Pour le Parti socialiste (PS) français, l’heure du bilan approche. Rarement un parti aura été aussi rapidement abîmé par son passage aux affaires. En 2012, il tenait l’ensemble des pouvoirs entre ses mains. Quatre ans plus tard, il a perdu un nombre considérable d’élus et, à moins d’un an de l’élection présidentielle, la cause paraît entendue : M. François Hollande, qui se prépare à l’évidence à solliciter le renouvellement de son mandat, n’est même pas assuré de figurer au second tour. L’impopularité du président comme celle de son premier ministre battent des records historiques.
Les défaites à toutes les élections intermédiaires n’ont en rien arrêté la fuite en avant libérale dont la « loi travail » marque l’apogée. Comment comprendre ce qui s’apparente à une autodestruction ? Se dirige-t-on vers la fin du PS ? Quelle rationalité électorale poursuivent les élites socialistes, par ailleurs si « raisonnables » ?
Si leur stratégie apparaît incertaine, elle dérive d’un postulat qui fonde la cohérence et la constance du gouvernement : la politique menée, aussi suicidaire qu’elle puisse paraître, n’est pas négociable. Elle découle dans une large mesure de contraintes europé- ennes que M. Hollande, contrairement à ce qu’il avait annoncé durant la campagne de 2012, n’a pas renégociées. Les choix idéologiques sont si marqués qu’ils prennent le pas sur les intérêts électoraux du parti. Dès lors qu’aucune inflexion n’est envisageable et que le PS n’a plus la base électorale de sa politique, il est condamné à fabriquer un improbable électorat de substitution, au centre gauche, et compte s’appuyer sur la prochaine élection présidentielle pour le faire émerger.
Après avoir fait prospérer le socialisme municipal dans des proportions jamais attein- tes, M. Hollande, lui-même ancien président du conseil général de la Corrèze, en est devenu le fossoyeur. En 2014, son parti a perdu 162 villes de plus de 9 000 habitants – un record pour des élections municipales. Il ne dirige plus que cinq régions et vingt-six départements. Le « parti des élus » a été sacrifié sur l’autel d’une politique de compétitivité aussi inefficace qu’impopu- laire. Repliés sur leurs fiefs locaux depuis 2002, les notables socialistes se sont peu à peu désintéressés des débats idéologiques nationaux. Tétanisés par les défaites, ils semblent attendre que le cycle du pouvoir se referme pour retrouver une opposition qui fut jadis confortable.
Ces échecs électoraux massifs et répétés ont eu des effets considérables sur l’orga- nisation partisane. L’armature du PS se désagrège dans ses profondeurs territoriales. Les assistants, collaborateurs d’élus et permanents ont été victimes de ce qui s’apparente à des plans de licenciement successifs, alors qu’ils exercent souvent des responsabilités essentielles dans l’appareil, à la direction des sections ou des fédérations. Certaines fédérations sont en cessation de paiement. L’historique fédération du Nord a perdu depuis 2012 de nombreuses villes (Roubaix, Tourcoing, Dunkerque, Maubeuge, la communauté urbaine de Lille…), le département, la région et la moitié de ses militants. Pour résorber une dette de 1 million d’euros, la direction fédérale a dû se résoudre à vendre une partie de son siège.
La « loi travail » piétine le congrès
Enfin, le parti dans son ensemble connaît une hémorragie de militants sans précédent. Les renouvellements de cartes au 1er décembre 2014 ne dépassaient pas 60 000 adhérents, soit largement 50 000 de moins qu’en 2012. Le phénomène va bien au-delà des habituels flux et reflux liés à l’exercice du pouvoir.
A quoi bon demeurer dans un parti exsangue et dévitalisé, qui n’a plus son mot à dire? Le premier ministre, M. Jean-Christophe Cambadélis, donne un peu mieux le change que son prédécesseur, M. Harlem Désir, d’une remarquable passivité; mais la démocratie interne est inexistante. Le président de la République estime n’avoir pas de comptes à rendre à un parti dont il n’a pas tiré son investiture, puisqu’il doit sa candidature à une primaire ouverte.
Les résultats du congrès de Poitiers, en juin 2015, ont été complètement ignorés, alors qu’ils étaient censés définir la ligne politique du parti. Dans la motion majoritaire, dont M. Cambadélis était le premier signataire, une position par anticipation sur la loi El Khomri avait été prise. On y lit: « Il faut rétablir la hiérarchie des normes: la loi est plus forte que l’accord collectif, et lui-même s’impose au contrat de travail ».
Soit l’exact inverse de la proposition que le gouvernement s’acharne à défendre. S’appuyant sur le socle de légitimité du congrès, un rapport demandant une réorientation de la politique gouvernementale a été adopté par le bureau national à une très large majorité en juillet 2015. Il a été balayé d’un revers de main par le premier ministre, Manuel Valls, qui n’a cessé, depuis, de radicaliser sa ligne sociale-libérale.
