vannes (reporterre)
Près de Vannes, un collectif des collectifs bouillonne dans la Marmite
Semé il y a une dizaine d’années par des néopaysans à la recherche de terres, un nouvel écosystème a pris racine dans la région de Vannes, en Bretagne. Il voit aujourd’hui fleurir les projets dans une belle énergie et une confiance en l’autre retrouvée.
Les brebis ouvrent fièrement le cortège, conduites par Leica aux ordres de son maître. Le défilé se meut dans une parfaite osmose entre l’homme et l’animal. Si nous sommes quelques-uns à marcher ce matin-là, c’est pour commémorer une transhumance qui a eu lieu il y a 10 ans, au cours de laquelle des paysans sans terre avaient protesté trois semaines à travers la Bretagne contre un accès au foncier difficile pour les néopaysans. En effet, les struc- tures administratives locales (Safer, Adasea, etc.) regardaient alors avec un certain dédain les requêtes de jeunes qui souhaitaient s’installer sur une vingtaine d’hectares et avec quelques brebis.
Dix ans plus tard, et grâce à une forte dynamique collective, ils sont 180 à s’être installés et à vivre de leur activité, au sein de 75 fermes créées ou reprises, sur quatre communautés de communes.
Ces installations créent huit fois plus d’emplois par hectare que la moyenne nationale, et ce au moment où les exploitations classiques se fracassent sur le marché mondial. « C’est dire à quel point la logique des institutions actuelles est dépassée », affirme Julien Brothier, un des initia- teurs de ce mouvement paysan. La méthode ? Installer un maximum de gens sur des fermes en les aidant à mûrir leur projet, à trouver du foncier et à construire leur outil de travail. En parallèle, les paysans développent des outils collectifs de vente pour être autonomes vis-à-vis de la grande distribution. En quelques années, ils ont créé sept magasins et un marché de producteurs, et sont venus renforcer les marchés, Amap et magasins bio de Vannes et de son arrière-pays.
Dans ce sillon agricole, tout un écosystème s’est créé, de nombreux autres projets collectifs ont émergé.
Des Sociétés coopératives et participatives (Scop) d’écoconstruction (Échopaille et Autrement bois construction) ; des lieux de vie collectifs : la Métairieneuve et son célèbre fest-noz du mercredi soir et la Ronce, qui héberge notamment le projet de garage associatif d’Éric Fried- man ; et également des artisans de tout type (potier, ferronnier, marionnettiste, etc.). D’autres ont créé Clique ta berouette, un site web de commande de paniers de produits bio locaux ; Envol 56, un atelier de réinsertion par le maraîchage ; ou encore Saute ruisseau, qui organise des balades découvertes. Culturellement, si le territoire était déjà bien doté avec le Café de la pente — un bistrot autogéré proposant de nombreux concerts à la belle saison, depuis quelques années, de multiples festivals de musique et théâtre ont fleuri dans les fermes. Tous les ans, ce petit monde converge en juin au festival des Arzticots pour un moment festif et culturel sur les rives de l’Arz, la rivière qui traverse le territoire.
« Questembert n’attire pas, Questembert retient »
Cette ébullition a notamment été catalysée par la Marmite, une association créée en 2008 qui a accompagné ce foisonnement de projets avec un parcours d’installation intitulé « De l’idée au projet ». Elle fait aussi office de réseau social en diffusant les principales annonces du territoire (offres d’emplois, chantiers collectifs, événements, petites annonces) et en mettant en contact porteurs de projet et tuteurs. Tous les projets ne viennent pas de la Marmite, mais les princi- paux ont mijoté quelques mois dans son chaudron. Sham, un ancien coprésident de la Marmite et fondateur d’Échopaille, rappelle que l’association a été créée par des porteurs de projet pour des porteurs de projet, où chaque personne ayant reçu de l’aide aidera à son tour un porteur de projet à s’installer, créant ainsi une jolie chaîne d’entraide infinie.
Après 10 ans d’effervescence, le territoire regorge de lieux, d’événements et de projets interconnectés, où les gens travaillent, se croisent, échangent, festoient, vivent et font… communauté. Cela dépasse les éléments bien visibles que sont les fermes, les boutiques ou les événements. Tout un réseau de solidarités se tisse au quotidien. « Quand les gens construisent leurs vies ensemble, ils en viennent à s’entraider », nous explique Julien. Il faut voir le nombre de chantiers collectifs menés, de prêts et d’utilisation de matériel mis en commun, de gardes croisées d’enfants, d’échanges d’habits, etc. !
