France Débat (PUF)
Entretien avec Vincent Tiberj conduit par Clémence Mary et Victor Boiteau
France-débat. «Une divergence entre ce qu’il se passe sur la scène politique et dans la société»
C’est le livre à mettre entre les mains d’Emmanuel Macron et des responsables politiques qui refusent d’entendre la victoire du Nouveau Front populaire aux dernières législatives et qui posent comme une évidence l’idée que la France se droitise.
Ils sont nombreux, responsables politiques et éditorialistes s’appuyant sur les scores du Rassemblement national, à affirmer ce penchant à droite, le désir d’une société pour un retour des valeurs conservatrices et traditionnelles de la droite – rejet de l’immigration, famille, ordre, mérite. Dans un ouvrage à paraître le 4 septembre, la Droitisation française, mythe et réalités (PUF), le sociologue et professeur à Sciences-Po Bordeaux Vincent Tiberj déconstruit ce discours. S’il s’attend déjà à un procès en naïveté, le chercheur défend la thèse, données statistiques à l’appui, d’une droitisation non pas des citoyens mais de la scène politique et médiatique, en décalage avec une société plus tolérante qu’il y a un demi-siècle.
Avez-vous envoyé votre livre à Emmanuel Macron qui a passé sept ans à courir après les voix de la droite?
Je ne sais pas [rires]. Les macronistes et les responsables politiques de droite considèrent qu’ils ont encore un coup à jouer et refusent d’entendre ce que les Français ont exprimé le 7 juillet: un attachement à une autre société, aux valeurs de la République, une ouverture à l’autre, à une autre réforme des retraites.
Vous avez écrit l’essentiel de votre livre avant les élections européennes puis législatives. Ont-elles changé quelque chose pour vous?
Ces élections ont été un crash test pour ma thèse. Les élections européennes illustrent l’idée d’une «grande démission» de la part des électeurs post-baby boom et millennials: ceux qui votent sont de plus en plus conservateurs et de moins en moins représentatifs, tandis que ceux qui s’abstiennent pourraient être des réserves pour la gauche.
La nouveauté du RN (Rassemblement national) réside dans sa capacité à séduire des conservateurs parmi les sexagénaires et les septuagénaires qui ne s’autorisaient pas jusque-là ce vote. Le premier tour des législatives a montré combien la droite et l’extrême droite pouvaient être fortes, alors que le second tour et la victoire du NFP (Nouveau Front populaire) racontent une autre histoire, la possibilité de remobiliser une société, pas forcément par adhésion mais d’abord pour exprimer quelque chose comme citoyen. Ce qu’on a vu dans ces élections, c’est une divergence entre ce qu’il se passe sur la scène politique et dans la société.
Ces résultats électoraux semblent plaider en faveur d’une droitisation des Français…
C’est un trompe-l’œil. Il n’y a pas de droitisation par en bas, chez les citoyens, mais par en haut, du côté de la scène politique et médiatique. Ce sont les campagnes qui modèlent des électeurs. En conséquence, certaines valeurs ont plus de poids dans les urnes qu’elles n’en avaient auparavant ; d’autres valeurs pourraient structurer autrement le champ politique. Celles-ci sont désavantagées car on n’en parle pas. Et les citoyens pouvant les porter ne sont pas ceux qui ont un rapport constant au vote. Il y a aussi un paradoxe: les évolutions culturelles de long terme sur l’homosexualité, les rapports de genre, l’immigration et sur les aspects socio-économiques ne se traduisent pas dans les urnes, du fait de cette divergence entre les citoyens et les électeurs.
Comment expliquez-vous ce décalage entre une absence de droitisation «par en bas» et la progression de l’extrême droite dans les urnes?
Une élection, c’est un ensemble de phénomènes. Le plus important, ce sont les thèmes structurant la campagne. Les partis jouent sur des cordes de valeurs, les politisent. Les questions socio-économiques, les inégalités, les services publics, ne sont pas un terrain favorable aux droites. Lors d’une campagne sur l’insécurité, le «wokisme» ou l’immigration, c’est la gauche qui joue en défense.
En parallèle, l’ancien rapport au vote et aux partis, la remise de soi à des élus, ne fonctionne plus. Tout cela ne permet pas à des électeurs qui pourraient se mobiliser de le faire, et la droitisation par le haut finit par ruisseler. Elle permet à des citoyens conservateurs de se sentir légitimes et moins seuls. C’est une question d’hégémonie culturelle. On l’a vu lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, des citoyens ont entendu des figures politiques et médiatiques mettre des mots sur un certain malaise qu’ils pouvaient ressentir. Pour la gauche, la question environnementale a tout le potentiel pour devenir le prochain grand clivage, avec des dimensions sociales, territoriales. C’est une des prochaines pistes de restructuration idéologique, notamment si la gauche parvient à la lier à la question sociale.
Sur quels outils vous fondez-vous pour mesurer ces évolutions sur la tolérance?
Comment mesurer ce que pensent les citoyens, c’est vieux comme la démocratie. «Le terrain nous dit que…», «les Français pensent que…» sont des questions classiques invoquées par les oppositions comme les majorités politiques, mais aussi par les médias ou les intellectuels qui s’en servent pour se positionner. On a de plus en plus de moyens de saisir ce que les citoyens disent de la société, sur les réseaux sociaux par exemple. Derrière, c’est le recours aux sondages qui interroge.
Pléthore d’enquêtes sont faites par Internet avec des access panels [panel créé par un institut de sondage, ndlr] qui ont des biais politiques, conduisant ainsi à une surdéclaration du vote RN. Et donc la partie conservatrice de la société. De mon côté, je travaille sur la quantité, avec une approche cumulative de l’ensemble des données d’opinion disponible. Penser la droitisation se réfléchit dans le temps long, en ayant en tête que les sondages ne sont pas parfaits, que les questions peuvent être biaisées, notamment sur l’immigration. C’est par l’accumulation des séries qu’on obtient une approche fluide et robuste des données d’opinion.
A quelles conclusions êtes-vous parvenu?
Des années 70 à aujourd’hui, la société française a considérablement progressé sur les questions culturelles comme la tolérance à l’homosexualité. Depuis le milieu des années 80 les choses ont aussi beaucoup progressé sur l’immigration, le racisme biologique, l’antisémitisme, la xénophobie, l’acceptation des enfants d’immigrés comme étant des Français comme les autres. Plus une génération est récente, moins il y a de xénophobie chez elle. Ça ne veut pas dire que tous les jeunes sont tolérants. Et en matière de tolérance, il y a des hauts et des bas, des moments de crispation ou de progression.
Lesquels, par exemple?
Les émeutes de 2005 [1] ont été un moment de crispation frappant qui a fait baisser l’indice de tolérance, car elles ont été cadrées comme étant celles de l’immigration et liées à l’islam. Après les attentats de 2015, c’est l’inverse, on assiste à un moment de progression impressionnant. Ce n’est pas l’événement en tant que tel qui crée la xénophobie mais la manière dont on en parle. Les manifestations «Je suis Charlie» et les prises de position de grandes figures ou d’associations ont recréé de la tolérance, à l’inverse de la remontée identitaire qui a eu lieu aux Etats-Unis après le 11 septembre. Ce qu’on voit sur nos écrans et ce qu’on perçoit des débats publics ne reflète pas la société.
Ce travail s’appuie sur du déclaratif, mais d’autres rapports, notamment du ministère de l’Intérieur, enregistrent ces derniers mois une hausse des actes racistes et antisémites.
C’est comme sur l’acceptation de l’homosexualité: sur le déclaratif, les progrès sont impression-nants. En parallèle, des agressions homophobes sont enregistrées très régulièrement. D’une part, car les personnes agressées, qu’elles soient homosexuelles, juives, le disent davantage. D’autre part, les pouvoirs publics ont pris conscience de la gravité de ces actes. L’attentat contre une synagogue à La Grande-Motte [24 août] montre qu’il y a une persistante de l’antisémitisme et on sait que les actes antisémites sont en augmentation depuis le 7 octobre notamment.
Mais en termes d’opinion, l’antisémitisme continue à reculer. Aujourd’hui, plus de 90% de Français disent que les Juifs sont des Français comme les autres, contre 60% en 1966, et un tiers en 1946. Qu’on ait accepté que certaines opinions ne se disent plus est important, d’autant que dans les enquêtes par Internet, il n’y a pas d’enquêteur qui incite à se censurer. C’est la première étape vers le changement, sans compter les effets de conversion des citoyens adultes, qui se font challenger par leurs enfants et petits-enfants et évoluent.
Les campagnes récentes ont pourtant montré une libération des paroles racistes.
La manière de parler des questions migratoires a changé. Parler de l’islam permet d’aborder l’immigration et de tordre des concepts comme la laïcité, la République, l’égalité entre les hommes et les femmes, pour libérer des préjugés et des actes antimusulmans. Le voile étant depuis plus de vingt ans associé à l’idée de «grand remplacement», on a légitimé le fait d’être contre, donc contre l’islam. Cette France-là existe, elle est importante numériquement, mais elle n’est qu’une partie de l’image. A côté de ces agressions racistes, toute une partie de la société, qu’on ne voit pas, accepte de mieux en mieux la diversité ethnoculturelle, y compris des pratiques comme le voile, qui est considéré dans les générations qui arrivent comme une manière d’être parmi d’autres.
Les valeurs culturelles ont donc pris le pas sur les valeurs socio-économiques comme moteur du vote?
Oui. La montée en puissance du vote culturel remonte aux années 90 pour la gauche et à Nicolas Sarkozy pour la droite. Le paradoxe, c’est qu’il y a des hauts et des bas. Les demandes de redistribution montent et baissent selon une logique thermostatique. Les citoyens ne sont pas dans une acceptation homogène du règne du libéralisme. L’attachement à la justice fiscale, au contrôle par l’Etat des entreprises, à la protection et aux aides sociales, reste fort y compris dans les catégories populaires. Mais ces sujets produisent moins de votes. On en parle peu, ou d’une manière individualiste. On valorise par exemple le pouvoir d’achat pour soi et non la redistribution pour tous.
Parmi les catégories populaires, la conscience d’appartenir à un collectif a baissé, rendant les appels à l’égalité moins opératoires. A l’exception des boomers, les catégories populaires ne votent plus, même pour des élections de premier ordre. Aux législatives de 2024, malgré l’appel au front républicain, près de 40% des ouvriers ne se sont pas déplacés.
Depuis 2017, quel rôle le macronisme a-t-il joué dans cette droitisation relative?
Il en est l’un des acteurs, les médias bolloréens [Vincent Bolloré contrôle C8, CNews, Télé-Loisirs, Gala, Voici, Capital, Paris-Match, Le Journal du dimanche, etc.] en sont un autre. Entre le discours des Mureaux, où Emmanuel Macron parlait à la fois d’un séparatisme musulman et des discriminations, et la loi immigration telle qu’elle a été adoptée, c’est la partie droite qui l’a emporté. C’est étonnant car le vote pour Macron, en 2017 et en 2022, est d’abord libéral libertaire: favorable au libéralisme économique et à la diversité, au multiculturalisme. Alors que son électorat est sur cette ligne, Emmanuel Macron est allé chasser sur les terres du RN pour le dégonfler. Or quand un parti de droite commence à investir les enjeux de l’extrême droite, à utiliser sa façon de parler, celle-ci s’en trouve légitimée et renforcée, ça s’est déjà produit en Europe et se confirme de nouveau en France. (Entretien publié le 25 août 2024 par le quotidien français Libération)
[1] Le soulèvement initial à Clichy-sous-Bois en octobre 2005 s’est produit suite à la mort de deux adolescents – Zyed Benna et Bouna Traoré – électrocutés dans l’enceinte d’une poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police. Une série d’événements se sont enclenchés et le soulèvement s’est étendu à l’ensemble de la Seine-Saint-Denis. L’état d’urgence a été déclaré le 8 novembre pour une durée de trois mois. Environ 3000 personnes ont été interpellées – dans le contexte de dégradation d’infrastructures – avec trois décès dans la population. (Réd. A l’Encontre)