Calvaire (The Conversation)
« Des villages meurtris et divisés » Un souffle d’inquiétude
Lors de la Grande Terreur de 1937-1938, de longues voitures noires, que les témoins de ce déchaînement de la violence d’État surnommaient voronki (les corbeaux), venaient la nuit, ou tôt le matin, pour emmener une personne qui, souvent, disparaissait à jamais.
Au sortir de la guerre, les conditions avaient changé, les modalités aussi, mais il flottait un même souffle d’inquiétude dans les villes et les villages ukrainiens et lituaniens. Chantée par une femme déportée en 1944 qui, lorsque nous l’avons rencontrée en 2010, vivait encore dans un ancien « village spécial » de la région d’Irkoutsk,
À partir de 1944, à la violence de la guerre succède un autre type de violence, faisant ressurgir la peur, d’autant plus présente que chacun se souvient des opérations de 1940-1941. Elle est particulièrement grande dans les campagnes, creuset de l’insurrection antisoviétique et de la résistance à la collectivisation forcée, et qui sont frappées de plein fouet par les déportations de l’après-guerre. Une crainte renforcée par la préparation des grandes opérations, qui peut durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines. […] Alors que les autorités font venir des troupes de l’Intérieur pour empêcher les révoltes et les évasions, les prétextes invoqués ne trompent personne :
On explique à la population l’arrivée d’un corps d’officiers par la préparation d’une mobilisation militaire ou des dispositifs en vue de la construction d’un aérodrome. Une partie de la population […] émet l’hypothèse qu’une expulsion de koulaks se prépare, en lien avec les mesures de collectivisation qui ont été prises.
En Ukraine, le personnel de la milice n’a pas été informé du motif de l’arrivée de troupes envoyées par le ministère de l’Intérieur, officiellement là « pour organiser les prochaines élections locales ». Mais « l’arrivée et l’équipement du convoi ont donné lieu à des spéculations selon lesquelles il serait destiné à envoyer en Sibérie ceux qui, parmi la population juive, avaient demandé à partir pour la Roumanie et la Palestine. La population rurale estime, en revanche, que les koulaks seraient expulsés en Sibérie ». Chaque nouvelle vague renforce les craintes. Les événements se précipitent, les menaces se font plus précises. L’expérience aidant, chacun cherche à identifier ceux qui ont le plus de risques d’être emmenés :
Voici les nouvelles : on prépare les gens à l’embarquement vers la Sibérie, on en a pris à Žobrin, et pris de notre village 13 chariots, qu’on a chargés dans la ville de Kostopol’. Selon certaines nouvelles, on en prendrait à Golovin, 30 familles seraient identifiées, on a réuni la population et on a dit que les koulaks et ceux qui n’entreraient pas au kolkhoze et n’effectueraient pas les travaux forestiers seraient envoyés en Sibérie. Nous allons certainement venir te voir ».
(La dernière phrase de la lettre, adressée à des proches déportés, exprime la résignation de son auteur face à l’imminence de sa propre expulsion)…
[…] Dans un rapport cyniquement nommé « Sur les documents mentionnant la prétendue expulsion [выселение] à venir des familles de bandits dans la région de Rovno », un responsable du ministère de l’Intérieur note qu’en un mois, 78 lettres interceptées évoquent une « soi-disant déportation à venir ». Les deux tiers sont des courriers envoyés vers les régions de l’exil (Irkoutsk, Krasnoïarsk, Kemerovo). Un Ukrainien écrit ainsi à un proche déjà déporté, parlant de familles dont des membres sont impliqués dans l’insurrection antisoviétique comme des probables premières victimes :
Nous avons désormais une vie difficile, on emmène les gens, seulement les familles dont l’un de leurs membres se cache quelque part. Viendra ensuite notre tour. Ceux qui ont l’un des leurs condamné se préparent d’eux-mêmes, ils n’ont pas le choix. Il y a plein d’indics. Tout le monde a décidé d’attendre ce qui va arriver, car si on se sauve, on sera, malgré tout, attrapé et ce sera pire encore. J’ai décidé d’attendre chez moi, j’ai enlevé tout objet de ma maison, je n’ai conservé que ce dont j’ai besoin pour vivre. Ne t’inquiète pas, peut-être ne viendront-ils pas jusqu’à moi, et si ça devait arriver, on n’y pourrait rien.
