Henri Wilno – Pourquoi ce film centré, comme son titre l’indique, autour du « réveil ouvrier » en Asie ? Cela tranche avec les descriptions misérabilistes qui présentent les travailleurs d’Asie comme une masse exploitée sans grande perspective… Michaël Sztanke –L’idée était de faire un documentaire au plus près des ouvriers pour montrer le développement d’une conscience de leurs propres intérêts, notamment en Chine. Dans ce pays, il y a un changement de mentalité chez les ouvriers : ils prennent conscience qu’ils ont des droits qui doivent être respectés. Malgré un régime répressif qui refuse toute perspective d’un mouvement ouvrier indépendant, il y a un début d’organisation des ouvriers de base surtout dans le sud de la Chine. Ils sont souvent aidés par des avocats, des ONG plus ou moins clandestines ou basées à Hong Kong.Les jeunes ouvriers, nés dans les années 90, n’ont pas le même rapport à l’entreprise et au travail que leurs parents. Ceux-ci étaient arrivés des campagnes et sont restés des déracinés, isolés en permanence, avec comme projet de retourner dans leurs campagnes. Les jeunes, eux, viennent en ville pour rester : ils se considèrent comme des urbains, leur avenir est là et ils veulent améliorer leurs conditions de vie et de travail. Il faut noter aussi l’importance d’internet et des smartphones : ces jeunes sont connectés et s’envoient des messages en permanence, ils échangent ainsi des informations sur ce qui se passe dans les différentes usines.
C’est un facteur d’optimisme ; on entre clairement dans une nouvelle phase du mouvement ouvrier chinois après les réformes économiques et la forte croissance de la production : celle de la construction de l’autonomie ouvrière et de la formation d’organisations qui représentent ces ouvriers. Cette étape s’accompagne d’interrogations sur les formes d’organisation à développer : faut-il construire des syndicats indépendants ou bien réformer les syndicats officiels de l’intérieur ? Certains pensent que cette deuxième option serait plus efficace et présenterait moins de risque de répression Ceci dit, la Fédération syndicale chinoise reste étroitement subordonnée au régime.
On peut être étonné que l’avocat « aux pieds nus » de Shenzhen présenté dans le film semble agir pratiquement au grand jour pour organiser des syndicalistes.
Dans le cadre du système répressif, il y a des « zones grises ». Des choses peuvent être tolérées pendant un temps mais la situation peut se retourner du jour au lendemain. Les autorités locales peuvent alors se durcir : fermer les locaux utilisés, fermer des cabinets d’avocat, voire emprisonner ceux-ci. En fait, tant qu’il n’y a pas d’effet « boule de neige », il y a une certaine tolérance. La répression arrive quand les autorités jugent que ces initiatives ont trop d’écho, quand des grèves ou des émeutes éclatent.
En fait, le premier objectif poursuivi par ces initiatives est d’aider les ouvriers à obtenir de vraies négociations collectives sur leurs revendications. La grève vient ensuite s’il y a refus des patrons. Parfois, ceux-ci font alors des concessions : des grèves sont, à des degrés divers, victorieuses. Parfois, avec l’assistance de la police, les patrons choisissent la répression en visant les leaders ouvriers, licenciés, voire emprisonnés. L’attitude des autorités n’est pas tout fait la même quand il s’agit d’entreprises étrangères ou chinoises (d’État ou privées). Dans les entreprises chinoises, la répression arrive plus vite. Il y a plus de marge (au départ des mouvements, tout au moins) dans les entreprises étrangères.
À propos des entreprises étrangères, on peut s’interroger sur l’impact sur la situation des ouvriers des initiatives prises dans le cadre de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) et aussi des contrôles chez les sous-traitants. Disons que ça ne peut pas faire de mal, mais que l’efficacité réelle est limitée : les inspecteurs annoncent souvent leur passage à l’avance, ils peuvent être corrompus, etc.
Le film porte aussi sur le Cambodge et le Bangladesh. Au Bangladesh, un dirigeant syndical dit que comme les syndicats ne peuvent agir dans les entreprises, il y a des mouvements ouvriers spontanés. C’est ce qui est en train de se passer en ce moment ?
C’est exactement ça. Le secteur textile est le fer de lance des exportations du Bangladesh. Le gouvernement fait tout pour y attirer les investissements étrangers ou développer la sous-traitance en tirant profit de la hausse du coût du travail en Chine. Et ça marche ! Dans ce cadre, les syndicats sont interdits d’entrée dans les usines textiles. Quand la situation devient insupportable, les ouvriers se révoltent et manifestent, comme c’est le cas ces dernières semaines.
La liberté syndicale a l’air plus grande au Cambodge, mais cela n’a pas l’air d’effrayer beaucoup les investisseurs étrangers…
Le Cambodge est encore un cas différent. Il y a pléthore de syndicats, ils sont divisés et pas assez représentatifs des ouvrières. Ces femmes viennent des campagnes, elles travaillent dur, envoient de l’argent chez elles et n’ont pas spontanément confiance dans les syndicats qui sont animés par des hommes. Les syndicats organisent des mobilisations, qui peuvent remporter quelques succès. Mais les investisseurs chinois (qui délocalisent au Cambodge pour payer des salaires plus faibles), sud-coréens, taïwanais, savent qu’ils sont en position de force, car des masses de gens sont prêts à prendre les places.
En 2006, vous avez publié avec Aurore Merle un livre sur les étudiants chinois. En 1989, ceux-ci ont joué un rôle important. Que peut-on dire sur les aspirations des étudiants chinois maintenant ?
En-dehors des enfants des privilégiés, s’ils sont à l’université, c’est parce que leurs familles se sont saignées pour qu’ils y accèdent. Certes, certains sont critiques vis-à-vis du gouvernement, mais la plupart n’aspirent qu’à réussir individuellement. Les études commerciales, la gestion et l’informatique sont valorisées. Ils souhaitent souvent poursuivre leurs études à l’étranger pour éventuellement revenir en Chine en « conquérants ». On est effectivement loin de 1989, d’autant qu’ils savent que la répression a été dure. Certains commentateurs pensent que l’avenir de la Chine dépend des « classes moyennes ». En fait, le futur du pays dépend aussi beaucoup des ouvriers et du développement de leur organisation. Enfin, il faut noter la prégnance du nationalisme en Chine, pas seulement chez les étudiants, mais aussi chez les ouvriers : on peut critiquer durement le gouvernement mais pas la Chine…
Propos recueillis par Henri Wilno SZTANK Michaël, WILNO Henri 10 octobre 2013
Entretien. Michaël Sztanke est grand reporter et réalisateur de films documentaires. Sa dernière production, Asie, le réveil ouvrier [1], porte sur trois pays d’Asie (la Chine, mais aussi le Cambodge et le Bangladesh) et montre des travailleurs en mouvement, qui prennent conscience de leurs propres intérêts et s’organisent. Michaël Sztanke publiera en janvier prochain un livre sur un militant syndical chinois Han Dongfang, mon combat pour les ouvriers chinois (éditions Michel Lafon) sur lequel nous reviendrons.