05 octobre 2024 ~ 0 Commentaire

Portugal (Contretemps)

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Portugal, 1974-1975 : hériter d’une révolution incomplète

Passage obligé pour tout événement révolutionnaire, les commémorations qui l’accompagnent mettent à jour les tensions qui entourent sa mémoire. On songe, bien sûr, à la Révolution française et son bicentenaire tonitruant ou encore à la Commune de Paris, dont le 150e anniversaire a été l’occasion pour de nombreuses personnalités politiques de se positionner pour ou contre l’insurrection populaire malgré le temps qui les en séparait. Cette année a ainsi été l’occasion de fêter le cinquantenaire de la Révolution des Œillets qui a permis de faire tomber une dictature vieille d’un demi-siècle. Le sociologue Ugo Palheta, auteur d’un ouvrage sur le sujet paru aux Éditions sociales, s’interroge dans cet article sur les diverses manières d’hériter d’un tel événement pour que sa part tumultueuse perdure malgré les récupérations et les dévoiements.

On a commémoré il y a quelques mois, au Portugal et bien au delà, les 50 ans du 25 avril 1974. Ce jour qui a signé la fin d’une dictature presque cinquantenaire a également été l’amorce d’un processus révolutionnaire qui a duré 19 mois, jusqu’au 25 novembre 1975. Les commémorations sont à l’évidence des moments de célébration. Non moins évident est le fait qu’il n’y a pas — et ne peut y avoir — de consensus sur l’objet même de telles célébrations. Ce que l’on célèbre dans une révolution, comme la signification même que prend le mot « révolution », est toujours un enjeu de luttes — en témoignent les publications récentes du livre collectif Une histoire globale des révolutions et de Révolution de l’historien Enzo Traverso. Ces luttes mémorielles ont à voir avec les luttes de classe qui ont eu pour théâtre le Portugal révolutionnaire de 1974-75, mais aussi celles qui caractérisent l’époque où nous-même cherchions à énoncer quelque chose à propos de la Révolution portugaise. Dès lors, que célèbre-t-on le 25 avril ?

Comment on cherche à en finir avec les révolutions

Le renouveau des soulèvements populaires à l’échelle internationale, depuis les révolutions dans les pays arabes en 2011 jusqu’aux soulèvements chiliens ou iraniens, en passant par les occupations de places en Grèce et en Espagne, les gilets jaunes ou Hong Kong en 2019, a impulsé un retour des réflexions et des travaux sur les révolutions. Ce retour de la question révolutionnaire s’effectue après quatre décennies durant lesquelles un ensemble d’historiens libéraux ont cherché à imposer l’idée proprement thermidorienne d’une nécessaire fin de l’Histoire, supposant de clore une fois pour toutes le chapitre des espérances révolutionnaires. François Furet l’avait affirmé dès 1978 : « La Révolution française est terminée ». Et derrière ces quelques mots il y avait chez lui bien davantage qu’un constat, plutôt un mot d’ordre : il s’agissait d’en finir avec la révolution, et plus largement d’en terminer avec la culture révolutionnaire qui avait si profondément marqué et imprégné la culture politique du pays qui était le sien, la France, mais aussi d’autres pays ayant connu des révolutions.

« La manière la plus commune et la plus consensuelle de terminer une révolution n’est pas de la délégitimer en bloc mais de chercher à séparer le bon grain de l’ivraie. »

Dans le cas de la Révolution portugaise comme ailleurs, la manière la plus commune et la plus consensuelle de terminer une révolution, d’en finir avec elle, n’est pas de la délégitimer en bloc (une opération symboliquement trop coûteuse, étant donné le prestige persistant de la révolution dans la population), mais de chercher avec acharnement à séparer le bon grain de l’ivraie. On oppose alors une bonne révolution — celle des débuts, joyeuse et fleurie, celle de l’unanimisme antifasciste du 1er mai 1974, où une grande partie de la population portugaise, quelques jours après le 25 avril, manifeste pour communier dans la liberté retrouvée — à une mauvaise révolution : celle tumultueuse, imprévisible, parfois violente, diviseuse, et en tout cas ô combien conflictuelle. On cherche alors par tous les moyens, y compris la réécriture de l’Histoire, à congédier cette révolution honteuse, qui aurait fait tant de mal.