En 1949, un habitant d’un village de Lituanie désigné comme « koulak » et témoin de la préparation d’un convoi a « rassemblé ses affaires au cas où », suggérant, à l’instar de tous ces témoignages, une peur et une attente omniprésentes de la part d’habitants qui se sentent « comme des lièvres effarouchés ».
Tensions
L’atmosphère est d’autant plus pesante que l’attente et l’incertitude exacerbent les tensions au sein de communautés rurales encore marquées par les violences extrêmes de la Seconde Guerre mondiale. On ne peut concevoir ces déportations comme étant uniquement un face-à-face entre les forces de répression soviétiques et la population rurale dans son ensemble. Comme souvent lors d’une occupation s’affrontent ceux qui en profitent et ceux qui en sont les victimes, ceux qui deviennent loyaux envers le nouveau pouvoir et ceux qui s’y opposent frontalement, ceux qui acceptent la surimposition des « koulaks » et la collectivisation et ceux qui cherchent à les contourner.
[…] Certaines formes d’opposition ne sont en réalité que de courtes manifestations d’hostilité, rapportées par les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. En 1949, en Lituanie, des femmes injurient les gardes des trains de déportés en partance. Certaines personnes tout juste arrêtées et expulsées de leur maison chantent des « chansons réactionnaires » en traversant les villages. Les tensions se manifestent durant les assemblées villageoises, notamment lors de la collectivisation des terres au cours de laquelle une manifestation, fût-elle prudente, de mécontentement peut inciter à déporter celui ou celle qui en est l’auteur. Un paysan ukrainien qui a pour seul tort d’avoir réclamé de n’entrer dans le kolkhoze qu’une fois les récoltes faites, revendication reprise par un groupe de femmes, est vu comme un dangereux opposant, et déporté.
À ces frictions s’ajoute une réalité encore plus violente, à savoir la présence constante, jusqu’au début des années 1950, d’insurgés qui affrontent les forces soviétiques, menacent et assassinent ceux perçus comme des représentants du régime soviétique, intimident les paysans qui seraient trop proches des autorités.
Les actes de vengeances sont fréquents, dirigés, par exemple, contre les personnes ayant été des témoins à charge lors d’un procès, qu’ils aient été volontaires ou forcés par la police. Les biens confisqués aux déportés engendrent des conflits, impliquant des institutions telles que les kolkhozes auxquels ils échoient le plus souvent, ou d’individus qui en profitent. Objets de convoitise, ces biens sont aussi sources de craintes, comme en témoigne cette histoire à la fois anecdotique et si révélatrice de la tension ambiante : logé avec ses proches dans une maison donnée par le kolkhoze après l’expulsion de ses habitants, un adolescent envoie des lettres anonymes à son propre domicile, en les faisant passer pour des messages de « bandits » menaçant sa famille puisqu’il craint de vivre dans cette maison et souhaite en partir.
Les menaces et les violences sont aussi utilisées par les autorités locales, en particulier les chefs de kolkhozes, pour asseoir leur pouvoir et imposer les politiques de soviétisation. Malgré le caractère théoriquement volontaire de l’adhésion à un kolkhoze, les paysans récalcitrants sont vite stigmatisés, soumis à des pressions fiscales et à des menaces, dont celle de la déportation.
Un président de kolkhoze s’adresse ainsi à l’assemblée de son village : « [Je n’essaierai pas] de vous persuader d’entrer dans le kolkhoze. Je vous écraserai d’impôts et vous enverrai au pays des ours blancs ». Il se serait précipité chez un paysan, l’injuriant grossièrement et lui intimant l’ordre de rejoindre le kolkhoze. Il aurait également envoyé des gens armés chez d’autres, en les menaçant « de les expédier en Sibérie s’ils ne s’inscrivaient pas au kolkhoze » […]
Monnaies courantes lors de la collectivisation des territoires occidentaux, de telles menaces sont parfois dénoncées dans les rapports de police car elles iraient à l’encontre du principe d’adhésion volontaire ; des critiques bien hypocrites de la part de leurs auteurs, qui savent pertinemment que les menaces de déportation planent sur tous les récalcitrants. Ils ne manquent pas d’ailleurs de constater – sur un ton très positif – le lien direct entre les opérations d’expulsion et l’accélération de la collectivisation, interprétée comme le « renforcement de l’attrait pour les kolkhozes », poussant l’hypocrisie à son extrême :
Après la déportation de familles de koulaks et de bandits et après avoir mené un travail de pédagogie, nous avons remarqué une augmentation de l’activisme politique de la paysannerie travailleuse ainsi qu’un renforcement de l’attrait pour les kolkhozes.
