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18 février 2025 ~ 0 Commentaire

Ukraine (Basta!)

apercu

« Les attaques de drones russes, c’est notre quotidien » : vivre en Ukraine après trois ans de guerre

Depuis février 2022 et l’invasion russe lancée contre l’Ukraine, la population civile ukrainienne subit chaque jour les conséquences du conflit, entre bombardements, alertes, et cérémonies militaires. Témoignages de Loutsk à Kyiv.

Il est 10 heures sur la place centrale de la ville de Loutsk, au nord-ouest de l’Ukraine, en Volhynie. Comme plusieurs fois par semaine, un corbillard amène devant une cinquantaine de personnes la dépouille d’un soldat, mort au front. Igor Litchak avait 58 ans. Il est décédé à l’hôpital de Dnipro le 31 décembre dernier, des suites de ses blessures, reçues au combat quelques semaines plus tôt.

Ce 8 janvier, son enterrement a lieu devant ses proches, des militaires et surtout des habitants de la ville qui viennent rendre hommage au combattant, sans parfois même le connaître. Quelques journalistes locaux filment discrètement la scène. La foule réunie pose un genou à terre en lançant « Gloire à l’Ukraine » (« Slava Ukraini »). Puis le cercueil est porté dans l’église par six hommes en uniforme, en passant devant plusieurs drapeaux, dont un européen.

« Je participe aux cérémonies lorsque c’est quelqu’un que je connais, nous dit Lidiia, historienne et urbaniste à Loutsk. Il serait difficile de participer à toutes, car je dois travailler. À la vue d’un cortège funéraire, tout le monde s’arrête et s’agenouille en signe de respect. Chaque jour à 9 heures, nous stoppons nos activités pour honorer par une minute de silence ceux qui sont morts dans cette guerre. »

Ce matin-là, la jeune femme est venue à la cérémonie sur le chemin de son travail, dont les bureaux se trouvent à proximité. Déclenchée le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine a permis à la Russie de conquérir à ce jour un peu moins de 20 % du territoire ukrainien, en comptant la Crimée conquise par la Russie en 2014.

Le bilan humain est très lourd, mais varie grandement selon la provenance des chiffres. En septembre 2024, le Wall Street Journal citait le nombre de 80 000 morts et 400 000 blessés côté ukrainien et de 200 000 morts et 400 000 blessés côté russe.

À Loutsk, Igor Litchak vient donc s’ajouter à la longue fresque des habitants de la ville décédés lors du conflit. Le mémorial local d’abord érigé à la hâte manque aujourd’hui de place, à tel point que la municipalité se demande comment l’agrandir. « Mon meilleur ami est mort dans cette guerre en octobre 2022. Cette perte m’a brisée », continue Lidiia, qui ne manque pas de saluer la photo de son ami sur la fresque du mémorial. « C’est tellement douloureux de réaliser ces pertes. Beaucoup de mes connaissances ont été tuées. Nous ne pardonnerons pas à la Russie, nous ne pouvons pas », dit-elle aussi.

Journées rythmées par les alertes aux bombardements

Bien que très éloignée du front, Loutsk vit toutefois dans la guerre, comme tout le reste de l’Ukraine. Dans les rues, des drapeaux et des publicités vantant les forces armées du pays. Les journées et les nuits sont rythmées par le couvre-feu quotidien et les alertes au bombardement. L’Ukraine étant un vaste pays, l’ouest de son territoire est bien moins en alerte que l’Est, mais aucune région n’est épargnée.

« La fréquence des alertes varie vraiment selon le lieu où l’on vit , confirme Jenya, depuis son appartement de Kyiv. Certaines zones du pays ont dû faire face à des problèmes d’électricité et d’eau potable pendant plusieurs mois… ici à Kyiv, ça s’est plutôt compté en jours. » La capitale ukrainienne n’a pas toujours été si relativement calme. Un épisode a particulièrement marqué les habitants de cette ville de trois millions d’habitants : le bombardement massif du 10 octobre 2022.

Ce jour-là, le pays reçoit une pluie de missiles de la part des Russes en représailles d’une attaque ukrainienne sur le pont de Crimée, quelques jours auparavant. Une vingtaine de missiles tombent ainsi sur Dnipro, Zaporijjia, Lviv et donc Kyiv, privant alors une partie de la ville d’électricité, pendant plusieurs jours. Au moins 20 personnes meurent et plus d’une centaine sont blessées.

« C’est le plus marquant pour moi, cet hiver et les premiers blackouts , car la Russie s’est attaquée à nos infrastructures, se souvient Pavlo, urbaniste de 30 ans, également habitant de la capitale. Tout mon quartier a été privé d’électricité et d’eau pendant trois jours. J’habitais au 14e étage, il n’y avait pas de pression dans les robinets. Je devais aller chercher de l’eau pour me laver ou pour aller aux toilettes… »

Le terme black-out est alors entré dans le langage commun des Ukrainiens, tant l’angoisse et l’incertitude ont rythmé ces jours à s’éclairer à la bougie, dans le froid. Avec son amie Anna, Jenya a publié une bande dessinée baptisée Blackout : chroniques de notre vie durant la guerre de la Russie contre l’Ukraine. « Notre livre a été conçu pendant ce moment et publié en mars 2023, explique la dessinatrice. Cette première vague de bombardements avait été très dure à vivre, car rien n’était préparé à l’époque. » L’ouvrage détaille les questionnements, les peurs et la vie quotidienne des deux femmes, accompagnées d’un chien terrorisé par les explosions voisines.

Le smartphone comme rempart aux bombardements

Après trois ans, l’Organisation des Nations unies a recensé plus de 10 000 morts civils dans les bombardements en Ukraine, tout en reconnaissant que le bilan réel est très probablement plus élevé. Depuis les premières vagues de bombardements, c’est tout le pays qui a appris à vivre avec en protégeant par exemple les monuments historiques et en aménageant des aires de jeux pour enfants dans les abris anti-aériens…

Pour les habitants, la consigne est de se réfugier près d’un mur porteur du bâtiment où l’on vit ou dans la cave, s’il y en a une. « Ici à Kyiv, les attaques de drones russes ont lieu chaque jour, c’est notre quotidien, détaille Jenya. Au début de la guerre, nous allions avec mon amie dans l’abri le plus proche, car il y avait beaucoup d’explosions autour de chez nous. Mais aujourd’hui, pour la plupart des alertes, nous nous contentons d’aller près du mur porteur de notre immeuble, dans le couloir. » Ainsi, il n’est pas rare de trouver à Kyiv des matelas et de la nourriture dans les couloirs d’immeubles, ainsi que des tapis de sol et de l’eau dans les ascenseurs, en cas de panne prolongée…

De même, les commerces de la ville possèdent généralement leur groupe électrogène afin de s’auto-alimenter en cas de coupure. Encore aujourd’hui, l’armée russe bombarde les villes. La plupart des drones ou missiles sont interceptés par les équipements occidentaux des forces armées ukrainiennes, mais des destructions et des morts sont tout de même à déplorer chaque semaine dans différentes villes du pays.

« Quand il y a une alerte au bombardement, nous faisons tout pour que les enfants n’aient pas peur, explique avec émotion Tatiana, qui est professeure dans une école à Dnipro, à l’est. Nous n’avons pas d’abri dans notre établissement ni de cave. Avec les autres professeurs, nous scrutons les fils Telegram sur nos téléphones pendant l’alerte pour savoir si les attaques sont proches et si c’est le cas, les enfants sont réunis dans les couloirs près d’un mur porteur et nous prions, car notre école est religieuse. »

Dès les premiers jours de la guerre, les smartphones ont pris une importance majeure dans le quotidien des civils pour se prémunir et s’informer des alertes, notamment via l’application Air Alert. Créée rapidement après le début de l’invasion russe par des ingénieurs ukrainiens, elle prévient les habitants d’une attaque aérienne et de l’abri le plus proche. Très utilisée, l’application se veut même ludique et peut par exemple être personnalisée pour que ce soit la voix de Luke Skywalker (l’acteur américain Mark Hamill dans Star Wars) qui donne les indications.

Malgré ce détail amusant, la cadence et la violence des attaques usent la population. Certaines villes sont en alerte chaque nuit. « J’ai effacé Air Alert de mon téléphone et à l’écoute de l’alerte dehors, je vérifie sur mon téléphone la trajectoire des projectiles qui arrivent sur les chaînes Telegram, explique Pavlo. Être réveillé par les alarmes, c’est trop fatiguant au quotidien, d’autant que cela arrive la nuit généralement. Pendant plusieurs mois, c’était chaque nuit du dimanche au lundi, à croire que les Russes voulaient que l’on soit fatigué toute la semaine. »

Le jeune homme dit avoir participé à monter des barricades et à préparer des cocktails Molotov de peur de voir l’armée russe en bas de son appartement. Il parle malgré tout avec émotion des alertes. « En ce moment, je suis très stressé et victime de doomscrolling [fait de passer son temps à faire défiler des informations sur son téléphone, ndlr], continue-t-il. Être gay dans ce contexte, c’est une pression supplémentaire. Quelques semaines après le début de l’invasion, les autorités ukrainiennes ont prouvé que les Russes avaient des listes de personnes problématiques à leurs yeux. On m’a proposé d’aller en Suède avec mon ami, mais nous ne voulions pas abandonner notre travail. » En Russie, le régime de Vladimir Poutine s’attaque de plus en plus et depuis des années aux personnes LGBTQ.

18 février 2025 Guy Pichard

https://basta.media/

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11 février 2025 ~ 0 Commentaire

Librairie

 

Des clients et des soutiens de la librairie Educational Bookshop, où sont affichés les slogans “Liberté pour tous” et “De la rivière à la mer”, après la perquisition menée par la police israélienne, à Jérusalem-Est, le 10 février 2025.
Des clients et des soutiens de la librairie Educational Bookshop, où sont affichés les slogans “Liberté pour tous” et “De la rivière à la mer”,

La police israélienne a effectué une descente dans la célèbre librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est (un secteur de la ville occupé depuis 1967 puis annexé par Israël), saisissant une sélection de livres, arrêtant ses deux propriétaires et les traduisant en justice, rapportent ce mardi 11 février plusieurs médias palestiniens et internationaux.

Mahmoud Mouna, propriétaire de la librairie, et son neveu, Ahmed Mouna, ont été arrêtés dimanche soir pour suspicion de “trouble à l’ordre public” et “incitation” au terrorisme.

Lors de l’audience qui s’est tenue ce mardi 11 février au tribunal de Jérusalem (voir ci-dessous les images diffusées par la chaîne Al-Jazeera), la représentante de la police, Ortal Malka, a affirmé que “huit livres de la librairie […] répondaient aux critères d’‘incitation’ [au terrorisme], sans préciser lesquels”, rapporte le webzine israélo-palestinien + 972, sachant que “la plupart des livres ne sont même pas écrits en arabe et que la clientèle de la librairie est principalement internationale”, précise le média.

“Parmi les livres saisis, selon un communiqué de la police publié après le raid, se trouvait un livre de coloriage pour enfants intitulé From the River to the Sea [“Du fleuve à la mer”, un slogan politique palestinien considéré par les Israéliens comme un appel à la destruction d’Israël], de l’illustrateur sud-africain Nathi Ngubane”, ainsi que des œuvres de Noam Chomsky, Ilan Pappé et Banksy, détaille + 972.

Une boutique renommée

Fondée en 1984, Educational Bookshop est considérée comme l’une des principales librairies du Moyen-Orient. Elle est fréquentée par les journalistes, les chercheurs, les diplomates et les touristes pour sa vaste collection de livres sur la politique et l’histoire d’Israël et de la Palestine en anglais, en arabe et dans d’autres langues. Elle accueille également régulièrement des événements publics tels que des signatures de livres, précise le webzine.

La perquisition et l’arrestation des deux libraires ont suscité une vague d’indignation en Palestine et à l’international, dans un contexte politique tendu, alors qu’Israël mène une offensive musclée en Cisjordanie et que le cessez-le-feu à Gaza semble menacé, après l’ultimatum lancé par le président américain, Donald Trump.

L’essayiste américain Nathan Thrall, lauréat du prix Pulitzer et auteur d’Une journée dans la vie d’Abed Salama. Anatomie d’une tragédie à Jérusalem (traduit en français et sorti chez Gallimard en janvier 2024), a déploré ces arrestations. “Cela fait partie d’une politique de longue date visant à écraser toute affirmation perçue du nationalisme palestinien à Jérusalem-Est […]. Ils ont pris tout livre portant le nom de ‘Palestine’”, a-t-il regretté auprès du correspondant de la BBC.

Malgré cet épisode, la librairie a rouvert, et de nombreux habitués s’y sont rendus pour témoigner de leur soutien.

https://www.courrierinternational.com/

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10 février 2025 ~ 0 Commentaire

Palestine

israel

La Palestine face à la vague d’extrême droite

Après seize mois de guerre génocidaire d’Israël contre la bande de Gaza, il est difficile de faire des prévisions crédibles sur ce qui va se passer au Moyen-Orient, à l’échelle régionale.

De nombreux éléments d’incertitude persistent, tous découlant de l’agression israélienne contre Gaza, le Liban et la Syrie après la chute du régime de Bachar al-Assad.

En revanche, il est malheureusement trop facile, en s’en tenant aux faits sur le terrain, d’établir le bilan dramatique de cette longue et tragique période pour les Palestinien·nes, en premier lieu ceux de Gaza, mais aussi ceux de Cisjordanie.

L’offensive de l’extrême droite

Il ne fait aucun doute qu’un élément crucial, notamment depuis l’accord de trêve entré en vigueur le 19 janvier dernier, est l’existence de deux gouvernements d’extrême droite, en Israël comme chez son principal allié et complice dans cette guerre, les États-Unis. Bien entendu, ce constat ne signifie pas que des gouvernements moins extrémistes n’auraient pas, eux aussi, cherché à « clore » la question palestinienne, en soutenant de facto les ambitions expansionnistes et coloniales d’Israël.

Cependant, l’entrée en vigueur de la trêve semble difficilement pouvoir ouvrir la voie à des négociations crédibles.

Certes, la mise en scène orchestrée par le Hamas à Gaza lors de la libération des otages vise à montrer que l’objectif premier affiché par Netanyahou, « l’éradication du Hamas » dans la bande de Gaza, a échoué. Mais il ne faisait aucun doute, dès le 8 octobre 2023, que cet objectif était inatteignable.

Des vents contraires

La férocité de l’agression israélienne, y compris contre les pays voisins, a clairement démontré qu’Israël a voulu exploiter trois facteurs favorables.

Le premier est lié aux choix de l’administration Biden, et maintenant de celle de Trump II, auxquels s’ajout la montée de l’extrême droite et des courants réactionnaires dans de nombreux pays, qui favorisent les projets coloniaux israéliens.

Le deuxième facteur est la faiblesse du « front de la résistance », à savoir l’illusion que l’Iran et ses alliés (la Syrie de Bachar al-Assad, le Hezbollah libanais, les forces chiites en Irak et les Houthis yéménites) interviendraient plus activement en faveur des Palestinien·nes. En réalité, malgré leur implication limitée, Israël n’a pas hésité à porter un coup fatal au Hezbollah, ce qui a accéléré la chute du régime fantoche d’Assad en Syrie. À cela s’ajoute une constante historique de la question palestinienne : l’hypocrisie des pays arabes, qui se contentent de déclarations grandiloquentes, sans conséquences réelles. Cela pourrait cependant changer avec la dernière idée de Trump : « transférer » (c’est-à-dire expulser) les Palestinien·nes de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie, sous prétexte de la reconstruction d’une bande de Gaza détruite à 85 %.

Le troisième élément est le rassemblement de la société israélienne autour du gouvernement après le 7 Octobre. Les manifestations massives qui secouaient Israël avant cette date pour s’opposer au tournant autoritaire de Netanyahou n’ont jamais remis en question la politique israélienne envers les Palestinien·nes. Après le 7 Octobre, les critiques à l’encontre du gouvernement se sont concentrées sur le sort des otages et, à l’exception d’une minorité courageuse, elles n’ont pas contesté les principaux axes de la propagande justifiant ce génocide.

Compte tenu de ces éléments, il est malheureusement probable qu’à l’expiration de la première phase de la trêve, la campagne militaire israélienne reprenne, impliquant cette fois-ci directement la Cisjordanie. Ce qui se passe ces derniers jours le confirme.

Dans ce contexte très sombre, deux éléments restent porteurs d’espoir :  la détermination, démontrée une fois de plus, du peuple palestinien à ne pas abandonner sa terre, et la grande ampleur du soutien internationale à sa lutte.

Ces deux facteurs sont déterminants pour poursuivre une lutte indispensable, non seulement pour les Palestinien·nes, mais pour nous tou·tes.

Le 2 février 2025 10 février 2025 par Cinzia Nachira

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10 février 2025 ~ 0 Commentaire

Transfert (The Conversation)

 

Transfert (The Conversation) dans Altermondialisme

L’idée de Donald Trump n’est pas vraiment originale. Voilà des décennies que l’éventualité d’une expulsion massive des Palestiniens de Gaza, mais aussi de Cisjordanie, est caressée par certaines franges de la classe politique israélienne.

« Il s’agit littéralement d’un chantier de démolition. Presque tout est détruit et les gens meurent là-bas. Je préfère m’impliquer avec certaines nations arabes et construire des logements dans un endroit différent où ils pourront vivre un jour en paix. »

Le président américain ajoutait s’être entretenu avec le roi Abdallah II de Jordanie pour le presser d’accepter sur son territoire des millions de Palestiniens, et comptait prendre attache avec le président égyptien Abd al-Fattah al-Sissi en vue de formuler la même demande.

Quelques jours plus tard, lors d’une visite du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à Washington pour discuter de la deuxième phase du cessez-le-feu à Gaza, Trump réitérait ses propos en précisant que les États-Unis déploieraient des troupes pour faire de la petite enclave méditerranéenne leur « propriété » et « la Côte d’Azur du Moyen-Orient ».

Après ces déclarations choc, il importe de recontextualiser cette idée de « transfert » des Palestiniens, illégale du point de vue du droit international mais, en réalité, déjà ancienne dans la longue chronologie de ce conflit.

Entre sidération, indignation et acclamations

Les réponses à la proposition faite par la nouvelle administration américaine d’une évacuation des populations palestiniennes furent immédiates et, bien entendu, prévisibles.

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Le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas s’est dit scandalisé et a rejeté avec virulence tout projet d’occupation, d’annexion et de déplacement, tandis qu’un communiqué du Hamas soutenait que « les habitants de Gaza ont enduré la mort et ne quitteront leur patrie sous aucun prétexte ». Quant au Djihad islamique, qui, rappelons-le, avait pris part aux tueries du 7 octobre 2023, il fustigeait dans les termes les plus forts « la déportation des Palestiniens hors de leur terre », ajoutant que ce projet relevait d’une négation pure et simple de l’identité palestinienne.

L’Égypte et la Jordanie, mais également ces « nations arabes » dont Trump avait suggéré qu’elles pourraient accueillir des millions de réfugiés palestiniens, s’opposaient tout autant à cette option, notamment l’Arabie saoudite, pour qui la seule issue possible et acceptable reste la solution à deux États.

Désemparée, la communauté internationale se retrouvait quant à elle dans un état de sidération face à ce virage pris par Washington, à savoir celui d’une neutralisation de la « question palestinienne » dans ce Moyen-Orient en pleine reconfiguration.

Et sans surprise, les représentants de l’extrême droite israélienne, favorables depuis le début de la guerre à une recolonisation de Gaza, se réjouissaient de cette annonce, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, chef du parti sioniste religieux Mafdal, la qualifiant d’« excellente idée ».

Transfert : les racines anciennes d’un concept

Quoique cet aspect soit peu mentionné, voire tabou devant le déchaînement de passions qui a entouré la relance et l’escalade meurtrière des hostilités entre Israéliens et Palestiniens, il faut aller chercher les origines de cette notion de « transfert » dans les premières années du nazisme et la réponse alors développée par certaines organisations sionistes.

Le 25 août 1933, sur fond de persécutions grandissantes, est en effet signé entre, d’une part, l’Allemagne nazie et, d’autre part, les autorités juives et sionistes déjà établies en Palestine, essentiellement commandées par l’Agence juive, l’accord dit « Haavara » (« transfert » en hébreu), qui prévoit la migration de 50 000 à 60 000 Juifs allemands vers la Palestine, alors sous mandat britannique. Cet accord est loin de faire l’unanimité et provoque de nombreuses résistances, au sein même du courant sioniste comme parmi la communauté juive élargie. Il n’en reste pas moins perçu par ses promoteurs comme l’unique recours face à un environnement de plus en plus hostile, en Allemagne comme ailleurs sur le continent européen.

L’idée d’un transfert des Juifs d’Europe vers la Palestine a très tôt mué en un concept inscrit au cœur même du « Nouveau Yichouv » (« peuplement » en hébreu), ce mouvement d’implantation d’un certain nombre de Juifs en Palestine entre la seconde moitié du XIXe siècle et 1948, qu’il convient de distinguer du « Vieux Yichouv », qui désignait la présence juive dans la Palestine alors encore sous domination ottomane, soit les anciennes communautés juives historiques. Au moment de la partition de 1947, on recense près de deux millions d’habitants, dont 630 000 Juifs et 1 340 000 Arabes, dont plus de la moitié vivant dans les frontières du futur État juif qui se proclamera bientôt indépendant.

Tout au long de la première moitié du XXe siècle, les nouveaux arrivants juifs entretiennent avec ces populations arabes établies en Palestine des relations fluctuantes – entre indifférence, coexistence précaire et sentiment de supériorité.

La « question arabe » ne cessera de constituer un obstacle aux yeux de ceux qui aspirent à la création d’une nation juive majoritaire – comme il a été souligné, jusqu’en 1947 les Palestiniens représentaient encore l’écrasante majorité des habitants et possédaient aussi la plupart des terres. L’idée d’un transfert de ces autochtones vers les États arabes alentour, que Theodor Herzl adoubait lui-même explicitement dans ses écrits, progresse ainsi dans les esprits, surtout celui du père fondateur de l’État d’Israël, David Ben Gourion.

Après le 7 Octobre, la réactualisation d’une idée

Les modalités pratiques d’un tel plan n’ont cependant jamais fait l’objet d’un consensus parmi les élites israéliennes et la rhétorique actuelle fait plutôt écho aux positions les plus dures qui avaient été adoptées avant 1948 par le Fonds national juif notamment, une organisation fondée à Bâle en 1901 dont la raison d’être était l’achat de terres en Palestine et la préparation des premiers « pionniers » juifs. Cet organisme considérait en effet que la réalisation du rêve d’un État juif devrait nécessairement passer par le contrôle le plus extensif possible du territoire.

À défaut d’un transfert complet et définitif des Palestiniens au cours de la Nakba (« catastrophe » en arabe, terme employé pour désigner l’exode de centaines de milliers de Palestiniens à la suite de la défaite des armées arabes face à Israël lors de la première guerre israélo-arabe de 1948), ce sont des transferts locaux et des déplacements internes qui ont eu lieu, conduisant une partie des Palestiniens à opter pour le ralliement à l’État hébreu dont ils sont depuis des citoyens (aujourd’hui, près de 20 % des citoyens d’Israël sont arabes).

 dans Anticolonialisme
Résidents arabes quittant Haïfa, accompagnés par des hommes de la Haganah, avril 1948. Fred Chesnik/IDF and Defense Establishment Archive

Or, l’idée d’un transfert plus massif des populations arabes de Palestine, telle qu’envisagée dès les années 1930 par la frange extrême du mouvement sioniste, n’a jamais fondamentalement disparu, resurgissant à chaque nouvelle guerre qui opposa Israël à ses adversaires locaux et régionaux, puis en réaction aux actions terroristes palestiniennes.

C’est cette violence qui a fini par convaincre de larges pans de la société israélienne qu’aucune paix durable ne serait jamais possible avec les Arabes et que la fondation d’un État palestinien indépendant et souverain aux portes d’Israël serait bien plus une menace existentielle qu’un gage de sécurité. Tragiquement, les événements du 7 Octobre sont venus renforcer cette conviction et éclairent sans doute aussi pourquoi une grande partie des Israéliens considèrent avec bienveillance le plan proposé par Donald Trump pour Gaza.

Trump réalisera-t-il son projet pour Gaza ?

Toute la question consiste dès lors à savoir si le président américain fraîchement investi a réellement l’intention, et plus encore les moyens, de cette stratégie de la table rase dans un Proche-Orient où, in fine, l’insoluble question palestinienne n’en serait plus une.

Depuis les annonces faites par le nouvel occupant de la Maison Blanche, ses conseillers s’emploient comme ils le peuvent à éteindre l’incendie en modérant ses propos et en indiquant qu’il ne s’agirait que d’un transfert « temporaire » des Gazaouis, le temps de la reconstruction des villes dévastées au cours des quinze derniers mois de guerre. Depuis le Guatemala, le secrétaire d’État Marco Rubio est allé jusqu’à évoquer « une offre généreuse » destinée à reconstruire Gaza et à la débarrasser de ses gravats, mines et autres munitions non explosées pour en faire un espace de nouveau vivable.

Du côté des principaux intéressés, les Palestiniens, après une guerre inédite par sa violence et qui a totalement anéanti leur habitat suivant une logique d’authentique urbicide, il va sans dire que la perception est radicalement différente et que ces affirmations intempestives font davantage craindre le scénario d’une seconde Nakba dont ils risqueraient de ne jamais se remettre. Le pire leur semble d’autant plus crédible que la colonisation de la Cisjordanie s’est accélérée et intensifiée ces derniers mois, hypothéquant toute perspective à court ou moyen terme d’un État palestinien.

https://theconversation.com/

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03 février 2025 ~ 0 Commentaire

Syrie (PSL)

Syrie (PSL) dans A gauche du PS syrians-celebrate-the-fall-of-assad-at-the-umayyad-mosque-14-

La Syrie après Assad. Ravivée de ses cendres, la lutte pour la libération continue

L’effondrement de la dictature de Bachar el-Assad en décembre dernier a radicalement redistribué les cartes de la Syrie. Après 54 ans de tyrannie, de nombreux.ses Syrien.ne.s ont été saisi d’un sentiment de liberté et de jubilation. Mais cette attitude est tempérée par la peur et l’appréhension, alors que Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), désormais l’autorité autoproclamée à Damas, commence à révéler sa vraie nature, et tandis que les vautours impérialistes de tous bords tournent à nouveau autour des restes du pays meurtri.

L’offensive militaire des milices de droite précipita la chute d’Assad. Toutefois, cette chute est due à la profonde décadence interne du régime, à l’évaporation de sa base sociale et à l’incapacité de ses soutiens étrangers – la Russie, l’Iran et le Hezbollah – à rassembler les forces nécessaires pour le maintenir en place.