Ainsi, les révolutions ne sont commémorées voire exaltées par les autorités que partiellement et sous condition. On les découpe en tranches pour mieux les dépouiller des épisodes et des acteurs — individuels ou collectifs — jugés trop radicaux, inassimilables dans la mémoire légitime : on en conserve seulement les parties qui viennent conforter le nouvel ordre politique. Mais ce faisant, on ne célèbre les révolutions qu’à condition de les priver de leur caractère proprement révolutionnaire, en reléguant au second plan l’incursion des classes exploitées et opprimées sur la scène politique, voire en en effaçant les traces. Car la révolution s’avère nécessairement tumultueuse, bouillonnante et vise le bouleversement de l’ordre social. Or comment un tel bouleversement pourrait s’opérer sans tumulte et sans bouillonnement ? À la limite, les révolutions deviennent alors de simples passations de pouvoir entre une élite jugée rétrograde et une autre réputée éclairée, des transitions entre une forme de pouvoir jugée dépassée et une nouvelle considérée comme moderne et légitime, des périodes dont on estime malheureux, finalement, qu’elles aient donné lieu à tant de fracas, de luttes obstinées, d’espoirs ardents, tout cela ramené rétrospectivement au rang d’illusions superflues1.

La décolonisation et la démocratie portugaise sont issues de la révolution

Dans le cas portugais, ces commémorations partielles oublient que le 25 avril 1974 est un produit tardif des luttes de décolonisation et que la libération des colonies a été tout le contraire d’une transition dans l’ordre. Elle n’a nullement été obtenue pacifiquement, mais au terme d’un processus long — une révolution anticoloniale — au cours duquel les luttes politico-militaires des peuples colonisés ont été centrales. L’action au Portugal, parfois violente et armée, de mouvements anticolonialistes et finalement du Mouvement des Forces armées (MFA), n’est venue que dans un second temps.

La réduction de la Révolution portugaise à une simple transition, ou le regret que cette Révolution ne s’en soit pas tenue à une simple transition, conduit aussi à oublier que certains des principaux droits démocratiques et sociaux sont directement issus du processus révolutionnaire : parmi eux, les libertés publiques (d’expression, d’organisation, de manifestation, etc.), la légalisation des syndicats, le droit de grève, la protection sociale, les systèmes de santé et d’éducation publiques, la réforme agraire dans les campagnes du Sud (au moins partielle), les congés payés, la légalisation du divorce, l’émancipation juridique des femmes, etc. Pour reprendre la juste formule de l’historien portugais Fernando Rosas : la démocratie portugaise porte la marque génétique de la révolution. Car ces droits démocratiques et sociaux n’ont pas été octroyés de bonne grâce par les nouvelles élites politiques mais conquis de haute lutte, dans les mois qui ont suivi le 25 avril, par le formidable élan des mobilisations ouvrières, paysannes, étudiantes ou d’habitant·es des quartiers pauvres et des bidonvilles.

« On détourne le 25 avril de sa signification en tentant d’asseoir la mythologie de l’union nationale autour de ces militaires héroïques qui auraient fait passer le Portugal d’un fascisme universellement honni à une démocratie tant espérée. »

Pourtant, malgré la relation consubstantielle au Portugal — comme en France — entre la démocratie et la révolution, cela fait bien longtemps que la stratégie mémorielle consistant à effacer, à marginaliser ou à délégitimer les luttes populaires dans la Révolution des Œillets est à l’œuvre, y compris dans une certaine frange des élites politiques, médiatiques ou intellectuelles. On conserve le 25 avril lui-même bien sûr, car personne ne peut sérieusement retirer aux militaires insurgés du MFA la légitimité, l’audace et le courage d’avoir libéré le pays de la dictature, mais on le détourne de sa signification en tentant d’asseoir la mythologie de l’union nationale autour de ces militaires héroïques qui auraient fait passer le Portugal d’un fascisme universellement honni à une démocratie tant espérée en une seule journée. Le rôle central de la bourgeoisie portugaise, de l’armée et de l’Église catholique (en particulier de sa hiérarchie) dans le maintien de la dictature salazariste sur une aussi longue période est alors dissimulé. Le 25 avril peut ainsi être sauvé à condition que soient effacés de la mémoire légitime les dix-neuf mois du processus révolutionnaire, lesquels deviennent au mieux une parenthèse incompréhensible ou un mauvais rêve qu’il s’agirait d’oublier, au pire une calamité qu’il conviendrait de condamner. Ou, pour reprendre l’image célèbre qui ouvre le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, un spectre qu’il nous faudrait exorciser.

Mémoires contre-révolutionnaires de la Révolution portugaise

La mémoire officielle ou dominante suit la courbe des rapports de force sociaux et politiques. Pour n’en prendre qu’un exemple particulièrement frappant : en 1984, quand il fallut bien fêter les dix ans de la Révolution des Œillets alors que la droite — largement discréditée au sortir de la dictature en 1974 — avait retrouvé le chemin du pouvoir en 1980, on nomma le maréchal António de Spínola président de la Commission d’honneur des commémorations officielles. Au peuple révolutionnaire de 1974-75 et aux capitaines qui avaient fait tomber la dictature, cela n’a pu sembler que scandaleux. Pourquoi ?

Au soir du 25 avril 1974, alors que la dictature s’est effondrée en seulement quelques heures et presque sans combat, Spínola devient chef de la Junte de Salut national sans avoir pris part au soulèvement militaire. Il est porté au pouvoir par le MFA qui cherche alors une figure connue du peuple portugais, les capitaines ne souhaitant pas à ce stade exercer eux-mêmes le pouvoir. Le dictateur Marcelo Caetano, successeur de Salazar en 1968, acculé le 25 avril 1974 au siège lisboète de la gendarmerie, exige de transmettre le pouvoir à un général, et non à un capitaine. Il n’avait pas les moyens de ses exigences mais on lui permit malgré tout de dicter ses conditions et de s’échapper au Brésil. Si Spínola reçoit formellement le pouvoir des mains de Caetano, c’est en réalité le MFA qui le lui donne, car en ce moment précis — et tout au long du processus révolutionnaire — c’est le MFA qui est l’acteur hégémonique : à la fois par l’exercice de la force (le MFA a brisé la hiérarchie militaire, marginalisé les généraux et contrôle l’institution militaire) et par sa force de persuasion (liée au prestige qui l’entoure du fait d’avoir fait tomber la dictature).

Spínola comprend progressivement qu’il a les mains liées par le MFA, qui dispose en dernier ressort du pouvoir. Ne supportant plus ce qu’il présente déjà comme les « excès » de la révolution et agitant la menace d’une « dictature communiste », Spínola se retourne contre la révolution en tentant par deux fois de stopper son développement et d’affirmer son pouvoir personnel (avec De Gaulle pour modèle). Fin septembre 1974, il cherche à mobiliser dans la rue ce qu’il nomme à la manière gaullienne la « majorité silencieuse », un coup de force civil qui échoue et le contraint à démissionner. Le 11 mars 1975, il tente un coup d’État militaire en s’appuyant sur certains secteurs de l’armée qui lui sont restés fidèles. Il doit cette fois fuir le pays et fonde alors une organisation d’extrême droite qui va — en lien avec des courants nostalgiques du régime de Salazar — commettre plusieurs attentats sur le sol portugais.

« Dix ans après 74-75, il s’agissait déjà d’enterrer la dynamique révolutionnaire pour mieux asseoir la normalisation capitaliste et libérale de l’État portugais. »

Si ces faits n’empêchent nullement Spínola d’être nommé maréchal par le principal dirigeant du Parti socialiste, Mario Soares, à son retour d’exil à la fin des années 1970, puis de recevoir les plus hautes distinctions du pays et d’être nommé à la tête de la Commission organisatrice de la commémoration des dix ans de la Révolution des Œillets, c’est qu’au début des années 1980, les rapports de force sociaux et politiques ont basculé en faveur de la droite et que la grande peur de la classe dominante portugaise est derrière elle.

On pardonne alors sans problème à Spínola d’avoir agi — y compris de manière terroriste — contre la Révolution portugaise. On lui fait même crédit d’avoir en quelque sorte anticipé les prétendus « excès » et « débordements » de la révolution durant l’été et l’automne 1975. Dix ans après 1974-75, il s’agissait donc, déjà, d’enterrer la dynamique révolutionnaire pour mieux asseoir la normalisation capitaliste et libérale de l’État portugais, appelé à rejoindre sous peu — en 1986 — l’Union européenne.

Hériter activement de la Révolution portugaise

Revenons à notre question initiale : que célèbre-t-on lorsque l’on commémore la Révolution portugaise ?

Une difficulté, pour celles et ceux qui s’identifient au processus révolutionnaire de 1974-75, et notamment à la dynamique populaire et anticapitaliste qui se développe intensivement du printemps à l’automne 1975, c’est que la Révolution portugaise constitue ce que Daniel Bensaïd, citant Charles Péguy à propos de la Révolution française, appelait une « victoire défaite ». Victoire notamment dans la mesure où elle a permis toute une série de conquêtes démocratiques et sociales, mais défaite car les promesses et les espoirs d’émancipation qu’elle a suscités ont été indéniablement mis en échec. En effet, la Révolution portugaise est certainement le dernier soulèvement populaire durable en Europe durant lequel ont été remis en question, à une large échelle, l’organisation capitaliste du travail et plus largement de l’existence, les rapports d’exploitation, la domination d’une classe minoritaire sur la grande majorité de la population, la réduction de la démocratie à sa dimension électorale et représentative, etc. Mais force est de constater que, sous cet aspect, qui est précisément la dimension inassimilable par la mémoire dominante (ou assimilable seulement sous le label infamant d’excès ou de débordement), la Révolution n’a pas triomphé.

Ce moment de célébration de la Révolution portugaise doit ainsi être l’occasion pour nous de réfléchir collectivement à la manière dont on peut hériter activement de la révolution et de tout autre soulèvement populaire. La manière dont nous cherchons à nous saisir de la révolution doit ainsi fonctionner comme une invitation à en faire vivre ce qu’elle a de meilleur, à savoir l’intervention directe, sur la scène politique et par leurs propres moyens, des exploité·es et des opprimé·es ; l’invention d’une démocratie qui ne se résume pas à aller voter une fois tous les deux ou cinq ans mais une démocratie qui tend véritablement vers un pouvoir populaire. Et de ce point de vue, hériter activement d’une révolution suppose de documenter autant que faire se peut sa composante subalterne, mais aussi de restituer pleinement sa dimension conflictuelle (contre toutes les illusions lyriques de l’unité populaire). Cela suppose de donner toute son importance aux luttes de la révolution contre ses adversaires : les héritiers visibles de l’Ancien Régime et parfois des adversaires qui se sont affirmés au cours même du processus révolutionnaire, comme le montre les exemples de Spínola et de Soares. Cela suppose, aussi, de prendre au sérieux les luttes et les clivages au sein du camp révolutionnaire, donc inévitablement les débats stratégiques qui l’ont agité et divisé. C’est seulement à ce prix que la commémoration échappera à certaines célébrations faciles qui sonnent bien souvent comme autant d’éloges funèbres.

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