guerre froide (gilbert ashcar)
Sur la nouvelle guerre froide
Entretien avec Gilbert Achcar conduit par C.J. Polychroniou
Le risque d’une nouvelle guerre froide s’est considérablement accru ces derniers temps, non seulement en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais aussi parce que les Etats-Unis ont considéré que la Chine était une superpuissance rivale qu’il fallait endiguer. Telle est la vision des relations internationales actuelles que l’on rencontre chez les analystes traditionnels. Cependant, l’universitaire socialiste libanais Gilbert Achcar affirme que cette interprétation des relations interétatiques dans le monde d’aujourd’hui est une conception erronée de l’évolution de la politique mondiale depuis la fin officielle de la période connue sous le nom de guerre froide, qui a duré de 1947 à 1991. Elle repose sur une notion confuse ayant trait au thème d’une «nouvelle guerre froide». En effet, dans l’entretien qui suit, Gilbert Achcar affirme qu’une nouvelle guerre froide est en cours depuis la fin des années 1990 et que nous sommes maintenant à un stade où elle pourrait s’intensifier. (C.J.P.)
C.J.P.: Cette nouvelle guerre froide pourrait-elle devenir brûlante?
G.A.: Malheureusement oui. Et cela est en rapport avec une autre différence entre la nouvelle guerre froide et l’ancienne. Il y avait un certain degré de prévisibilité en ce qui concerne l’URSS pendant la guerre froide.
Les bureaucraties sont conservatrices par nature, et la bureaucratie soviétique ne faisait pas exception. Elle était sur la défensive la plupart du temps, y compris lorsqu’elle s’est aventurée pour la première fois hors de sa zone d’après 1945 en envahissant l’Afghanistan à la fin de l’année 1979. Elle était alors terrifiée par la perspective d’une propagation du fondamentalisme islamique aux républiques soviétiques d’Asie centrale dans le sillage de la «révolution islamique» iranienne.
Les choses ont changé avec Poutine. Un régime nationaliste, politiquement autocratique et économiquement oligarchique, est beaucoup plus enclin aux aventures militaires qu’un régime bureaucratique. Le résultat est que Poutine a déjà lancé plus de guerres que l’URSS n’en a eu après 1945 jusqu’à sa disparition: Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie, auxquelles il faut ajouter l’intervention du groupe paramilitaire Wagner en Libye, au Soudan, au Mali et en République centrafricaine. L’existence même du groupe Wagner est très révélatrice de la nature du régime russe, où les délémitations entre intérêts publics et privés sont très poreuses.
La Chine, quant à elle, agit toujours selon la logique conservatrice de sa bureaucratie dirigeante. Elle n’a pas encore lancé de guerre à partir de son territoire. Elle considère ses actions à l’égard de Taïwan ainsi que ses manœuvres navales dans les mers entourant son territoire comme défensives face à l’encerclement militaire de la Chine par les Etats-Unis et aux provocations constantes de ces derniers.
Quant aux Etats-Unis, ils ont lancé des expéditions militaires impériales dans le monde entier après 1945, y compris deux guerres majeures en Corée et au Vietnam et plusieurs interventions de moindre importance. Ils ont ensuite inauguré la fin de la guerre froide par une attaque massive contre l’Irak en 1991, suivie de guerres dans les Balkans et en Afghanistan, et de l’occupation de l’Irak de 2003 à 2011.
Ils recourent de manière intensive et illégale à la «guerre à distance», principalement à l’aide de drones. Ils sont de plus en plus provocateurs à l’égard de la Chine: après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils ont accentué leur trajectoire de heurts avec Pékin au lieu d’essayer de le détacher de Moscou.
Ajoutez à cela que Poutine a menacé d’utiliser des armes nucléaires et vous comprendrez à quel point est devenue dangereuse la situation mondiale actuelle.
La course mondiale aux armements a atteint de nouveaux sommets. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a récemment constaté que les dépenses militaires mondiales ont augmenté en 2022 pour atteindre le chiffre record de 2240 milliards de dollars.
Il a ajouté: «Les dépenses militaires des Etats d’Europe centrale et occidentale ont totalisé 345 milliards de dollars en 2022. En termes réels, les dépenses de ces Etats ont dépassé pour la première fois celles de 1989, alors que la guerre froide touchait à sa fin.»
Le SIPRI relève également que «les dépenses militaires des Etats-Unis ont atteint 877 milliards de dollars en 2022, soit 39% du total des dépenses militaires mondiales et trois fois plus que le montant dépensé par la Chine».
Imaginez ce qui pourrait être fait dans la lutte contre le changement climatique, les pandémies et la faim avec une fraction de ces sommes énormes.(Extrait)
(Entretien publié sur le site Znetwork, le 29 avril 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Gilbert Achcar est professeur d’études sur le développement et de relations internationales à la SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres.