Que se passe-t-il au venezuela? (al’e)
Les images de milliers de manifestants dans les rues des principales villes véné- zuéliennes, du déploiement de troupes et des actions de groupes de civils armés ont été diffusées à l’échelle internationale au cours des deux dernières semaines. Elles ont été accompagnées, d’une part, par les déclarations grandiloquentes du gouvernement qui dénonce un coup d’État et, de l’autre, par les allégations de la direction de l’opposition bourgeoise, qui y voit une confirmation supplémentaire du caractère dictatorial du système politique vénézuélien.(…)
Victoire électorale, mais 56,2% d’inflation
En décembre 2013, la crise actuelle a été précédée par une victoire électorale du chavisme. S’ap- puyant sur une campagne contre la spéculation pendant laquelle il est intervenu dans quelques chaînes de magasins, principalement dans le secteur de l’électroménager, le gouvernement a rem- porté 71,64% des municipalités, obtenant environ 49% des voix, soit près de neuf points de plus que la Mesa de Unidad Democrática (MUD), la coalition des partis de l’opposition bourgeoise. Les dissidents du chavisme ont obtenu 5%, ceux de la MUD un peu plus de 2%, de même que les autres candidatures indépendantes. La MUD avait fait campagne en donnant au scrutin un caractère de plébiscite contre le gouvernement, et elle a échoué en ce sens.
Toutefois, la victoire du chavisme est relativisée par l’aggravation de la crise éco- nomique.
L’année 2013 s’est conclue sur les indices d’inflation et de pénurie les plus élevés depuis la période initiée en 1999. La fausse promesse du gouvernement selon lequel un «juste prix» des articles de consommation serait consolidé par les interventions des autorités dans le secteur du commerce à la veille des élections a été rapidement et brutalement démentie par la réalité. Sous l’impact des me- sures de la Banque Centrale du Venezuela (BCV), qui ont entraîné une augmentation de 70% de la masse monétaire pendant l’année 2013, le taux d’inflation a atteint 56,2%. Pendant les seuls mois de novembre et décembre, en pleine campagne pour le «juste prix», l’inflation a été de 7%. (…) Entre 2012 et 2013, la surfacturation des importations a dépassé 20 milliards de dollars. Maduro a été obligé d’admettre publiquement que le gouvernement n’avait jamais effectué aucun contrôle a posteriori de l’allocation de devises aux entreprises importatrices. (…)
Face à cette situation, le gouvernement a utilisé le capital politique de sa victoire électorale pour promouvoir des négociations avec la MUD afin d’obtenir son soutien aux mesures d’austérité qu’il souhaitait mettre en œuvre. Dans une volte-face typique du chavisme, dix jours après des élections municipales où il était censé avoir vaincu le «fascisme», Maduro s’est réuni cordialement à Mira- flores [palais présidentiel] avec la plupart des maires et des gouverneurs de la MUD. Parmi les diverses propositions discutées à cette occasion a été évoquée une augmentation du prix de l’essence, qui est très fortement subventionnée. Dans un communiqué ultérieur, la MUD a déclaré appuyer cette mesure et annoncé qu’elle mettait «à la disposition de l’exécutif ses ressources techniques et politiques afin d’obtenir le consensus le plus ample autour d’une question d’une telle importance dans la vie des Vénézuéliens» [1]. Au cours de réunions ultérieures avec Maduro et le ministre de l’Intérieur, réunions auxquelles participait le principal dirigeant de la MUD, Henrique Capriles, les autorités régionales et locales ont eu un échange de vue sur la mise en œuvre de plans de sécurité conjoints. De fait, l’impasse qui s’était ouverte avec l’élection présidentielle d’avril 2013, dont la MUD n’avait pas reconnu les résultats, est aujourd’hui surmontée. (…)
Les manifestations du 12 février changent de contenu
Les premières manifestations n’ont été animées que par quelques dizaines de militants, avec un caractère clairement provocateur, comme l’action contre la résidence du gouverneur de Táchira ou les actions armées effectuées à Mérida. Il y a eu aussi des violences policières, comme à Mérida, par exemple, où un étudiant qui ne participait pas aux manifestations a été grièvement blessé. Des personnes détenues à San Cristobal ont été transférées à la prison de Coro, à 500 kilomètres de distance. Les principaux slogans de ces manifestations visaient l’insécurité, mais au fur et à mesure que s’approchait le 12 février, les appels ouverts à la démission de Maduro ont commencé à se faire entendre.
Parallèlement, le PSUV a commencé à utiliser des groupes de choc parapoliciers pour briser les manifestations, qu’elles soient pacifiques ou violentes, et attaquer des zones résidentielles. Un exemple de ces actions est l’attaque contre la résidence de Mgr Chacón à Mérida, où se déroulait une protestation sous forme de concert de casseroles, et où deux personnes ont été blessées.