Selon les dires du poissonnier du marché de Questembert, à quelques encablures de Vannes : « Questembert n’attire pas, Questembert retient. » C’est vrai, on y ressent comme une force collective à l’œuvre, comme un vortex dans lequel on se sent chaleureu- sement retenu. Ils sont nombreux à avoir trimballé leur valise longtemps d’un endroit à un autre, à Paris ou ailleurs, pour, finalement, s’installer dans ce coin. Un couple a même prospec- té toute la côte atlantique pendant 18 mois et témoigne que « toutes [leurs] recherches [les] ramenaient invariablement à Questembert ». Pour Julien, c’est le signe, dans un monde où tout va si vite, où tout est brouillé et où la ligne d’horizon est si obscure, d’un nécessaire retour à quelque chose de vrai, de réel, un retour à la nature et à un lien restauré avec l’autre.
Cette énergie, cette confiance en l’autre retrouvée et cet enthousiasme font tache d’huile. Les exemples fourmillent de gens du cru devenus secrètement convaincus du bien- fondé de ces multiples projets. Comme ce paysan en conventionnel surpris par ce chantier de ramassage collectif de bottes de paille pour la Scop Échopaille, organisé dans l’urgence avant une averse, avec des volontaires mobilisés dans l’heure. Touché par cette entraide, le paysan a promis de penser à eux au moment de la transmission de sa ferme. C’est aussi le cas de cet associé d’une ferme de 250 vaches (les « 1.000 vaches » du coin, comme ils disent), rencontré par hasard au détour d’une formation à la chambre d’agriculture qui a fini par avouer que ce groupe dynamique et ses projets donnaient très envie. Ou encore ces femmes d’agriculteurs en conventionnel, comme de nombreux villageois, qui cautionnent ces initiatives paysannes en faisant leurs courses dans les magasins de producteurs.
L’engagement se passe au quotidien, dans la manière de vivre
Ce n’est pas encore le cas des élus de la communauté de communes (la « com’ com’ »), qui ne comprennent pas bien les codes et la logique de cette nouvelle façon de vivre. « C’est parce qu’ils fonctionnent encore avec l’ancien logiciel, aime à dire Julien. Ils ne comprennent pas que nous arrivons dans un monde aux enjeux radicalement différents de celui qu’ils ont connu. Nous sommes vaccinés de cette société de consommation qui dévaste tout, des grands dis- cours des politiques pendant que la planète part en fumée. Nous essayons juste de trouver des manières de vivre les plus justes possibles et qui permettront à nos enfants de pouvoir vivre sur cette planète. Notre horizon, c’est les 20, 30 années qu’il reste pour maîtriser l’emballement climatique. Tout le reste… »
Au lieu de soutenir ce renouveau rural, les élus ont même réduit la subvention allouée à la Marmite… Suffisant pour que le collectif s’invite aux vœux de la com’ com’ pour les interpeller. Cette confrontation politique avec les élus locaux semble plus éruptive qu’autre chose. Les rares s’étant essayés à investir des conseils municipaux pour amplifier le mouve- ment de renouveau ont vécu un tel décalage avec les élus qu’ils sont vite revenus s’investir dans les collectifs « parce que là, on avance ».
Ils se sentent pourtant très engagés politiquement, mais différemment de la géné- ration précédente. « Les structures collectives à l’ancienne ont du plomb dans l’aile. Quand on voit ce que sont devenus les partis politiques, les syndicats, les ONG… À force d’espoirs déçus, nous sommes devenus allergiques à ces structures pyramidales, bureaucratiques et hors-sol qui parlent en notre nom sans rien faire ni vivre à notre place », explique Éric Fried- man. L’engagement se passe au quotidien, dans la manière de vivre, dans les fermes et dans les collectifs. La structure collective n’est plus qu’un lieu où les individualités se rencontrent pour mener des projets ensemble. Les collaborations deviennent beaucoup plus fluides, au gré des affinités qui se font et se défont.
« Ce n’est pas toujours simple ! confie, en rigolant, Vincent Thébault, éleveur laitier : Nous sommes tellement habitués à faire ce que nous voulons dans nos fermes que nous avons du mal à nous discipliner en collectif. » La proximité de la Zad de Notre-Dame-des-Landes se révèle aussi déterminante. Le camp climat qui s’y est tenu en 2009, l’opération César en 2012 et toutes les grandes mobilisations contre l’aéroport depuis ont été des expériences politiques fondatrices pour les acteurs du territoire de Vannes. Et c’est vrai que leur manière d’œuvrer ensemble fait beaucoup penser au quotidien de la Zad, où s’expérimentent depuis des années de nouvelles manières de vivre, de travailler, d’échanger, d’agir et de lutter.
Autour de Questembert et de Vannes, c’est un peu une Zad « légale » qui prend racine, comme une zone libre où les gens se réapproprient leur vie et leurs activités en se soustrayant progressivement à l’économie mondiale. Ils sont désormais plus d’une centaine de porteurs de projets à participer chaque année au parcours d’installation de la Marmite. Ce vivier permettra peut-être d’atteindre la densité critique d’acteurs sur le territoire pour envisager des initiatives politiques à plus grande échelle !
3 janvier 2017 Pierre-Alain Prevost (Reporterre)
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