Les déportations ne font pas que des victimes. Nombreux sont ceux qui en profitent, parfois de manière dérisoire, parfois avec beaucoup d’avantages. Comme l’attestent les rappels à l’ordre qui couvrent toute la période, dont le nombre semble particulièrement élevé à la sortie de la guerre, certains policiers et fonctionnaires locaux du parti et d’autres organisations soviétiques se saisissent illégalement des biens des déportés : « du bétail, des porcs, des moutons, du foin, etc. », mais aussi des vêtements, de la vaisselle et des meubles, sans parler des logements, qui motivent quelquefois l’inscription d’une famille dans les listes de futurs déportés.
Des rappels répétés à la loi, qui peuvent prendre une forme cynique, qualifiant de « surplus » tout ce qui ne peut être emporté par les déportés arrachés de chez eux, sont le signe de l’appropriation fréquente des biens par ceux qui gèrent les confiscations, mais aussi par d’autres villageois. Lorsqu’ils rentrent dans leur village d’origine après plusieurs années d’exil, il n’est pas rare que les anciens déportés retrouvent un de leurs objets chez des voisins.
À l’inverse, un chef de sovkhoze, qui a lui-même échappé à la déportation, est accusé de licencier les personnes loyales aux nouvelles autorités et de recruter d’anciens collaborateurs des Allemands, ainsi que des membres de familles de déportés. Il aurait ainsi renvoyé le frère d’un soldat mort sur le front et la veuve d’un combattant de l’Armée rouge, mère de trois enfants – des liens de parenté qui suffisent au ministère de l’Intérieur comme preuves de leur loyauté. Il aurait aussi embauché « l’épouse d’un tortionnaire allemand qui a fui en Allemagne », une autre personne qui « a servi volontairement dans l’armée allemande », la sœur d’un « bandit », une femme « koulak dont les parents ont été déportés comme complices de bandits » et, enfin, un « koulak » dont les parents ont été expulsés.
Cette liste énumère des représentants de presque toutes les catégories qui incarnent l’ennemi dans l’imaginaire collectif soviétique et que la présence parmi les proches suffit à stigmatiser. Les kolkhozes ou sovkhozes « pollués d’éléments socialement étrangers » sont manifestement nombreux, expression d’un monde mis à l’épreuve par un présent et un passé clivants.
Les divisions qui traversent ces sociétés, bien réelles, sont non seulement alimentées par la violence des politiques auxquelles elles sont exposées, mais aussi renforcées par la perception d’organes policiers qui ne voient dans la population que des ennemis ou des alliés, identifiés selon des critères figés par l’idéologie. Si le tableau sans nuance qui en résulte relève souvent de la caricature, il reflète néanmoins une part de vérité quant aux déchirures et tensions qui caractérisent ces villages.
30 juillet 2024
Alain Blum Directeur de recherche, Ined (Institut national d’études démographiques)
Emilia Koustova Professeure des Universités, Directrice adjointe de l’UR 1340 Groupe d’études orientales, slaves et néo-helléniques, Université de Strasbourg
Lorsqu’il est question des répressions de la période stalinienne (1924-1953), on pense généralement en priorité aux victimes russes. Si celles-ci furent, bien entendu, extrêmement nombreuses, il convient aussi de se souvenir des millions de personnes habitant les marges de l’empire soviétique qui ont subi les effets de la politique impitoyable mise en place lors de ces décennies, à commencer par les déportations vers la Sibérie. Nous vous proposons ici un extrait de « Déportés pour l’éternité », des chercheurs Alain Blum (directeur d’études à l’INED) et Emilia Koustova (professeure au département d’Études slaves à l’Université de Strasbourg), qui vient de paraître aux éditions de l’EHESS et INED éditions, consacré au sort des Ukrainiens et Lituaniens déportés par le régime soviétique en 1940-1941 puis à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Fondé sur l’examen de très nombreuses sources variées (journaux intimes, correspondances, rapports officiels, entretiens avec des survivants), l’ouvrage raconte, à hauteur d’homme, ces multiples tragédies dont le souvenir hante encore les pays concernés des décennies plus tard.