Par rapport aux mots d’ordre initiaux, les manifestations du 12 février, qui ont eu lieu dans 18 villes, ont changé de contenu: on y revendiquait la libération des étudiants détenus et la cessation des actions répressives de la police et des groupes parapoliciers. À l’intérieur du pays, où la pénurie et la crise des services publics se font sentir de façon beaucoup plus sévère que dans la capitale, les manifestants ont aussi formulé des revendications liées à ces questions.
Les deux factions de la MUD ont été clairement dépassées par l’ampleur des manifestations, sous- tendues par le mécontentement de larges secteurs de la population face à la crise économique et aux mesures d’austérité mises en œuvre par le gouvernement. Le PSUV a lui aussi organisé des rassemblements et des manifestations le même jour, mais de moindre ampleur.
À Caracas, on a enregistré des faits qui ont entraîné une évolution majeure dans le développement des protestations. Aux abords du siège du Ministère Public (Fiscalía General), alors que s’était dispersée la manifestation initiée sur la Plaza Venezuela, des groupes d’étudiants et d’activistes ont entrepris d’affronter la police en lançant des pierres et ont provoqué des dommages à la façade de cet édifice gouvernemental. Ils ont été réprimés à balles réelles par la police politique, le Service bolivarien de renseignement national (SEBIN), la Garde nationale bolivarienne (GNB) et des groupes parapoliciers. Le bilan est de deux morts: Bassil Da Costa, un jeune homme abattu par une balle dans le dos, et Juan Montoya, un membre de la police municipale de Caracas-Libertador (mairie tenue par le chavisme) qui faisait partie d’un des groupes parapoliciers intervenus contre les protestataires. D’après la famille et les amis de Montoya, c’est un «fonctionnaire» qui lui aurait tiré dessus.
Plus tard, dans un autre quartier de la capitale, l’un des manifestants qui était venu en aide à Da Costa, Roberto Redman, a été assassiné par balles depuis une moto chevauchée par des civils, dont les tirs ont d’ailleurs fait cinq autres blessés. Cette même nuit, dans une rue de l’ouest de Caracas, l’attaché de presse de Provea, une organisation de défense des droits de l’homme [NdT: ayant une large trajectoire progressiste auprès des mouvements sociaux depuis les années 1980], a été sé- questré à proximité d’un barrage de police par des hommes armés sans uniforme se présentant comme des agents du SEBIN. Ils lui ont confisqué son téléphone portable et, après l’avoir tabassé et menacé de mort pendant près de deux heures, ont fini par le libérer.
Le quotidien Últimas Noticias, dont la ligne éditoriale est favorable au chavisme, a publié un travail d’investigation documentant amplement les actions du SEBIN aux alentours du bâtiment du Ministère Public et les coups de feu tirés contre un groupe de manifestants qui fuyait la police après la chute de Da Costa [2]. Le président Maduro a commencé par rendre les manifestants eux-mêmes responsables de ces morts, affirmant qu’il s’agissait d’un «scénario» semblable à celui du coup d’État de 2002, mais a ensuite déclaré que les agents du SEBIN avaient agi de leur propre initiative et destitué le chef de ce corps répressif. Il ne fait pas de doute que les actions entreprises par le gouvernement et les groupes parapoliciers le 12 février marquent un tournant. Elles ont entraîné une amplification des protestations, même si Maduro a annoncé ce soir que les manifestations non autorisées par le gouvernement ne seront pas tolérées.
Une analogie non pertinente: 2014, une répétition de 2002
Au moment où j’écris ces lignes, six personnes sont mortes dans les manifestations ultérieures au 12 février, et on estime que près de deux cents ont été blessées par balles et par chevrotines, victimes dans la plupart des cas de l’action des groupes parapoliciers et de la GNB. Quarante personnes ont été détenues. On enregistre de nombreuses plaintes concernant les tortures et les traitements dégra- dants infligés par les corps policiers et militaires qui participent aux arrestations. Malgré la milita- risation de San Cristobal et Mérida, les manifestations se poursuivent, et plusieurs quartiers de ces villes sont paralysés par des barricades [3].
La majorité des informations sur les manifestations circule à travers les médias électroniques, étant donné que les chaînes de télévision privées comme publiques respectent les exigences des autorités de ne transmettre aucune information en direct sur les manifestations, ni aucune nouvelle que la Commission nationale des Télécommunications (Conatel) puisse considérer comme une incitation à la violence. (…)
Le gouvernement a recours à l’expédient de se faire passer pour la victime d’un coup d’État en cours d’exécution et de comparer la situation actuelle avec celle d’avril 2002. Il est toutefois impossible de soutenir rationnellement une telle comparaison. On n’enregistre en effet aucune déclaration contre le gouvernement ni aucune défection au sein des forces armées, dont la hiérarchie – officiers généraux et officiers supérieurs – est complètement alignée sur le gouver-nement et sur la fraction de la bourgeoise qui dirige l’État. Cette dernière est principalement constituée par un secteur de nouveaux riches mieux connus par la population sous le sobriquet de «bolibourgeoisie», et dont beaucoup sont d’ailleurs eux-mêmes militaires.