Aujourd’hui Ahmed Hussein al-Sharaa a beau porter costume et cravate, projetant une image de «modération» et prônant une approche respectueuse des minorités, son organisation reste indissociable de son histoire faite de violence sectaire, de gangstérisme et d’assujettissement des femmes. Toutefois, rares sont ceux, parmi la mosaïque de minorités religieuses et ethniques du pays, qui prennent au sérieux les nouvelles revendications de tolérance intercommunautaire du HTS.

Le nouveau pouvoir

Sur le plan économique, comme le montrent à la fois son bilan à Idlib et les déclarations publiques de ses dirigeants, HTS promet de continuer à utiliser les mêmes recettes du «marché libre» qui ont fait la renommée du régime de Bachar al-Assad. De plus, HTS a incorporé une cohorte d’opportunistes et de bureaucrates de l’ancien régime discredité. Il se révéle ainsi non pas comme une véritable force de changement, mais comme le gardien, sous un nouveau drapeau, des mêmes politiques de classe prédatrices qui ont ravagé le tissu social syrien pendant tant d’années.

Une mesure positive, l’augmentation de 400% des salaires des fonctionnaires, est financée en partie par des fonds qataris. Ceci ne représente toujours qu’un salaire d’environ 125 dollars par mois dans un contexte d’inflation galopante. Un modèle basé sur une forte dépendance des apports financiers des pays du Golfe, comme le démontre le cas de l’Egypte, s’accompagne non seulement de nombreuses «conditions , mais n’offre aucune solution pour sortir la majorité du pays du cycle inexorable de la pauvreté.

Quant aux droits démocratiques auxquels aspirent des millions de Syriens, al-Sharaa a déclaré que la préparation d’une nouvelle constitution pourrait prendre jusqu’à trois ans et les élections jusqu’à quatre ans. Il ne s’agit pas là des délais d’un processus démocratique, mais de tactiques dilatoires destinées à renforcer l’emprise de HTS sur le pouvoir. Etant donné son incapacité à répondre aux besoins urgents de la population, le ravivement de tensions, voire de nouvelles représailles sectaires, pourraient être certains des outils utilisés.

Repositionnement précipité de l’impérialisme

L’Union européenne et les États-Unis, avec un cynisme éhonté, tentent désormais de présenter HTS comme une force respectable. Alors, que quelques semaines auparavant, Washington négociait encore la levée des sanctions contre Assad, après la chute du régime il n’a suffit que de quelques jours pour retirer la prime de dix millions de dollars sur la tête d’al-Sharaa  Le terroriste d’hier semble être devenu le partenaire potentiel d’aujourd’hui.

Les puissances impérialistes occidentales cherchent désormais désespérément à construire un récit de «transition démocratique» en Syrie – un exercice de tour de passe-passe politique destiné à occulter leurs véritables motivations. Au cœur de tout cela se trouve leur désir urgent de renvoyer de force les réfugiés syriens dans un pays encore ravagé par la guerre et la répression.

Avant même la fuite d’Assad, les médias d’État russes avaient discrètement cessé de qualifier HTS d’organisation terroriste. Aujourd’hui, Moscou s’emploie à établir des liens directs avec le nouveau régime. La Russie n’a pas seulement perdu un allié avec le régime baasiste;  ses bases syriennes sont cruciales pour ses opérations en Afrique et sa présence en Méditerranée.

Retombées régionales

Israël a tôt fait d’étendre son occupation illégale du plateau du Golan, renforçant ainsi sa position stratégique par rapport à Damas et au Hezbollah. Malgré la campagne destructrice menée par Israël en Syrie après le départ d’Assad, dont plus de 800 frappes aériennes, HTS fait de son mieux pour éviter une confrontation avec Tel Aviv. Tout comme le régime d’Assad, HTS semble plus intéressé à préserver ses ressources pour écraser l’opposition intérieure qu’à libérer le territoire syrien des forces d’occupation israéliennes.

Pour l’Iran, le changement de l’équilibre régional précipité par la chute d’Assad ouvre certainement des possibilités pour les rivaux impérialistes de Téhéran – Israël et les États-Unis. Mais l’affaiblissement externe du régime expose également sa vulnérabilité à l’égard de ceux qu’il craint le plus ;  les millions de travailleurs, de jeunes et d’opprimés iraniens qui nourrissent déjà une haine bouillonnante envers leurs dirigeants. D’autres dictatures dans la région, comme celle du président égyptien Al-Sissi, même si elles n’étaient pas alliés avec Assad, sont également inquiètes.

Le peuple syrien, pas une victime passive

Une évaluation superficielle des troubles récents en Syrie laisserait penser que les masses syriennes ont simplement troqué un régime réactionnaire contre un autre. Mais cela reflète une vision mécanique et fataliste de l’histoire qui nie le rôle dynamique des masses et leur capacité à façonner les événements. Il faut replacer les événements actuels en Syrie dans le cadre historique plus large de la vague révolutionnaire qui a éclaté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord il y a 14 ans.

Rien ne garantit que HTS sera en mesure de faire valoir son programme. Déjà, après une violente réaction de la population syrienne, les nouvelles autorités ont été contraintes d’abandonner des changements régressifs du programme scolaire qu’ils avaient annoncés. Des rapports sur le terrain témoignent d’un climat renouvelé d’activité politique, de discussions, de protestations et d’initiatives locales de toutes sortes. Les masses syriennes se réorganisent et se battent à nouveau.

Le Rojava menacé

La prise de contrôle de Damas par le HTS a renforcé le principal soutien extérieur de ce groupe, le régime turc d’Erdoğan. Cela ouvre la perspective d’une intervention turque plus directe contre les forces à prédominance kurde qui contrôlent une grande partie du nord-est, une zone autonome également connue sous le nom de Rojava. Les gains durement acquis par la population kurde locale et d’autres minorités se trouvent ainsi menacés.

L’Armée nationale syrienne (ANS), un mandataire encore plus étroitement lié à Ankara que le HTS, combat les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis, dont l’épine dorsale sont les YPG/YPJ kurdes. L’ANS a réussi à reprendre les villes de Manbij et Tal Rifaat, dans la province d’Alep, au nord du pays, aux FDS, déplaçant plus de 150 000 civils et déclenchant de violents combats qui continuent de faire rage dans la région. Si Donald Trump devait conclure un accord avec Erdoğan facilitant le retrait des troupes américaines, ceci pourrait effectivement sanctionner une invasion turque comme celle qui s’est produite en 2019. Le HTS, pour sa part, rejette le fédéralisme, en accord avec la vision d’un État syrien centralisé et autoritaire.

Il est illusoire et même fatal de chercher à défendre les intérêts des populations locales à travers des accords à courte vue avec des puissances impérialistes telles que les États-Unis ou la France. En fin de compte, ce ne sont que les travailleurs, les jeunes, les chômeurs et les pauvres des zones rurales de toute ethnie, de toute religion et de tout sexe qui détiennent le pouvoir de relancer la révolution.

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03 février 2025 ~ 0 Commentaire

Soudan (AEL)

soudan

Soudan : révolution, guerre et impérialisme

International Socialism présente ci-dessous un article de l’écrivaine et chercheuse socialiste soudanaise Muzan Alneel basé sur sa conférence au Festival du marxisme 2024 à Londres en juillet 2024. Pour fournir un contexte supplémentaire sur la guerre actuelle au Soudan et la lutte révolutionnaire qui l’a précédée, l’article d’Alneel est introduit par Rania Obead , Anne Alexander et Khalid Sidahmed .

Introduction

Après 15 mois de guerre au Soudan entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR), les rapports des Nations unies (ONU) montrent la profondeur de la crise humanitaire dans le pays . Bien qu’il n’existe pas de chiffres fiables sur le nombre de morts et de blessés civils, plus de dix millions de Soudanais ont été déplacés et la moitié des 44 millions d’ habitants est confrontée à une réelle menace de famine. 1 Selon une récente déclaration du porte-parole du Comité des enseignants soudanais, 19 millions d’enfants ne sont pas scolarisés. Bien que la guerre au Soudan fasse rarement la une des journaux de la même manière que les atrocités à Gaza, elle a déclenché la plus grande crise de déplacement de population au monde. 2 Les deux camps ont systématiquement pris pour cible les civils. Au Darfour, la guerre a ravivé les souvenirs terrifiants du génocide commis par les prédécesseurs des FSR, les Janjawids. Au début des années 2000, les troupes des RSF ont commis des massacres et des nettoyages ethniques ciblant la communauté Masalit, sur ordre des SAF et de l’ancien dictateur soudanais Omar El Bashir.

Pour comprendre les racines de cette violence, il faut aller au-delà d’avril 2023, lorsque le conflit a éclaté. Cette approche s’inscrit dans la perspective présentée par Muzan Alneel dans l’article ci-dessous, qui s’appuie sur une rencontre qu’elle a donnée au Festival du marxisme en juillet 2024. Elle apporte une contribution cruciale aux analyses de la crise au Soudan : comme elle le souligne, bien que les principaux protagonistes du conflit semblent se prendre pour cible les uns les autres, ils sont unis dans leur volonté d’écraser la révolution. Les masses ont défié le pouvoir de la classe dirigeante soudanaise et les institutions autoritaires qu’elle a créées pour diriger le pays depuis le coup d’État de 1989, qui a porté Omar el-Béchir au pouvoir. Cette contre-révolution doit à son tour être replacée dans le contexte de la menace que représente la révolution pour les mécanismes de pillage et de répression. Ceux-ci ont été incarnés par l’État soudanais depuis la période coloniale, mais actualisés et intensifiés en raison de l’intégration inégale du Soudan dans les marchés capitalistes mondiaux pendant la période néolibérale.

L’un des principaux moteurs de la guerre actuelle est la concurrence entre les différents segments de la bourgeoisie militaire et paramilitaire soudanaise pour le contrôle des ressources minérales et alimentaires des soi-disant périphéries de l’État (comme l’or et le bétail du Darfour, tous deux destinés aux lucratifs marchés d’exportation de l’Égypte et du Golfe). 4 Le conflit est intensifié par les puissances régionales, comme l’Égypte et les Émirats arabes unis (EAU), qui soutiennent des camps opposés, l’Égypte soutenant les FAS et les EAU parrainant la FSR. La dynamique géopolitique régionale joue également un rôle crucial dans la prolongation et l’approfondissement de la guerre : le régime militaire égyptien a longtemps cultivé les FAS comme un allié potentiel dans les conflits avec l’Éthiopie au sujet des eaux du Nil, tandis que la coalition des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, qui a mené une guerre désastreuse au Yémen contre les Houthis, s’est appuyée sur les troupes terrestres soudanaises recrutées à la fois par la FSR et la FSR. 5

Le régime d’El Bashir fut le plus long des quatre dictatures militaires qui, prises ensemble, contrôlèrent le Soudan pendant 54 des 68 années depuis son indépendance du joug colonial britannique. 6 La tentative du régime d’imposer la stabilité politique reposait sur une alliance entre un segment d’officiers de l’armée regroupés autour d’El Bashir et le courant le plus important au sein du mouvement islamiste soudanais, qui émergea comme une ramification des Frères musulmans égyptiens dans les années 1940.

Comme l’a noté Chris Harman dans une analyse publiée seulement cinq ans après le coup d’État d’El Bashir, les officiers et les islamistes ont tiré un bénéfice mutuel de leur contrôle conjoint de l’appareil d’État. L’attrait des islamistes pour le grand public reposait sur leur prétention à promouvoir un ordre social juste basé sur les enseignements de l’islam. En réalité, ils ont supervisé l’enrichissement d’une petite minorité qui a pillé les richesses du pays et a soutenu leur règne par une répression justifiée par des termes religieux. 7 Contrairement à leur organisation mère en Égypte, qui a passé la majeure partie de ses presque cent ans d’existence dans l’opposition au gouvernement, les Frères musulmans soudanais ont une longue tradition de forger des alliances politiques avec les régimes militaires. Ils ont déjà établi une collaboration avec le régime de Jafaar al-Nimeiry, renversé par un soulèvement populaire en 1985. Le tournant d’Al-Nimeiry vers la coopération avec les islamistes était en partie centré sur son désir d’attirer des fonds des États du Golfe en créant un secteur bancaire « islamique ». Cela a à son tour jeté les bases de l’enrichissement d’une partie de la direction du mouvement islamiste.

Au début, la vague croissante de mécontentement à l’égard du régime de Nimeiry a sapé l’attrait du Front national islamique (NIF), dirigé par l’ancien organisateur islamiste Hassan al-Turabi. Pourtant, comme le note Harman,

La coalition des forces laïques qui avait mené le soulèvement contre Nimeiry fut paralysée par leurs intérêts de classe opposés, incapable de concentrer le mécontentement dans un mouvement pour une transformation complète de la société, y compris une redistribution massive des richesses et l’octroi de l’autodétermination au Sud, ou de l’écraser. Cela permit aux Frères musulmans de s’offrir de plus en plus aux officiers de l’armée comme la seule force capable d’imposer la stabilité, montrant visiblement sa force en organisant une grande manifestation contre toute concession aux rebelles du Sud .

