comprendre l’impérialisme français (essf)
En France, il existe une tradition d’État fort et militairement interventionniste.
La cohésion sociale se délite, elle aggrave la crise de domination politique, et elle est alimen- tée par l’extrême-droite qui a une longue tradition en France (voir les travaux de Z. Sternhell) : l’antisémitisme évidemment, et dans la continuité exprimée par les partisans de l’Algérie française, de très fort relents anti-maghrébins qui prennent de l’ampleur aujourd’hui. Certains journalistes spécialistes de la défense ont également évoqué des velléités de putsch dans certaines fractions de l’armée, induite par l’idée que la France n’est plus gouvernée et que les attentats nous menacent.
Et puis les institutions de la 5è République sont fondamentalement anti-démocrati- ques (voir les travaux de Dominique Rousseau, René Alliès…) La France vit une situation d’implosion sociale, qu’on nomme de façon trompeuse une « crise des banlieues ». Elle me semble avoir atteint un degré que personne ne peut mesurer avec précision mais qui a atteint un haut degré de tensions, de chauvinisme, de racisme institutionnel et organisé qui s’ajoute à la détresse sociale.
Tout ceci conduit à une crise de domination politique. La première réaction, c’est évi- demment de colmater les brèches par des mesures d’urgence. Il faut de plus intégrer dans la situation l’interaction tragique entre l’interventionnisme des armées françaises et les attentats. Nos amis saoudiens auxquels nous fournissons beaucoup d’armes, les utilisent et soutiennent Al-Qaeda au Yémen, dont on a dit qu’il était le commanditaire des attentats à Charlie Hebdo.
La France connait donc une forme de domination politique qui est déjà par nature anti- démocratique (« un coup d’État permanent » écrivait Mitterrand !) même si évidemment il ne s’agit pas de dictature. L’état d’urgence est le prolongement bonapartiste de l’État et le proces- sus est graduel. L’État d’urgence se combine à l’extension des idées de l’extrême-droite dans la société française. C’est par touches successives et simultanées que cela se passe.
Il existe un lien entre l’interventionnisme extérieur et l’état d’urgence intérieur car certaines forces à l’œuvre sont convergentes : détérioration économique, montée du nationalisme, implosion sociale, usage de la violence. Ce lien est cependant composé de nombreuses médiations qu’il faut analyser en profondeur.
Vous avez évoqué une tendance chez les intellectuels français à nier l’existence d’un impérialisme français. Comment expliquer cette tendance ?
Il n’y a effectivement pratiquement pas d’analyse de l’impérialisme français qui est faite par des intellectuels marxistes en France. Cela tient à des causes générales, et d’abord aux difficultés de comprendre ce qu’est l’impérialisme. Et puis il y a des facteurs spécifiques à la France. La tradition qualifiée de souverainisme n’existe pas seulement depuis que Bruxelles « nous dicte ses lois » c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années.
L’idée, au moins depuis 1945, que la France a un rôle spécifique à jouer dans le mon- de était partagée par De Gaulle et le parti communiste. Cette alliance, sans doute contre nature a pris le nom de « soutien au caractère positif de la politique extérieure du général de Gaulle ». Elle explique en partie la difficulté à lutter contre le militarisme. Ceux qui congratu- laient Chirac en 2003 parce qu’il s’opposait à la guerre décidée par Bush omettaient qu’exacte- ment en même temps, la France intervenait directement avec son armée en Côte-d’Ivoire…
Si on prend la question de l’Afrique, hormis le travail inlassable d’ONG (tels que Survie), il n’y a pas d’institution, pas de mouvement pacifiste puissant. Les recherches académiques sur l’industrie de défense en France sont rares et elles dépendent de financements accordés par le ministère de la défense… Il y a une légère ouverture en ce qui concerne le nucléaire parce que là il y a un mouvement écologiste qui existe et qui en parle. Cependant, les mouvements écologistes sont principalement orientés vers les enjeux civils.
Comment expliquer, par-delà la conjecture que vous décrivez, la longue tradition d’interventionnisme des sociaux-démocrates, de Guy Mollet à Hollande (et Valls) ? Je pense notamment à la politique coloniale répressive de Guy Mollet, aux rodomon- tades de Fabius sur Assad, aux allégeances caricaturales du Parti socialiste envers la politique israélienne, etc.
C’est une vieille histoire, elle remonte au moins à 1914, lorsque les partis sociaux-démocrates sont tous entrés dans la guerre faite par leurs gouvernements. Ils violaient leurs propres décla- rations faites quelques années plus tôt, ils bafouaient cette déclaration de Jaurès affirmant que la société capitaliste « porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage ».
Il n’est pas possible de rappeler l’histoire de la social-démocratie au vingtième siè- cle. Rappelons que le 10 juillet 1940, à Vichy, une majorité de députés de la SFIO (le parti socialiste de l’époque) a voté avec la droite les pleins pouvoirs à Pétain. En 1958, la SFIO a implosé parce son groupe parlementaire a soutenu le retour de de Gaulle au gouvernement, après avoir pendant des années combattu contre l’indépendance de l’Algérie.
Au regard du comportement du parti socialiste face aux guerres et au militarisme, ce qui semble donc surprenant, c’est d’être surpris par le comportement actuel du gouvernement… ou par son aveuglement à la déroute qu’il subit et qui devrait en toute logique continuer. D’où quelques réactions au sein du PS, elles sont toutefois bien discrètes.
Entretien réalisé par Ernest Moret