La plupart des dirigeants de la MUD ne partagent pas le mot d’ordre de «démission» impulsé par VP et polémiquent publiquement avec Leopoldo López. L’organisation patronale Fedecámaras n’appelle nullement à la grève, pas plus que la bureaucratie syndicale liée à la MUD. En plein milieu de la crise, le plus puissant capitaliste du pays, Gustavo Cisneros, a annoncé son soutien au gouvernement, tandis que la transnationale Repsol vient de signer un accord de financement de PDVSA de 1,2 milliard de dollars. La hiérarchie de l’Église catholique s’abstient de jeter de l’huile sur le feu et soutient plutôt les plans de «pacification» du gouvernement.
Maduro s’est peu à peu rapproché des positions du gouvernement des États-Unis et, il y a moins d’un an, le ministre des Affaires étrangères Elías Jaua et le secrétaire d’État John Kerry se sont réunis pour annoncer leur intention d’améliorer les relations diplomatiques entre les deux pays. On voit mal comment le fait que Leopoldo López se soit volontairement livré aux autorités, qui avaient ordonné sa capture en tant que responsable des morts du 12 février, peut s’inscrire dans la logique d’une imminente conquête militaire du pouvoir par les armes. (…)
Par conséquent, la tâche principale de la gauche et des organisations sociales est de s’opposer à ces violations des libertés démocratiques, tout en continuant à proclamer que la MUD ne représente pas une alternative politique susceptible de résoudre les problèmes dont souffre la majorité de la population.
La jonction entre la question démocratique et le projet social de transformation
L’utilisation par le gouvernement de forces parapolicières pour dissoudre les manifestations est une méthode ultraréactionnaire que nous condamnons. L’exercice de la censure, que ce soit par le biais d’accords entre le gouvernement et les propriétaires des médias ou par la coercition, implique dans tous les cas une violation du droit à l’information. On constate clairement ici l’incompatibilité de ce droit tant avec la propriété privée des médias qu’avec la gestion bureaucratique des médias étatiques. (…) Au-delà des protestations, les procès menés contre plus de trois cents ouvriers, paysans et indigènes autochtones en lutte doivent être suspendus. Il s’agit là de revendications démocratiques que quiconque se prétend démocrate ou révolutionnaire doit soutenir et qui s’opposent à la doctrine de sécurité nationale invoquée par Maduro pour placer les intérêts de l’État au-dessus des droits sociaux. (…)
Le désastre économique et social a dissipé les illusions du projet chaviste. La tentative de surmonter les problèmes structurels de notre pays dans le cadre du capitalisme en s’appuyant sur le protagonisme de la bourgeoisie nationaliste, des militaires et d’un parti de type corporatif a échoué et se trouve dans un état de décomposition avancée. Les programmes d’aide sociale mis en place après la défaite du coup d’État de 2002 ont dépassé l’apogée de leur efficacité et sont entrés dans une dynamique récessive depuis 2007. (…)
On a des exemples clairs de cette politique avec l’emprisonnement du leader indigène Yukpa Sabino Romero et du syndicaliste Rubén González entre 2009 et 2011 et avec la récente arrestation de dix travailleurs du pétrole qui participaient à une assemblée dans la raffinerie de Puerto La Cruz, dont le secrétaire général de la Fédération unie des Travailleurs du pétrole (FUTPV), José Bodas. Ajoutons à cela une débâcle économique qui n’empêche toutefois pas les secteurs transnationaux enkystés dans l’industrie pétrolière, la banque privée et les importateurs de s’en tirer à très bon compte. L’utopie réactionnaire d’un «socialisme avec capitalistes» s’est effondrée. Il revient à la gauche révo- lutionnaire de récupérer les drapeaux du socialisme que le chavisme a utilisé à ses propres fins.
D’après les chiffres officiels, plus de neuf millions de personnes, soit un tiers de la population, vivent dans la pauvreté. Près des trois quarts des travailleurs du secteur public gagnent des salaires inférieurs au coût du panier alimentaire, qui s’élève à plus de deux fois le montant du salaire minimum. C’est seulement chez les militaires que les augmentations de salaires sont supérieures à l’inflation. (…)
Par Simon Rodriguez Porras
(23 février 2014, traduction par Marc Saint-Upéry, les sous-titres sont de la rédaction de A l’Encontre)
http://alencontre.org/ameriques/amelat/venezuela/que-se-passe-t-il-au-venezuela.html