Le résultat fut la création d’un régime militaro-islamiste qui mobilisait une rhétorique raciste et chauvine arabe contre les non-musulmans et brutalisait les femmes qui enfreignaient un code vestimentaire « islamique » contrôlé par la police. Comme le note Khalid Medani, cette couverture idéologique justifiait des politiques économiques qui transféraient systématiquement les biens de l’État aux mains d’une élite composée de politiciens islamistes, de chefs militaires et de milices, de leurs alliés et de leurs familles. 9

La révolution de décembre, qui a débuté en 2018, a menacé le fonctionnement de l’État : d’abord, en tant que machine par laquelle les élites du centre du pays pillent les périphéries ; ensuite, en tant que mécanisme de processus d’exploitation, de pillage et de répression à l’échelle du Soudan touchant la grande majorité de la population. Les manifestations ont commencé dans de nombreuses villes du Soudan, notamment à Mairno, Atbara et Demazen, puis ont pris de l’ampleur jusqu’à ce que des millions de Soudanais occupent les rues le 6 avril 2019. Le 11 avril, l’armée a annoncé la destitution d’Omar el-Béchir et formé un Conseil militaire de transition (CMT). La tentative du CMT de réserver tous les pouvoirs à l’armée s’est heurtée à une opposition déterminée et à plusieurs jours de grèves générales qui ont paralysé une grande partie de la capitale et des grandes villes en mai et juin.

Des négociations ont suivi entre une coalition d’organisations d’opposition – dont l’Association des professionnels soudanais et des partis politiques traditionnels – et le TMC pour former un gouvernement de transition conjoint. 10 Pourtant, ce ne sont pas les partis politiques traditionnels qui ont mobilisé des millions de personnes dans les rues et sur les lieux de travail pour forcer le TMC à faire des concessions. Depuis 2013, le principal organe de résistance au Soudan est le Comité de résistance (CR), des organisations populaires établies dans presque tous les quartiers du pays. De décembre 2018 à avril 2019, les CR ont joué un rôle majeur dans l’organisation de manifestations et l’annonce des itinéraires sur leurs pages Facebook. Plus tard, les CR sont devenus des organismes plus organisés, créant des conseils de coordination pour relier les villes et les régions, intervenant dans les zones locales avec des campagnes pour protéger les approvisionnements alimentaires du détournement vers le marché noir. Ils ont élaboré des plans globaux pour la réforme démocratique de l’État par le biais de l’élaboration de chartes révolutionnaires. 11

En octobre 2021, Abdelfattah al-Burhan, chef militaire des FAS et Mohamed Dagalo (dit Hemedti), chef des RSF, ont mené un coup d’État et emprisonné les membres civils du gouvernement de transition, dont le Premier ministre, Abdalla Hamdok. La résistance au coup d’État a commencé le soir du 24 octobre, lorsque la nouvelle de l’arrestation de ministres et de politiciens civils a circulé. Avant que les dirigeants n’annoncent officiellement la prise de pouvoir, la population avait déjà commencé à bloquer les routes et à organiser des manifestations, les CR jouant le rôle principal en continuant à s’organiser pour un régime civil complet au Soudan malgré l’énorme répression à laquelle ils étaient confrontés.

L’émergence des CR est l’un des moyens par lesquels la révolution de décembre a marqué une nouvelle étape dans l’histoire du Soudan. Deux grands soulèvements précédents, en octobre 1964 et en mars/avril 1985, ont renversé des dictatures et instauré un processus démocratique, mais la révolution de décembre est différente pour de nombreuses raisons. Pour de nombreux militants révolutionnaires, la révolution de décembre est toujours vivante aujourd’hui. Même pendant la guerre, les discussions sur la manière de poursuivre la révolution se poursuivent et de nombreux organismes issus de la révolution travaillent toujours sur le terrain, contribuant à fournir de la nourriture et un abri à la population. Une autre différence majeure réside dans le fait que la révolution de décembre a été la seule révolution au Soudan à avoir commencé dans les petites villes situées à l’extérieur de la capitale et à s’étendre à tout le pays.

Le nombre de personnes qui ont effectivement pris part à l’organisation révolutionnaire est énorme. Des millions de Soudanais ont rejoint les CR, dont la majorité étaient des jeunes de la classe moyenne ou inférieure et des femmes. Beaucoup d’entre eux n’avaient aucune expérience politique préalable, mais ont apporté des points de vue et des perspectives nouveaux à la révolution. Fait important, la création des CR a signifié que, pour la première fois dans l’histoire du Soudan, un mouvement populaire a vu le jour dans presque tous les quartiers du pays. Au plus fort de leur influence, les CR étaient un élément actif de la communauté, travaillant en harmonie avec la population pour organiser des manifestations, fournir une aide humanitaire et créer une vision politique. Les chartes des CR comptent parmi les déclarations les plus élaborées sur la manière de construire un futur État soudanais de la base au sommet. Les chartes les plus radicales exprimaient une vision sociale de redistribution des richesses ainsi que la réorganisation du pouvoir politique pour démanteler les institutions politiques du régime autoritaire.

C’est pourquoi la révolution de décembre a représenté une telle menace pour les FAS et les FSR, ainsi que pour les dirigeants politiques islamistes associés à l’ancien parti au pouvoir et pour les puissances régionales et impérialistes majeures. Les CR leur ont montré la perspective effrayante de ce à quoi peut ressembler l’unité d’en bas contre leurs projets de pillage. Un facteur de prolongation de la guerre est le rôle des membres du Parti du Congrès national dissous et leur présence influente au sein ou aux côtés de l’armée (comme la milice Al-Baraa Ibn Malik, par exemple). Ils ont déjà subi un revers majeur. Lors de la révolution de décembre, ils ont été chassés de postes clés de l’État et, dans certains cas, relevés du contrôle des actifs économiques par des comités mis en place par le gouvernement de transition pour démanteler les réseaux de l’ancien régime. De nombreux anciens membres du parti au pouvoir ont été invités à reprendre leurs anciennes fonctions par le chef des FAS Al-Burhan après le coup d’État d’octobre 2021. Une fin de la guerre sans leur victoire représenterait une nouvelle défaite pour leur projet autoritaire.

En attendant, les Forces armées soudanaises et les Forces de résistance soudanaises sont toutes deux des criminels et des ennemis de la révolution populaire, qui exige un régime civil au Soudan et la suppression du contrôle militaire sur les richesses appartenant au peuple soudanais. Pourtant, il est clair que les partis d’opposition traditionnels (le Parti Oumma et le Parti unioniste démocratique) ne représentent pas une véritable alternative aux généraux militaires et aux milices qui déchirent le Soudan par leur guerre. Si la révolution de décembre au Soudan doit se poursuivre, il faut un parti indépendant pour la défendre. Un parti révolutionnaire et enraciné dans le mouvement auto-organisé des travailleurs et des pauvres de tout le pays et qui, au nom de la liberté, de la paix et de la justice pour tous les opprimés et exploités, s’attaque aux voleurs et aux tortionnaires.

Soudan : révolution, guerre et impérialisme

Les deux groupes armés qui se battent actuellement pour prendre le pouvoir sur le peuple soudanais, les Forces de soutien rapide (RSF) et les Forces armées soudanaises (SAF), ont conquis leurs positions par la violence. Cela comprend des coups d’État, des guerres de déplacement et des accaparements de terres. 12 Les deux groupes travaillaient autrefois ensemble. Cependant, ces dernières années, ils sont de plus en plus en concurrence. Les élites locales, régionales et internationales, qui bénéficient du système global – et dans certains cas entretiennent des relations économiques et politiques directes avec les RSF et les SAF – les ont légitimés.

Il est très important de classer les RSF et les SAF comme des forces contre-révolutionnaires. Sans point de référence révolutionnaire clair, nous pouvons facilement tomber dans le piège des définitions de la situation politique promues par l’une ou l’autre des parties belligérantes. Les SAF décrivent la situation actuelle comme une insurrection des RSF contre l’État, qui est soutenue par des acteurs extérieurs, alors que les RSF la décrivent comme une lutte contre un coup d’État des SAF. Ces récits ignorent que les deux forces étaient partenaires du coup d’État d’octobre 2021, qui a renversé le gouvernement de transition, avant que les RSF ne désavouent le gouvernement putschiste et ne se présentent comme un partisan d’une « transition démocratique ». 13 Ils ignorent également les crimes dans lesquels les deux forces sont impliquées.

Ces récits contiennent des demi-vérités mais sont parfaitement conformes aux idéologies autoritaires et élitistes des parties belligérantes. Pourtant, aucun de ces deux discours ne correspond à une idéologie révolutionnaire centrée sur le peuple qui puisse faire avancer un projet politique révolutionnaire, et aucun de ces deux discours n’a de sens si nous donnons la priorité à l’amélioration des conditions matérielles de la majorité pauvre de la population soudanaise. En tant que révolutionnaires, nous considérons l’État comme un outil de contrôle. Les querelles de pouvoir pour le contrôle de l’État sont une tentative de contrôler le peuple soudanais et ses ressources.

La domination de la scène politique par les RSF et les SAF en raison du conflit armé a conduit à la marginalisation des Comités de résistance (CR), qui ont été principalement formés au cours des premières étapes de la révolution en 2019. Les CR sont des organismes de quartier qui ont été initialement créés pour organiser des manifestations simultanées dans différentes zones, minimisant la capacité de l’État à les réprimer. Au cours des années suivantes, les CR ont évolué en réponse à la répression de l’État. Par exemple, une coupure totale d’Internet par le Conseil militaire de transition (qui à l’époque comprenait à la fois les SAF et les RSF) a forcé les CR à se connecter hors ligne, formant des réseaux et des organes de coordination. Au cours des années suivantes, face au coup d’État d’octobre 2021 et aux actions contre-révolutionnaires des élites civiles et militaires, les CR ont utilisé ces mêmes réseaux et organes de coordination pour discuter de la situation. Ils ont produit une charte politique et une feuille de route pour un modèle de gouvernance ascendante. 14 Plus de 8 000 membres des CR de tous les États du Soudan ont participé aux discussions sur la charte. Ce processus a transformé les RC, qui n’étaient qu’une tactique de protestation, en un acteur politique majeur du pays. Ce modèle n’est pas sans défauts, mais il offre des enseignements au front révolutionnaire international.

Les masses populaires et la guerre

Au cours des premières heures de la guerre actuelle, qui a éclaté entre les FAS et les RSF en avril 2023, de nouveaux organismes locaux appelés salles d’urgence (ER) ont émergé. Ils géraient les établissements de santé, fournissaient des informations sur les zones sûres, organisaient l’entretien des services publics, tels que l’électricité et l’eau, organisaient les évacuations et géraient les cuisines communautaires. Certains ER ont été fondés directement par les CR, mais, en général, tous les ER ont adopté des éléments clés du modèle CR, par exemple la répartition géographique et les outils de médias sociaux. Bien que les ER soient impressionnantes à bien des égards, une menace interne majeure qu’elles comportent est l’état d’esprit d’urgence. Elles épuisent les ressources limitées disponibles et commettent des erreurs tactiques similaires en s’attendant à tort à ce que la guerre se termine dans quelques semaines, quelques mois ou même quelques années.

Lorsque le mouvement populaire n’avait pas de projet politique ni de vision autre que des solutions à court terme pour la fourniture de services et, tout au long de la première année de guerre, n’a fait que peu d’efforts pour proposer des systèmes durables de gestion populaire des services et des ressources, son influence sur les masses a diminué. Ce n’est pas parce que le mouvement n’est plus actif. Par exemple, les informations sur la situation sur le terrain dans les zones de conflit reposent principalement sur les déclarations des ER, car ce sont les seules institutions fonctionnelles dans ces zones qui nourrissent les gens et documentent l’impact de la guerre. L’influence du mouvement est en déclin parce qu’il perd son poids politique.

En l’absence d’une vision révolutionnaire à long terme pour mettre fin à la guerre, il est tout à fait logique que les gens ordinaires se tournent vers l’une des visions réactionnaires proposées, espérant que l’une des deux parties belligérantes mettra fin à la guerre avec une victoire absolue – et qu’une bonne vie les attend de l’autre côté.

Une bonne partie de la population soudanaise a adopté cette approche. Le choix de soutenir les FAS ou les RSF est principalement influencé par la situation socio-économique des individus ou des groupes qui choisissent entre l’un des deux groupes de criminels. En effet, les FAS et les RSF sont des forces contre-révolutionnaires armées, violentes et élitistes qui cherchent à contrôler l’État afin de l’utiliser pour maintenir des structures violentes, élitistes et injustes. Cependant, elles diffèrent légèrement dans la façon dont elles exploitent ces structures, et la situation socio-économique des individus ou d’un groupe détermine leur réceptivité à la propagande de chaque camp. Il faut également garder à l’esprit que la propagande des FAS est aussi ancienne que l’État lui-même, car elles sont l’armée du pays et se considèrent comme un symbole de la nation. Par conséquent, leur propagande a touché une plus grande partie de la population, ce qui a conduit à la croissance d’une opinion qui considère les FAS comme le moindre mal.

Il est essentiel de se rappeler que beaucoup de gens croient en l’armée parce qu’ils ne voient pas d’autre solution. La RSF est présentée comme le méchant numéro un, mais pas parce que ses crimes diffèrent de ceux des SAF en termes d’ampleur des atrocités. Pendant des décennies, les SAF ont déplacé des gens et les ont massacrés, soit directement, soit avec l’aide de milices paragouvernementales. La RSF était l’une de ces milices, mais elle diffère des SAF dans le sens où l’armée a commis bon nombre de ses pires crimes dans des zones situées en dehors de celles historiquement privilégiées : en d’autres termes, loin de la capitale et des États voisins.

