentales : « En étudiant le conflit des races en Macédoine, je montrerai ce qu’était la domination turque. Mais ce qu’il faut dire et répéter, c’est qu’à la base de tout cela on trouve la responsabilité des grandes puissances. Ce sont elles qui, par leurs convoitises, par leurs jalousies, par leurs rivalités, par leurs intrigues permanentes en orient, sont les vrais coupables des atrocités commises par les Turcs. »
Et il se moquait des théories raciales, en constatant que les races étaient tellement mélangées qu’on ne pouvait pas distinguer des traits raciaux : « Combien parmi ces farouches chrétiens, pourchassant l’infidèle, ont du sang musulman dans les veines ! »(…)
Trois ans plus tard, en 1917, l’armée française fut ébranlée par de grandes mutineries. Combien de mutins avaient lu un tract antimilitariste, côtoyé un militant syndicaliste révo- lutionnaire, ou même reçu le sou du soldat ? On ne peut pas le savoir. Ce qu’on sait, par contre, c’est que plusieurs camarades du noyau de La Vie ouvrière – Rosmer, Monatte, Louzon, Marcel Martinet – ont joué un rôle important dans les premières années de l’Inter- nationale communiste et du parti communiste français. Et en 1923, lors de l’invasion de la Ruhr, le parti communiste français a retrouvé les meilleures traditions de l’antimilitarisme d’avant-guerre, donnant ainsi raison aux paroles de Victor Serge : « Rien ne se perd. »
Dans ce texte tiré d’une communication au colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014), l’historien marxiste Ian Birchall évoque la lutte et les difficultés des militants internationalistes de La Vie Ouvrière en France, à l’approche et lors du déclenchement de la Première guerre mondiale, il y a cent ans.
http://www.contretemps.eu/interventions/retrouver-linternationalisme-mouvement-ouvrier-fran%C3%A7ais-avant-en-1914
Lire la suite