La « loi travail », qui ne faisait pas partie des engagements de 2012, n’a jamais été discutée au PS; elle n’a fait l’objet d’aucun vote au bureau national. La direction du parti a même renoncé à produire un programme en vue de l’élection présidentielle. Mieux vaut orien- ter le futur candidat à l’aide de « cahiers » que formuler un programme qu’il n’appliquera pas: c’est en substance, ce que le premier secrétaire a expliqué lors du conseil national du 6 février 2016.
Comme le parti n’assure plus son rôle de régulation des différends et de production d’un point de vue commun, les débats se sont déplacés dans l’arène parlementaire, où les députés frondeurs organisent une résistance très médiatisée, mais jusqu’ici marginale. Un cap a été franchi avec leur tentative de déposer une motion de censure contre le gouvernement lors du débat sur la « loi travail », en mai 2016. Si beaucoup de députés socialistes désapprouvent sans doute la politique du gouvernement, la plupart d’entre eux, par résignation ou manque de courage, ne souhaitent pas affaiblir le président de la République, en pensant que leur sort électoral dépend du sien. L’approche de la débâcle finale n’y change rien: fatalisme et présidentialisme font leur oeuvre.
La destruction du parti apparaît comme une stratégie délibérée de M. Valls qui, avec un cynisme à peine contenu, se projette au-delà de la débâcle à venir. Le premier ministre s’emploie à créer les conditions d’une candidature de M. Hollande vouée à l’échec, et à entériner le schisme des « deux gauches irréconciliables ». Fortement minoritaire lors de la primaire de 2011 (il n’avait recueilli que 5,63% des suffrages des sympathisants), il cherche à liquider le « vieux parti », comme l’un de ses modèles, M. Anthony Blair, l’avait fait avec le Labour au Royaume-Uni, pour réinitialiser le jeu politique au centre.
Selon lui, plus son parti sera dévasté, plus son oeuvre aura de chances de réussir. Il est désormais débordé sur sa droite par le ministre de l’économie Emmanuel Macron, qui adopte la même stratégie hors du PS et cherche la surenchère dans la « transgression » des marqueurs politiques de gauche.
La stratégie de M.Hollande apparaît plus obscure et incertaine. Il semble miser sur les dernières chances de réélection que lui laissent la progression du Front National (FN) et la désunion de la droite, qui s’est lancée dans l’aventure d’une primaire ouverte peu conforme à sa culture politique.
Enfin, le président peut compter sur la droitisation du jeu politique, à laquelle il a lui-même largement contribué, mais qui peut se déplacer sur la gauche dans les mois qui viennent. L’action du gouvernement a déporté le centre de gravité du pensable et du dicible vers la droite, comme en témoigne la réécriture de la « loi travail » au Sénat.
Le président compte que la surenchère libérale à laquelle donne lieu la primaire des Républicains, pleinement décomplexés (suppression de l’impôt sur la fortune et des 35 heures, réduction massive du nombre de fonctionnaires…) réinstalle le clivage gauche-droite. Une victoire de M. Nicolas Sarkozy à la primaire serait très favorable à M.Hollande. Le PS entonne déjà le refrain de 1986: « Au secours, la droite revient! », « Les Français vont enfin comparer », s’écrie M. Le Foll. Le discours convenu sur le « tripartisme », avec la qualification annoncée de la présidente du FN, Mme Marine Le Pen, au second tour de la présidentielle, permet déjà aux dirigeants socialistes de se positionner comme les gardiens de la République.
(…) Si irréaliste que cela puisse paraître, le PS n’a donc pas encore complètement renoncé à l’idée d’une victoire en 2017. M. Mélenchon fait quand à lui le même calcul qu’en 2012; passer devant le candidat du PS au premier tour pour lui retirer sa rente de position dominante, et le « pasokiser » – c’est à dire le marginaliser, comme le Parti socialiste grec, en lui retirant son monopole de parti à vocation majoritaire à gauche. Mais, dans cette hypothèse, désormais plus crédible qu’il y a 4 ans, une victoire relative suffirait-elle à passer le cap du premier tour?
C’est à une recomposition de grande ampleur que doit s’atteler la gauche, au-delà de ses corporatismes d’appareil mortifères. Les socialistes les plus progressistes pourraient y contribuer; à moins qu’ils soient aspirés dans le jeu politicien et le cycle des défaites « refon-datrices » au PS. Déjà, Mme Martine Aubry et les frondeurs enjambent la défaite à venir et préparent le futur congrès. Le PS est peut-être à l’agonie; mais il a démontré au cours de sa longue histoire (le cas de la défaite cuisante de 1993 effacée dès 1997 est exemplaire) une capacité de résilience qui fonde sa longévité historique. Rémi Lefebvre (Résumé)
Professeur de Sciences Politiques à l’Université de Lille II
Source:
http://www.le-chiffon-rouge-morlaix.fr/