Les partisans des Forces armées soudanaises (SAF) aiment prétendre que les crimes commis par les RSF sont une rébellion au mépris de l’État, alors que les SAF représentent l’État soudanais, que nous devrions soutenir si nous ne voulons pas être des traîtres. C’est une erreur : le peuple soudanais, qui est massacré et appauvri par les deux camps, est censé définir son attitude envers les auteurs de ces crimes en fonction de la position bureaucratique du criminel par rapport à la structure de l’État !

Cette justification se fonde sur des décennies de propagande bourgeoise sur l’immunité des élites de l’État et de leurs outils de violence. De plus, elle génère une rhétorique raciste, en accusant les RSF d’« occuper » des villages et des villes. Je ne me souviens pas que ce langage ait été utilisé pour décrire les mêmes crimes commis par les SAF dans le Sud, aujourd’hui le pays souverain du Soudan du Sud. Il en va de même pour des dizaines de zones riches en or, dans lesquelles les SAF, tout comme les RSF et les services de sécurité, ensemble ou séparément, ont déplacé et opprimé des populations et pris le contrôle de leurs terres. « Occuper » est un terme qui suggère qu’un étranger est le coupable. Les membres des RSF sont en effet des étrangers sociaux dans les structures historiques de l’État soudanais, étant démographiquement liés aux États occidentaux (moins développés) du Darfour et du Kordofan, tandis que les SAF sont représentatifs des citoyens de première classe des zones de privilège historique du centre du pays.

Le terme « occupation » est également devenu populaire dans un contexte où les crimes de l’occupation sioniste de la Palestine dominent l’actualité dans la région. Cela a encouragé les forces armées soudanaises, y compris leurs milices et leurs médias, à utiliser un langage similaire pour décrire les RSF afin de s’assurer un soutien populaire contre un « envahisseur occupant avec un soutien étranger et des soldats mercenaires ». Les organes de propagande des forces armées soudanaises le disent sans sourciller, alors que les forces armées soudanaises prêtent des mercenaires au régime saoudien et que leurs dirigeants vendent les bases soudanaises de la mer Rouge à la Russie. Les RSF sont une force criminelle, mais ce n’est pas un envahisseur.

Empiètement national, complicité internationale

Les Forces armées soudanaises et les Forces de résistance soudanaises, lorsqu’elles faisaient partie du gouvernement de transition, ont signé un accord de « normalisation » des relations entre le Soudan et Israël. Il s’agissait d’un accord transactionnel qu’elles ont accepté afin que les États-Unis retirent le Soudan de la liste des États soutenant le « terrorisme », ce qui rendrait possible de nouveaux accords de prêt avec le Fonds monétaire international. En conséquence, le pays subit une pression accrue pour adopter des politiques économiques néolibérales appauvrissantes. Il y a ici quelque chose à explorer sur la façon dont ces systèmes politiques de domination sont connectés, et il existe des similitudes entre les luttes palestinienne et soudanaise en termes de rôle joué par les institutions internationales dans la légitimation des criminels.

La complicité des gouvernements étrangers est un autre aspect important de la guerre au Soudan. Récemment, l’accent a été mis sur le soutien des Émirats arabes unis (EAU) aux RSF. Les EAU sont certes un prédateur dans la région, en termes d’accaparement des ressources, de consolidation du contrôle politique et de lutte contre les mouvements populaires. Les EAU ont apporté un soutien matériel et politique aux RSF. Cependant, se concentrer sur le lien entre les EAU et les RSF sans une critique claire du contexte plus large et surtout sans une critique des crimes des SAF ne fait que nourrir la propagande de ces dernières. Cela reviendrait à renforcer un côté criminel, ce qui conduirait finalement le criminel le plus fort à acquérir plus de pouvoir sur la population.

Quant à la tactique des militants soudanais de la diaspora, elle pourrait consister à dénoncer et à critiquer l’ingérence incontrôlée de la soi-disant diplomatie mondiale par des organisations internationales qui maintiennent les criminels au pouvoir. Ce sont les ambassadeurs de l’Union européenne et les représentants des Nations unies (ONU) qui ont cimenté le pouvoir des RSF et des SAF au Soudan après le soulèvement populaire de 2019. C’est l’ambassadeur britannique qui a publiquement soutenu les mesures d’austérité au Soudan : en tant que représentant d’un pays ayant une histoire de colonisation du Soudan et après une révolution populaire contre les mêmes politiques d’austérité – une honte ! Ce sont les organisations d’aide du Nord global qui ont utilisé leur financement pour orienter l’opinion politique au Soudan et fournir de la propagande en faveur des politiques qui nous ont conduits là où nous en sommes aujourd’hui. C’est le secrétaire général de l’ONU qui a appelé le peuple soudanais à être « réaliste » et à accepter l’armée au pouvoir après son coup d’État.

Selon moi, une tactique importante pour freiner ces actions diplomatiques contre-révolutionnaires consiste à promouvoir la transparence et à fournir des informations. Dans cette optique, les bolcheviks russes ont publié les accords Sykes-Picot, révélant au monde ce qui est aujourd’hui considéré comme un fait historique incontesté sur le rôle des puissances coloniales dans la formation de l’Afrique du Nord et de l’Asie occidentale, y compris la création d’une colonie sioniste sur la terre de Palestine.

Dans le cas du Soudan actuel, il est très utile pour les mouvements de résistance au Soudan de parvenir à une plus grande transparence sur le financement des parties armées en guerre et de révéler leurs liens avec des puissances régionales et internationales antidémocratiques. Cela permet à ces mouvements de comprendre le champ politique, de faire avancer leur analyse et de définir des actions, des mesures et des revendications claires. Il ne s’agit pas seulement de savoir quelle est l’importance de « l’attention internationale », mais aussi de savoir qui attire cette attention et quels sont les objectifs poursuivis. La principale caractéristique des bonnes réponses à la question « comment attirer davantage l’attention sur la question du Soudan ? » est que ces réponses font avancer un projet révolutionnaire et soient centrées sur les intérêts du peuple soudanais.

Ce qui aidera à développer et à mettre en pratique ces réponses et tactiques, c’est une organisation politique. Pas seulement des actions politiques menées par des individus partageant les mêmes idées, mais une organisation au sein de laquelle des visions stratégiques sont créées, mises en œuvre et révisées. Il est important pour faire avancer le projet révolutionnaire au Soudan d’avoir une analyse critique et révolutionnaire des injustices du pays, et il est toujours important de partager cette analyse dans les termes les plus précis et les plus compréhensibles pour mobiliser les masses, qui bénéficient du changement révolutionnaire.

Les failles du modèle de développement du Soudan sont au cœur de ces injustices. Ces failles ont été créées à dessein pour profiter aux groupes au pouvoir : elles se manifestent par la centralisation des services et la priorisation des centres urbains. Nous l’avons clairement vu lorsque la guerre a frappé la capitale. Le Soudan est en guerre depuis 70 ans, mais ce n’est que lorsque la guerre a atteint la capitale qu’elle a eu des conséquences désastreuses sur l’ensemble du pays. En effet, plus de 80 % de l’ensemble de l’industrie est concentré dans la capitale ; tous les réseaux de services sont concentrés dans la capitale. C’est un système qui fonctionne parfaitement pour assurer la sécurité d’un petit groupe au pouvoir qui veut extraire des richesses, tout en en laissant le moins possible à la population. Tout au long de l’histoire du Soudan, nous avons vu la même logique de gouvernance à l’œuvre, que ce groupe soit une puissance coloniale étrangère ou une élite locale.

Les massacres et les déplacements de masse au Darfour, qui ont eu lieu au début des années 2000, en sont un bon exemple. Ils ont été ordonnés par le gouvernement et exécutés par ses milices, dont l’une est devenue plus tard la RSF. Le gouvernement de l’époque, comme les précédents, avait pour habitude d’armer certains groupes démographiques et de les monter contre d’autres afin de procéder à des accaparements de terres par la violence. La plupart de ces milices étant issues de groupes pastoraux, les gouvernements soudanais ont à maintes reprises attisé les conflits existants autour des ressources entre agriculteurs sédentaires et groupes pastoraux nomades. Je pense qu’il est utile de prendre du recul et de se demander pourquoi ces conflits existent et pourquoi les groupes armés sont principalement des pasteurs nomades. La vérité est que les groupes pastoraux sont plus susceptibles de former des milices parce que leurs moyens de subsistance et leurs activités économiques sont bien plus limités et menacés par le système de l’État moderne que ceux des agriculteurs.

L’État soudanais moderne est impliqué depuis des décennies dans un processus de vol des terres pastorales. Ce fut le cas sous le colonialisme, qui ne définissait pas les terres pastorales dans ses lois, et sous les gouvernements post-indépendance, qui ont émis de nouveaux décrets légitimant la confiscation des terres pastorales par les grands propriétaires terriens. Ces réglementations ne reconnaissaient pas le pastoralisme comme une forme légitime d’utilisation des terres. Les populations n’avaient pas d’accès officiel à leurs terres pour élever leurs troupeaux. Ce problème n’est pas spécifique au Soudan mais est commun aux populations nomades pastorales du monde entier. Elles souffrent des empiètements de l’État moderne, qui s’intéresse davantage à changer violemment leur mode de vie en les transformant en groupes sédentaires soumis au contrôle bureaucratique.

Dans le contexte soudanais, il est également important de se demander comment et pourquoi les réalités actuelles ont été créées, et quelles étaient les structures politiques et économiques qui les ont engendrées. Sinon, nous risquons de passer à côté d’injustices et donc d’aliéner des groupes intrinsèquement intéressés par un changement révolutionnaire. Cela est très important à la fois pour comprendre la guerre actuelle et pour trouver une issue révolutionnaire à celle-ci.

Perspectives

La révolution soudanaise est en crise. Elle n’a pas réussi à démanteler le pouvoir de l’élite dirigeante. Les discours des élites gagnent actuellement en popularité, et l’adhésion des membres du front de résistance aux Forces armées soudanaises n’est qu’une des manifestations de ce processus. Certains membres du front de résistance rejoignent également les Forces de résistance soudanaises.

La réalité montre que le mouvement de résistance a réussi à fournir et à mettre en place les outils d’organisation de la base, comme cela s’est manifesté dans les RC et les ER, comme nous l’avons vu plus haut. Ces outils sont très importants pour les possibilités de faire avancer un projet révolutionnaire, mais, comme nous l’avons vu, faire le dur travail d’organisation sans théorie révolutionnaire peut s’avérer inefficace et ne faire qu’épuiser l’énergie des révolutionnaires.

Alors, que peut-on faire pour faire avancer le projet révolutionnaire au Soudan ? La solution doit inclure une vision durable et à long terme des activités nécessaires pour améliorer les conditions de vie de la population. Cela comprend les tâches urgentes de nourrir et d’abriter les gens, de leur fournir des soins de santé et une éducation alternative, car les écoles sont fermées. Cela signifie fournir des informations précises sur la situation sur le terrain, car les deux parties belligérantes négligent toute responsabilité en matière de prestation de services dans les zones qu’elles contrôlent. Ces activités sont déjà effectuées par les ER, mais les mener à bien de manière plus durable nécessite une plus grande participation de l’ensemble de la communauté. Cela nécessite de passer du modèle du volontariat à un modèle de conseil de résidents, dans lequel les décisions sont prises démocratiquement par l’ensemble de la population d’une zone locale et les tâches sont réparties de manière rationnelle, afin de ne pas épuiser les gens.

Il s’agit d’une méthode visant à établir un contrôle populaire sur la fourniture des services et la distribution des ressources, qui offrira de meilleures chances de survie à la population soudanaise qui souffre. Elle esquisse également une vision du pays qui s’oppose au régime autoritaire ou au contrôle absolu d’un parti armé. En effet, elle pose les bases d’un pays dirigé par le peuple, ce qui nécessite par défaut d’éliminer la capacité de tout parti à prendre le pouvoir par la force. Il n’est pas difficile de voir comment cette vision constituera une menace sérieuse pour le contrôle des parties belligérantes sur l’opinion publique et les discours. Cela pourrait encourager les parties belligérantes et les alliés régionaux et internationaux à rechercher la stabilisation du pays pour contrôler le mouvement populaire. Ils viendront avec toutes leurs armes et leurs outils pour mettre fin à un tel mouvement, mais nous n’avons pas d’autre arme pour les combattre, sauf en renforçant davantage les capacités organisationnelles des masses. Ce n’est pas quelque chose qui peut être théorisé dans le vide, car cela nécessite l’organisation populaire pratique et le contrôle des ressources et de la fourniture de services par les communautés organisées concernées. C’est ce qui s’est passé avec les CR ; Les organisateurs de gauche les plus intelligents et les plus compétents n’auraient pas pu s’asseoir en 2018 et théoriser le chemin que prendraient les RC. Au lieu de cela, ce chemin a été tracé grâce au travail mental et physique collectif organisé de centaines de milliers de personnes engagées dans la construction des RC.

Bien entendu, un parti révolutionnaire qui s’engage à fournir une analyse critique et une vision cohérente est un acteur majeur dans la promotion de cet exercice d’organisation stratégique contre les élites au pouvoir. Il doit soutenir les discussions des masses et œuvrer démocratiquement à la promotion de sa vision, tout en la critiquant ouvertement et en s’inspirant des actions du peuple. Les premières étapes évidentes sont désormais d’organiser le peuple et de construire un parti révolutionnaire. Cela signifie créer un modèle durable de prestation de services combiné à une vision critique guidée par l’objectif du contrôle communautaire des ressources, des services et de la prise de décision.

Muzan Alneel est une chercheuse socialiste soudanaise. Elle travaille sur la recherche en politique industrielle, est la cofondatrice du Centre ISTinaD et est chercheuse au Transnational Institute. Anne Alexander est l’auteur de Revolution is the Choice of the People : Crisis and Revolt in the Middle East (Bookmarks, 2022). Rania Obead est une militante soudanaise. Khalid Sidahmed fait partie du comité de rédaction de MENA Solidarity et est syndicaliste.

https://www.afriquesenlutte.org/

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31 janvier 2025 ~ 0 Commentaire

Afrique du Sud (AEL)

Patrice_Lumumba

Afrique du Sud, l’indignité d’une politique

Les autorités sud-africaines n’ont pas hésité à provoquer la mort de dizaines de personnes en assiégeant les mineurs clandestins.

« Vala Umgodi » est le nom du projet du gouvernement sud-africain. En langue nguni, cela signifie « boucher les trous » et dans la réalité le projet vise avant tout les mineurs illégaux qui continuent d’exploiter des mines ­abandonnées parce que jugées non rentables.

Affamer les mineurs

Les forces de police se sont positionnées à l’entrée de la mine aurifère de Stillfontein dans le but d’arrêter les mineurs clandestins depuis août 2024. Ils étaient plusieurs centaines. Elles ont ainsi empêché le ravitaillement en nourriture et en eau des mineurEs par les habitantEs des townships ­environnants afin de les obliger à sortir.

Par peur d’être arrêtés, mais aussi sous la menace des gangs qui contrôlent la mine, les « zama zamas » (« ceux qui tentent leur chance » en zoulou) sont restés bloqués pendant des semaines. Les volontaires sont descendus dans la mine et ont expliqué que les mineurs étaient désormais bien trop faibles pour remonter à l’aide des cordages comme ils en avaient l’habitude. Ils ont aussi demandé que les morts puissent être évacués. Ces demandes se sont heurtées à l’intransigeance des autorités expliquant que ce n’était pas à la police de récupérer « les dépouilles des criminels ».

Certains responsables de l’ANC ont parlé d’enfumer les mineurs, la porte-parole du gouvernement Khumbudzo Ntshavheni déclarait : « Nous allons les asphyxier, ils vont remonter. Les criminels ne doivent pas recevoir d’aide, ils doivent être persécutés ». Il a donc fallu une décision de justice pour obliger le gouvernement à mettre en place un système de sauvetage pour extraire les travailleurs qui sont dans un état de faiblesse extrême, le 13 janvier. Le bilan est terrible puisque l’on décompte 87 morts.

Politique anti-ouvrière

Préférant mener une politique libérale, les dirigeants de l’ANC sont incapables de répondre aux besoins sociaux des populations. Ils n’hésitent pas alors à utiliser des boucs émissaires comme les populations immigrées ou criminaliser ceux qui luttent.

Une stratégie qui n’est pas nouvelle, puisque déjà le gouvernement en 2012 avait traité de hors-la-loi les mineurs grévistes de Marikana, justifiant une répression faisant 34 morts.

Les caciques de l’ANC se réfugient derrière le respect de la légalité, comme le ministre des Mines, Gwede Mantashe, en affirmant : « C’est un crime contre l’économie, c’est une attaque contre l’économie », pour justifier cette politique indigne, alors que la plupart sont éclaboussés par des scandales de corruption et de détournement de fonds.

Les « zama zamas » sont avant tout des travailleurs pauvres qui tentent de récupérer quelques minerais pour faire vivre leur famille.

La seule solution qui vaille est de régulariser cette activité, ce que d’ailleurs beaucoup de pays africains ont fait. Cela aurait l’avantage de soustraire ces travailleurs aux mafias locales en favorisant leur auto-organisation.

Paul Martial

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30 janvier 2025 ~ 0 Commentaire

Philipines (Essf)

Philipines (Essf) dans Altermondialisme
« Faisons en sorte que la révolution démocratique du peuple réussisse ! » © Philippine Revolution Web Central

Au bout de plusieurs décennies, un mouvement insurrectionnel en perte de vitesse – Les maoïstes philippins sous pression

Après avoir été longtemps la force de gauche la plus puissante du pays, le Parti communiste maoïste des Philippines subit une érosion due à la répression et aux promesses d’amnistie faites par le gouvernement à ceux qui acceptent de se rendre. Les explications d’Alex de Jong.

Le Parti communiste maoïste des Philippines (CPP), qui se trouve à la tête de l’une des guérillas les plus anciennes au monde et compte des dizaines de milliers de membres, reste une référence pour une partie de la gauche radicale au niveau international.

La Ligue internationale de la lutte des peuples (ILSP), représentée aux États-Unis par des organisations telles que Bayan, définit sa ligne politique dans un cadre fixé par le CPP. Aux Philippines même, le CPP et le mouvement « national-démocratique » qu’il dirige demeurent la force dominante à gauche. C’est pourquoi l’évolution récente du parti est une question qui intéresse les socialistes internationalistes du monde entier.

Aussi longtemps que subsisteront une pauvreté de masse et un système politique ostensiblement dominé par les riches, les matériaux susceptibles d’alimenter un mouvement de guerilla seront toujours là.

Ces dernières années, il est apparu clairement que le PPC était soumis à une pression croissante. Après que l’alliance avec le président Rodrigo Duterte a volé en éclats en 2017, la répression violente exercée contre le parti, ses fronts de guérilla et ses partenaires légalement reconnus s’est intensifiée1. [Une stratégie gouvernementale combinant les opérations meurtrières et les incitations matérielles à l’abandon du mouvement a permis d’affaiblir l’insurrection. Fin 2022, Le décès de l’idéologue et président fondateur du parti, Jose Maria Sison, exilé aux Pays-Bas,a marqué une date symbolique. Plus significatif encore a été ce qui est arrivé à Benito et Wilma Tiamzon au mois d’août de la même année. Ce couple s’était radicalisé alors qu’ils étaient étudiants au début des années 1970 et l’un comme et lautre étaient devenus des militant.e.s de premier plan du PPC au cours des décennies qui ont suivi. En avril 2023, le parti a confirmé le fait qu’il et elle avaient été tués par l’armée quelque huit mois plus tôt. Au moment de leur mort, Benito Tiamzon était président du comité central et Wilma Tiamzon était la secrétaire générale. Un article paru sur le site d’information Rappler expliquait comment le couple avait été traqué par l’armée pendant des mois sur l’île de Samar, autrefois bastion du CPP et de sa branche armée, la Nouvelle Armée Populaire (NPA). Ils ne sont pas les seuls membres haut placés du CPP à avoir été tués ces dernières années. Moins de six mois auparavant, Ka Oris (Jorge Madlos), ancien commandant et porte-parole de la NPA, avait été tué. À la fin de l’année 2020, le corps d’Antonio Cabanatan a été retrouvé. Membre du comité exécutif du parti, Cabanatan était l’un des responsables de la funeste décision de boycotter les élections de 1986. Parmi les autres dirigeants du CPP-NPA tués ces dernières années figurent également des membres du comité central du parti et des commandants de haut rang de la NPA.

Des signes de recul

Pour des raisons évidentes, il est difficile de recueillir des informations sur la situation du CPP/NPA clandestin. Les déclarations du parti, formulées sous forme de slogans, ne sont pas très significatives : la révolution « avance à grands pas » et « la crise du système pourri ne cesse de s’aggraver », et il en est ainsi depuis des décennies. Les données recueillies par l’ONG Armed Conflict Location Event Data (ACLED) montrent une légère diminution des affrontements armés impliquant la NPA au cours de la période 2016-2023, mais ne précisent pas qui en est (ICG) à l’origine. Selon un rapportdu centre d’études et de recherches International Crisis Group, le nombre de personnes tuées dans le conflit est de l’ordre de quelques centaines par an, l’année 2024 étant probablement moins meurtrière que les précédentes. Ang Bayan, le journal du parti, présente des rapports détaillés sur les activités de la NPA. En additionnant les chiffres qui y sont donnés, on obtient un tableau assez semblable du nombre de pertes annuelles, la plupart des affrontements se déroulant dans un petit nombre de régions. Le parti affirme qu’il « érode » le potentiel militaire de l’État philippin, mais dans un pays de près de 120 millions d’habitant.e.s, où l’âge moyen est de moins de 26 ans et où le chômage est massif, l’armée peut facilement trouver de nouvelles recrues.

Globalement, la conclusion selon laquelle le parti a été affaibli par rapport aux dernières années de la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo, au cours de la première décennie des années 2000, se révèle inévitable. Ces années-là avaient vu une augmentation de l’activité de la NPA et un renforcement du parti au regard de la crise qu’il avait traversée dans les années 1990. À la suite de l’effondrement du régime de Ferdinand Marcos en 1986, lequel avait instauré la loi martiale en 1972, le parti a été pris par surprise par ce qui était à bien des égards une restauration de la « démocratie d’élite » de la période précédant Marcos. Les révélations sur la façon dont des centaines de camarades ont été torturé.e.s et tué.e.s lors de purges paranoïaques au cours des années 1980 ont mis à mal la confiance dans la capacité de la NPA à représenter une alternative2.

Derrière une façade d’unité idéologique monolithique, avec Sison comme figure d’autorité en toute chose, le CPP a toujours été un mouvement assez décentralisé dont les différentes expériences ont produit un certain pluralisme idéologique. Cette situation est devenue manifeste lorsqu’une période de débats intenses a débuté au sein du mouvement. Au début et jusqu’au milieu des années 90, les partisan.e;s de la ligne dure maoïste sont parvenus à y mettre un terme par des expulsions massives, qui ont conduit des unités entières du parti à annoncer qu’elles s’en séparaient. Une grande partie de la gauche philippine est née de ces scissions et désaffiliations. Lorsque le CPP est sorti de cette crise, il avait considérablement fondu. Extrêmement hostile aux autres composantes de la gauche, il a entrepris une campagne d’assassinats de « faux militants de gauche », notamment des responsables paysans qui avaient adopté une stratégie différente3 et des membres d’autres groupes révolutionnaires4[Bien qu’il ne soit plus jamais parvenu à se rapprocher de son plus haut niveau du milieu des années 1980, après avoir « réaffirmé » le maoïsme, le CPP, désormais plus homogènement stalinien et rigide sur le plan organisationnel, a été en mesure de récupérer une partie du territoire perdu au cours de la présidence d’Arroyo, qui devenait de plus en plus impopulaire.

En parcourant les écrits stéréotypés du parti, on constate que les déclarations du CPP ne laissent entrevoir que tout ne va pas pour le mieux. Au lieu des centaines de fronts de guérilla que le parti revendiquait dans les années 1980, les déclarations récentes font état de « plus de 110″ fronts de guérilla. En 2007, le parti avait fixé un délai de cinq ans pour que la lutte armée aboutisse à une « impasse stratégique », mais après avoir admis que l’objectif n’avait pas été atteint, aucun nouveau délai n’a été fixé, ce qui signifie que la guérilla se trouve dans la même phase qu’il y a quarante ans. Dans ses rapports, la NPA affirme avoir des « milliers » de combattants, mais selon les dires du gouvernement, la NPA ne compte plus que 1 500 combattant.e.s permanent.e.s. Les deux parties ont fait des déclarations trompeuses. Comme dans le passé, les deux parties ont déjà fait des déclarations douteuses, ces chiffres ne peuvent pas être acceptés sans réserve.

L’indication la plus claire que le parti est confronté à des difficultés a été son communiqué de 2023 à l’occasion de l’anniversaire de sa fondation. De telles déclarations sont censées donner une orientation générale pour l’année à venir. Le document de 2023 était quelque peu différent, car il annonçait un « mouvement de rectification » pour surmonter « les erreurs et les tendances négatives, les faiblesses et les lacunes ».  » Nombre de fronts de guérilla de la NPA ont stagné « , écrit le parti, et il y a eu de  » graves revers « . Ces revers sont imputés à des déviations de la ligne maoïste : Puisque la ligne est censée être correcte et les « conditions objectives » excellentes, les revers sont forcément le résultat d’une déviation par rapport au maoïsme. Par conséquent, la réponse aux difficultés du parti consiste à renforcer le maoïsme. Ce type de logique circulaire est bien connu au sein du parti. Le fait que le CPP qualifie cet appel de « mouvement de rectification » mérite cependant d’être souligné. Il n’a qualifié une campagne de « mouvement de rectification » qu’à deux reprises auparavant : lors de la fondation du parti à la fin des années 1960, lorsqu’il s’est séparé du Partido Komunista ng Pilipinas5, et lors de la campagne contre les dissident·es au milieu des années 1990. L’utilisation de l’expression « mouvement de rectification » témoigne de la gravité du problème.

Un paysage en mutation

Comment le mouvement en est-il arrivé là ? Une partie de la réponse réside dans le fait que le cours suivi par le parti sur le long terme depuis le début des années 1990 a été un mouvement de déclin, même si, comme nous l’avons vu, ce recul n’a pas été constant. Le parti est profondément attaché à une perception de la société philippine comme étant non pas capitaliste, mais « semi-féodale ». Le problème fondamental du pays, affirme le parti, est « l’exploitation semi-féodale » à la campagne, c’est-à-dire une exploitation qui ne passe pas par l’exploitation d’une main-d’oeuvre salariée, « libre », mais qui repose sur la coercition directe. L’archétype de cette exploitation est le métayer, qui vit et travaille sur des terres appartenant à un propriétaire et qui est contraint de lui remettre une grande partie de sa récolte et d’effectuer des travaux non rémunérés pour lui. De cette lecture, le parti déduit de manière mécanique et directe que la lutte révolutionnaire consiste fondamentalement à mener une guérilla qui s’appuie sur la paysannerie.

Quel que soit le bien-fondé de son analyse pour les Philippines du milieu du vingtième siècle ou même des années 1980, elle se heurte de plus en plus à la réalité. Bien que l’économie philippine reste largement basée sur l’agriculture et l’exportation de produits agricoles, les rapports de production ont changé de manière significative depuis la fondation du CPP. Parmi les  » opérateurs agricoles « , le statut de métayer est passé de plus d’un tiers dans les années 1960 à seulement 15 % il y a déjà une dizaine d’années. La proportion de personnes qui travaillent comme paysans a diminué de moitié au cours de la même période6. [Les travailleuses et travailleurs salariés des secteurs formel et « informel » constituent aujourd’hui la majorité de la population active. La paysannerie a diminué en proportion de la population active et en termes d’importance pour la production économique. D’autre part, le secteur des services a connu une croissance rapide, ce que n’avaient pas prévu les maoïstes, qui supposaient que le développement économique emprunterait nécessairement la voie de l’industrialisation, qu’ils considéraient comme bloquée par l’impérialisme. Mais en 2020 encore, Sison déclarait qu’aucun changement « qualitatif » ne s’était produit depuis les années 1960, ni d’ailleurs depuis la période du colonialisme américain. Le programme du CPP est de moins en moins pertinent, mais le parti a passé des décennies à dénoncer ceux qui ne partagent pas son point de vue selon lequel les Philippines sont une société non capitaliste et semi-féodale.

Le dogmatisme théorique va de pair avec des embardées dans la pratique. La plus spectaculaire d’entre elles a été la tentative du parti, en 2016, de forger une alliance avec le président récemment élu, M. Duterte. Lorsque Duterte a été élu, il était inconnu sur le plan politique pour la plupart des gens, mais pas pour le PPC. Pendant des décennies, Duterte avait été à la tête de Davao City, la ville la plus importante du sud du pays, où il entretenait une relation mutuellement bénéfique avec le parti. Duterte avait adopté une approche non interventionniste à l’égard des clandestins qui, en retour, ne troublaient pas la paix dans « sa » ville de Davao et fermaient les yeux sur l’utilisation d’un escadron de la mort comme outil de lutte contre la criminalité. Duterte, bien évidemment, a mis en place cet instrument à l’échelle nationale, ce qui s’est traduit par des milliers d’assassinats. Cela n’a pas fait obstacle à une période de lune de miel entre le président et le parti. Le premier signal indiquant que le mouvement étendrait son alliance avec Duterte au-delà de Davao a été donné par les déclarations de Sison. Sison a en effet annoncé que la présidence de Duterte serait bénéfique pour « l’unité nationale », et Duterte a proposé aux maoïstes des postes ministériels. Le CPP a poliment proposé à plusieurs de ses partenaires légallement reconnus d’occuper ces postes. L’une d’entre eux, Liza Maza, a continué à occuper un poste ministériel auprès de Duterte jusqu’en août 2018. Par la suite, Liza Maza est devenue secrétaire générale de l’ILSP.

Une photo datant de septembre 2016 illustre bien l’évolution des relations. Prise le 26 septembre dans la salle à manger d’apparat du palais présidentiel de Malacañang, elle montre Duterte en compagnie de membres de son équipe de négociation et de celle du Front national-démocratique ( FND), l’étiquette utilisée par le CPP pour mener à bien ses activités diplomatiques. Les sourires emplissent la pièce, Duterte lève le poing avec les représentant.e.s du FND. À ses côtés, Luis Jalandoni, l’actuel président du FND, ainsi que Wilma et Benito Tiamzon. Ces deux derniers avaient été libérés le mois précédent. Au cours des mois suivants, les relations se sont détériorées et, en février 2017, le cessez-le-feu entre le gouvernement et la NPA a été rompu.

Avec le recul, on ne voit pas très bien ce que le CPP pensait tirer de cette tentative d’alliance. Tant que Duterte n’était qu’une figure régionale, les relations amicales avec le CPP étaient à son avantage, car cela garantissait qu’ils ne l’importuneraient pas. Mais dès qu’il est devenu président, cette possibilité n’a plus existé. C’est probablement Sison, en sa qualité de président du groupe d’experts du FND, qui a soutenu avec le plus d’enthousiasme l’idée de transformer les relations existantes avec Duterte en une alliance nationale. Pendant des mois, le FND a continué à discuter de réformes profondes avec un gouvernement qui n’a jamais eu l’intention de les mettre en œuvre. De toute évidence, Sison a surestimé l’influence qu’il exerçait sur Duterte, qui avait été autrefois un de ses étudiants.

Un avenir incertain

Les déclarations du CPP sont répétitives, mais les déclarations du gouvernement philippin prédisant la défaite imminente de l’insurrection le sont tout autant. Aussi longtemps que subsisteront une pauvreté de masse et un système politique ostensiblement dominé par les riches, les matériaux susceptibles d’alimenter un mouvement de guerilla seront toujours là. Hormis un recul important pendant le COVID, l’économie philippine a connu une forte croissance au cours des dernières années, notamment grâce à l’essor du secteur des services. Mais cette croissance n’a guère profité aux pauvres du pays, en particulier dans les campagnes reculées. Après six décennies, le CPP ne va pas disparaître soudainement.

Lorsque le cessez-le-feu a été rompu, le parti a semblé retourner à la normale. Il y a cependant une différence. Sous Duterte, le gouvernement n’a pas seulement relancé le recours à la répression meurtrière et à la chasse aux activistes de terrain, marqué.e.s comme « rouges », il les combine désormais avec des mesures de grâce et d’aide financière pour les rebelles qui se rendent, ainsi qu’avec un soutien aux communautés qui abandonnent le soutien qu’elles apportaient jusqu’alors à la NPA. Le gouvernement actuel de Marcos Jr poursuit cette politique. Il est évident que le gouvernement gonfle l’ampleur et le succès de ce programme, mais l’utilisation de la « carotte et du bâton » n’est pas sans succès. À propos de la répression réussie d’une rébellion menée par les communistes dans les années 1950 aux Philippines, Edward Lansdale, expert en contre-insurrection de la CIA, disait qu’une promesse qui semble crédible était plus importante qu’un changement réel. Selon le rapport déjà évoqué de l’ICG, « les rebelles se sont retrouvés de plus en plus à la dérive et sur la défensive. Les arrestations et les redditions de combattants se sont succédé à un rythme soutenu ».

Les difficultés du CPP et du bloc d’organisations sociales qui reprennent sa ligne politique ne se développent pas dans un isolement total par rapport au reste de la gauche. Le mouvement dirigé par le CPP reste la force la plus puissante de la gauche philippine. Et si la répression se concentre sur le CPP, elle ne s’y limite pas. Plusieurs membres de la section philippine de la Quatrième Internationale, le RPM-M, ont également été tués, par exemple.

La société philippine est en train de changer, l’urbanisation progresse et la composition des classes laborieuses se transforme. La gauche doit avoir la volonté de rompre avec les vieux dogmes et les vieilles divisions et de faire face à de nouvelles questions telles que la crise climatique. Il est peu probable que le PPC y parvienne, mais il y a, surtout dans sa périphérie « émergée », beaucoup de jeunes militant.e.s dévoué.e.s qui sont plus motivé.e.s par le désir de changer la société que par le dogme maoïste. Mais pour l’instant, c’est la droite qui domine, comme le montre la popularité de Duterte dans le passé et du président Marcos Jr aujourd’hui. Lors des élections de 2022, Leody de Guzman, du parti socialiste Lakas ng Masa, s’est présenté à l’élection présidentielle avec pour colistier le célèbre militant et universitaire Walden Bello. La campagne a ouvert une nouvelle voie, puisqu’il s’agissait de la première campagne présidentielle ouvertement socialiste de l’histoire des Philippines, mais avec 0,17 % des voix, le résultat a déçu les militant.e.s. Un nouveau pôle d’attraction de gauche reste à construire.

Publié par Tempest le 2 janvier 2025, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro

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30 janvier 2025 ~ 0 Commentaire

Hnalaïne Uregei (NPA)

Crédit Photo Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)

Hnalaïne Uregei, ton combat continue!

C’est de nouveau un militant indépendantiste Kanak éminent qui est parti, le samedi 25 janvier 2025. Un peu plus de deux ans après son frère, Louis Kotra Uregei, dont nous saluons la mémoire, Hnalaïne Uregei nous a quittés à près de 70 ans. Nous exprimons notre amitié et nos condoléances à sa famille et à ses camarades de combat.

Très jeune, Hnalaïne Uregei avait participé aux Foulards Rouges qui réanimaient sur l’archipel le combat indépendantiste lors de la grande vague mondiale de 1968. Avec son frère il a mené la création de l’Union Syndicale des Travailleurs Kanak et des Exploités (USTKE) en 1981.  En 1984, il devenait le premier représentant du FLNKS à Paris, où, avec Jean Marie Tjibaou, il rencontrait la LCR -  souvent les combats de Hnalaïne Uregei et les nôtres se sont mêlés. L’USTKE (Union Syndicale des travailleurs Kanak et des Exploités), fondée en 1981, a toujours été le fer de lance du combat indépendantiste, menant des mobilisations offensives, et a souvent été en butte à la répression coloniale.

Militant intransigeant face aux compromissions, rivé sur l’objectif de l’indépendance, il était un internationaliste convaincu et aussi un ami, entre autres, de notre camarade Alain Krivine.

CherEs camarades et amiEs recevez toutes nos pensées solidaires dans ces jours de deuil,

Montreuil, le 29 janvier 2025

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30 janvier 2025 ~ 0 Commentaire

USA (Solidarity)

USA (Solidarity) dans A gauche du PS
El Gran Paro Americano (la grande grève américaine), Los Angeles, le 1er mai 2006, lorsque plus d’un million d’immigrant·es et leurs sympathisant·es ont protesté contre un projet de loi anti-immigrants au Congrès. De grandes manifestations ont eu lieu à Chicago, New York, Houston et dans de nombreuses autres villes. Le projet de loi n’a pas abouti.

États-Unis : Défendons les immigré·es !

Le futur président Donald J. Trump a appelé au « plus grand programme de déportation de l’histoire américaine ». Il s’agit d’une crise sur plusieurs fronts pour des millions d’immigré·s et leurs familles, d’autant plus que Trump a élargi la catégorie des personnes « expulsables ». Il a même menacé de passer outre la Constitution américaine et de mettre fin à la citoyenneté de naissance, qui a été ajoutée à la Constitution après l’abolition de l’esclavage.

Trump diabolise les immigrant·es, affirmant qu’ils empoisonnent, volent, assassinent et prennent les ressources des citoyens. Si les immigrant·es ont quitté leur pays pour diverses raisons, les récits révèlent le désespoir de ceux qui fuient la guerre, la violence, la pauvreté et les catastrophes climatiques.

De nombreux·ses Américain·es pensent que les immigré·es sans papiers devraient être expulsé·es parce qu’ils se sont faufilés hors de la file d’attente pour demander l’asile. Mais il n’y a pas de file d’attente ordonnée ! Le système est cassé, délibérément.

D’autres peuvent être gêné·es par le fait que le pays se diversifie de plus en plus. En 1965, moins de 5 % de la population était née en dehors des États-Unis, contre 15 % aujourd’hui. En outre, près de 90 % des immigrant·es proviennent de pays non européens. Ce pays a eu des frontières ouvertes pendant la majeure partie de son histoire, mais lorsque des Chinois ont été recrutés pour construire le chemin de fer transcontinental, des lois d’exclusion ont été mises en place.

Revendiquant un mandat, l’administration Trump mettra en œuvre une politique anti-immigration sévère dès le premier jour. Bien que les nouveaux responsables n’aient pas fixé d’objectif quant au nombre de personnes qu’ils prévoient d’expulser au cours de la première année, Stephen Miller, le chef de cabinet adjoint de Trump chargé de la politique, parle avec fermeté de fermer la frontière et de procéder à des déportations massives. Cela ne peut se faire qu’en annulant les différentes catégories dans lesquelles la plupart des immigré·es sans papiers bénéficient d’une protection minimale.

Trump utilisera également le commerce comme monnaie d’échange. Sa menace d’imposer des droits de douane de 25 % sur les produits mexicains et canadiens est sa première tentative pour effrayer les autorités canadiennes et mexicaines et les forcer à patrouiller à leur frontière avec les États-Unis. Un mois avant l’investiture de Trump, le gouvernement canadien a proposé 1,3 milliard de dollars canadiens (913,05 millions de dollars) pour renforcer la sécurité à la frontière, afin de se prémunir contre l’augmentation des droits de douane proposée. (Alors qu’un million de personnes tentent de franchir la frontière sud chaque année, moins de 20 000 franchissent la frontière nord). Pourtant, M. Trump continue d’exacerber la rhétorique en demandant que le Canada devienne le 51e État.

Aujourd’hui, sur les plus de 40 millions de résidents qui ont immigré aux États-Unis, environ 11 millions sont sans papiers. Sur ces 11 millions, près de 90 % travaillent, ce qui représente près de 5 % de la main-d’œuvre totale. De nombreux employeurs et secteurs d’activité cherchent déjà des « solutions de contournement » pour leurs employés, mais il existe un risque évident de lier les immigrant·es à un employeur spécifique.

Et malgré tous les discours sur la fermeture des frontières, deux tiers des 11 millions sont arrivés avec un visa d’étudiant, de travail ou de touriste et ont dépassé la durée de leur séjour.

L’héritage Biden

Alors que Trump a dénoncé le bilan de Biden en matière d’expulsions, la réalité est que Biden a expulsé plus de personnes chaque année de sa présidence que Trump. Au cours du premier mandat de Trump, environ 1,2 million de personnes ont été rapatriées.

Au début de la pandémie de grippe aviaire, Trump a ressuscité le titre 42 pour des raisons de santé, mettant fin à toute possibilité d’asile. Cet ordre général a été en vigueur de mars 2020 à mai 2023, chevauchant les administrations Trump-Biden. En fait, sur les 4 677 540 rapatriés sous Biden, 2 754 120 étaient en réalité exclus en vertu du Titre 42. Néanmoins, c’est Obama qui détient le titre de « Déporteur en chef » pour avoir déporté près de trois millions de personnes au cours de son premier mandat et près de deux millions au cours de son second mandat, pour un total d’un peu moins de cinq millions au cours de ses huit années de mandat.

Alors que l’administration Obama s’est concentrée sur l’expulsion des immigrants qui avaient été condamnés pour un crime, Trump a élargi le champ d’action à tous les immigrants sans papiers. Actuellement, environ 40 000 immigrant·es sont en détention, dont près de 80 % sont hébergés dans des prisons privées (principalement au Texas, dans le Mississippi ou en Californie). Thomas Homan, nommé par Trump pour être en charge de la sécurité des frontières, explique que l’administration commencera par déporter les « criminels ». En réalité, selon des chiffres récents, pas plus de 20 à 33% des personnes déportées sont condamnées pour un quelconque crime.

Si, sur le papier, la politique américaine professe des valeurs humanitaires, la nécessité de réunir les familles et encourage l’emploi, le système d’immigration n’a pas été mis à jour pour faire face à la nouvelle réalité des réfugié·es. Voici un aperçu de certaines de ces réalités.

Environ 1,6 million de demandeur·ses d’asile attendent que leur dossier soit examiné. Le temps d’attente moyen est de 4,3 ans. En vertu du droit international, l’asile devrait être accordé à ceux qui craignent de subir un préjudice crédible de la part de l’État s’ils sont renvoyés dans leur pays, mais le gouvernement américain rejette la plupart des demandes d’asile. En 2020, par exemple, l’administration Trump n’en a approuvé que 15 000.

Trois à quatre millions d’autres immigrant·es sont également en attente d’une audience. Lorsque les services de l’immigration et des douanes (ICE) jugent que ces personnes sont en sécurité, ils les remettent à leur famille ou les obligent à s’inscrire à des programmes de surveillance. Développés par l’industrie pénitentiaire privée, ces programmes comprennent les SmartLINKS et les moniteurs de cheville et de poignet.

Au moins 700 000 citoyen·nes de 17 pays différents ayant connu des guerres ou des catastrophes environnementales ont obtenu un statut de protection temporaire (TPS). Ce statut, d’une durée de six à dix-huit mois, est souvent renouvelé. Les demandeurs bénéficiant du TPS reçoivent un permis de travail et sont protégés contre l’expulsion. Si le secrétaire à la sécurité intérieure décide de ne pas renouveler le TPS pour un pays donné, les personnes concernées retrouvent leur statut antérieur. Quatorze des 17 pays devaient faire l’objet d’un renouvellement en 2025, mais M. Biden a reporté la date limite à 2026. Trump a qualifié plusieurs de ces pays, dont Haïti, de « pays de merde ».

Environ 530 000 jeunes sans-papiers qui sont arrivé·es aux États-Unis lorsqu’ils ou elles étaient enfants ont bénéficié d’une protection temporaire dans le cadre du programme DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals, Action différée pour les arrivées d’enfants). Cette politique a été mise en œuvre par l’administration Obama en juin 2012 après plusieurs sit-in et manifestations impressionnants de jeunes immigrés. Comme le TPS, elle fournit une autorisation de travail et protège les bénéficiaires de l’expulsion. Pourtant, les bénéficiaires du DACA n’ont pas de statut légal ni de voie d’accès à la citoyenneté. En fait, il y a jusqu’à trois millions de « Dreamers » qui n’ont pas déposé de demande alors que le DACA acceptait encore des candidats. Bien que ce programme soit populaire auprès d’une majorité d’Américains, il pourrait être supprimé par une décision de la Cour suprême ou par Trump.

Déjà 1,3 million de personnes ont reçu des mesures d’éloignement, mais leur pays n’a pas accepté leur retour. L’équipe de Trump s’efforce de trouver des pays tiers disposés à les accueillir.

Le plan de l’administration entrante ciblera probablement les hommes immigrés – de préférence célibataires – dans les villes où ils peuvent être arrêtés et expulsés : Chicago, Denver, Houston, Los Angeles, Miami, New York, Philadelphie et Washington. L’objectif est de les expulser rapidement avant qu’ils ne puissent faire l’objet d’une action en justice. En 2013, l’ACLU a rapporté que 83 % des personnes expulsées n’avaient pas vu leur affaire entendue par un juge.

Mais même si l’administration Trump ne peut pas expulser toutes les personnes arrêtées, le gouvernement pourrait les retenir en développant rapidement le « soft housing » : Un ancien fonctionnaire a déclaré qu’ils pourraient préparer 25 grands magasins fermés avec des lits de camp, des Port-a-Potties et un approvisionnement alimentaire de base dans les 90 jours. Le gouvernement du Texas a déjà offert 70 terrains de football pour ce type d’hébergement.

Un autre problème auquel se heurte un plan d’expulsion gouvernemental est que les 4,6 millions d’immigrés sans papiers vivent dans des familles à « statut mixte ». Comme certains de leurs membres sont citoyens américains, ces familles ont plus de chances de contester l’expulsion. Une étude portant sur les communautés ayant subi des perquisitions massives sur leur lieu de travail a révélé un traumatisme important au sein de la communauté. Mais la réponse de Tom Homan à une question de CBS News sur la possibilité de procéder à des expulsions massives sans séparer les familles a été froide : « Les familles peuvent être expulsées ensemble ».

Le Conseil américain de l’immigration a estimé que « l’arrestation, la détention, le traitement et l’expulsion d’un million de personnes par an » coûterait 88 milliards de dollars par an. Le Conseil conclut également que les déportations massives réduiraient le PIB américain de 4,2 à 6,8 %, soit de 1,1 à 1,7 billion de dollars (en dollars de 2022) par an. (Le comité éditorial du New York Times a publié un long article soulignant que l’économie américaine a besoin de 1,6 million d’immigrant·es par an pour maintenir sa croissance économique. Il concentre ses suggestions sur un processus ordonné par lequel le monde fournirait aux États-Unis ses membres les plus jeunes et les plus résistants. Les rédacteurs du Timesont commencé l’article en appelant à un renforcement de la « sécurité » aux frontières).

D’après ce que nous savons des précédentes déportations massives dans les années 1930 et 1950, certains immigrant·es se sentiront si peu sûrs d’eux qu’ils s’expulseront d’eux-mêmes. Le Conseil américain de l’immigration estime que l’auto-déportation représente environ 20 % du total, mais je pense que le chiffre pourrait être beaucoup plus élevé – plus proche de 75 %. Une grande partie de la rhétorique de Trump à l’encontre des immigrés pourrait viser à les effrayer pour qu’ils partent.

La menace

Voici quelques-uns des moyens utilisés par le projet 2025 pour mettre en place un plan de déportation :

• La mise en place d’une machine à expulser à l’échelle nationale : Le projet prévoit d’autoriser l’ICE à recourir à l’« expulsion accélérée » contre les immigré·es trouvé·es n’importe où dans le pays. Outre les descentes sur les lieux de travail, il permettrait des descentes dans les écoles, les hôpitaux et les institutions religieuses. L’administration tentera d’utiliser l’Alien Enemy Act de 1798 pour mener à bien son projet, une absurdité puisque les États-Unis ne sont en guerre avec aucun autre pays et qu’il n’y a donc pas d’« étrangers ennemis ». Trump a également laissé entendre qu’il pourrait déclarer une urgence nationale.

• Militarisation des frontières : Le projet 2025 prévoit « l’utilisation de personnel et de matériel militaires » pour empêcher les passages aux frontières. Cela signifie davantage de surveillance et de murs. (Pour 2025, l’ICE dispose d’un budget de 350 millions de dollars, soit 30 millions de plus que l’année précédente. Mais ce budget est insuffisant pour le projet de Trump).

• L’expansion des centres de « détention » des immigrant·es : Le projet prévoit de plus que doubler le nombre d’immigré·es détenu·es alors qu’ils/elles sont menacé·ees d’expulsion. Actuellement, environ 50 000 d’entre eux et elles sont emprisonné·es, la plupart dans des centres privés, d’autres dans des prisons.

• Élimination de programmes : tels que les Programmes de Statut de Protection Temporaire pour les personnes venant de pays où il y a une catastrophe naturelle ou un conflit armé. Établi par le Congrès en 1990, il légalise actuellement le statut de personnes originaires de 16 pays différents pour une période de temps spécifique et renouvelable.

Les groupes les plus importants sont les suivants : 350 000 Vénézuélien·nes, 200 000 Haïtien·nes et 175 000 Ukrainien·nes. Ces personnes ont un statut légal et peuvent travailler tant que le programme est renouvelé. Trump a tenté de se débarrasser du programme au cours de son premier mandat, mais il en a été empêché par une action en justice de l’ACLU. Il ne fait aucun doute qu’il essaiera à nouveau. Le programme DACA pourrait être une autre cible. D’autres programmes pourraient être renforcés, comme les visas H-B1 qui permettent l’entrée de travailleurs étrangers qualifiés, les visas H-B2 qui couvrent les travailleurs à bas salaire, en particulier les travailleurs agricoles et les travailleurs de l’industrie hôtelière (tels que ceux utilisés par les entreprises Trump), ou les visas de regroupement familial. Des factions des partisans MAGA de Trump se disputent le programme HB-1.

• Rendre obligatoires les programmes de vérification du travail: Le projet 2025 étendrait E-Verify, un système mal organisé destiné à prouver que les employés ont le droit de travailler aux États-Unis. Les secteurs de l’agriculture, de la construction et de l’hôtellerie dépendent de la main-d’œuvre immigrée et cherchent déjà des exceptions pour pouvoir continuer à fonctionner.

• L’enchevêtrement des contrôles locaux et fédéraux : Le projet 2025 appelle à l’extension de la participation des polices locales et d’État à l’application des lois fédérales sur l’immigration. Ceux qui s’y refusent risquent de se voir refuser tout financement fédéral, y compris pour les écoles qui enregistrent et éduquent les enfants d’immigrés. Les villes, comtés et États « sanctuaires » qui coopèrent peu avec l’ICE seront sans aucun doute visés.

Que pouvons-nous faire ?

Il existe un certain nombre d’organisations et de syndicats dans tout le pays qui œuvrent depuis des années pour la justice envers les immigré·es. Les socialistes peuvent contribuer à la mise en place de campagnes de soutien à celles et ceux qui ont fui leur pays à cause de la guerre, de la violence – notamment sexuelle -, du manque de travail ou des ravages du changement climatique.

En particulier depuis que la communauté immigrée s’est mobilisée pour rejeter le projet de loi Sensenbrenner, entre 2006 et 2008, les syndicats soutiennent de plus en plus les droits des immigré·es. Les syndicats qui comptent un nombre important de travailleur·ses immigré·es sont notamment SEIU, HERE et UE, et ils ont aidé l’AFL-CIO à les soutenir également. Comme l’a fait remarquer Liz Shuler, présidente de l’AFL-CIO, « Un·e immigré·e ne s’interpose pas entre vous et un bon emploi, c’est un milliardaire qui le fait. C’est un milliardaire qui le fait ».

Les délégations syndicales au Congrès ont insisté sur le fait que la frontière est une distraction par rapport aux problèmes du lieu de travail. Elles soulignent que tous les travailleurs, quel que soit leur statut en matière d’immigration, devraient avoir accès à la pleine protection des lois sur le travail et l’emploi. C’est l’absence d’une telle protection qui crée une « économie souterraine », source d’exploitation et de conditions de travail dangereuses pour ceux qui n’ont pas de statut légal.

Voici quelques suggestions sur la manière dont nous pouvons protéger les personnes sans statut légal :

Les campagnes doivent indiquer clairement aux fonctionnaires que nous nous opposons à ce que les gouvernements locaux et nationaux collaborent avec les autorités fédérales pour mettre en œuvre leurs plans d’expulsion.

Nous devons soulever l’injustice du système d’immigration, qui est conçu pour « échouer », dans nos syndicats et nos organisations communautaires. Cela signifie des discussions individuelles, en soulevant la question de manière concrète lors de réunions et de conférences.

Début janvier, Labor Notes a organisé une réunion en ligne pour les syndicalistes, à laquelle ont participé plus de 200 personnes. Un article citait cinq façons d’aider les membres et incluait le guide du National Immigration Law Center à l’intention des employeurs pour prévenir la persécution des travailleurs, qui suggérait des demandes contractuelles concrètes que le syndicat pourrait proposer. Contrairement à la diabolisation des immigré·es par Trump, notre message de solidarité considère que nos voisins et nos collègues contribuent à construire une société plus forte et plus saine. Ils ont fui des conditions difficiles, souvent à cause des politiques de Washington.

Dans nos communautés, nous devons trouver des moyens de faire savoir aux sans-papiers que nous les soutenons.
Cela peut prendre la forme de « veilles communautaires », en s’assurant que leurs enfants sont protégés, et d’autres méthodes d’accompagnement.

Publié le 14 janvier 2025 par Solidarity

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