24 mars 2014 ~ 0 Commentaire

Quand des penseurs «critiques» désarment l’internationalisme (corcuff)

 Montebourg_Dailymotion

Todd, Lordon, Durand, Ruffin…

« Démondialisation », « sortie de l’euro », « protectionnisme », « en finir avec l’Europe »… : des intellectuels critiques souvent adulés à la gauche de la gauche tendent à fétichiser l’État-nation comme principal cadre pour résister à la logique néolibérale du capitalisme. Ce faisant, les Todd, Lordon, Durand ou Ruffin, contribuent à désarmer les potentialités internationalistes de la con- testation sociale, dans un contexte périlleux de montée de nationalismes xénophobes d’extrême droite en Europe.

Un mouvement qui va à l’encontre de la vague altermondialiste née dans les années 1990. Dans un climat où une tendance forte, caractérisée par le sociologue Jean-Claude Kaufmann comme « national-raciste » (1), s’exprime, il est tout particulièrement important de ne pas perdre ses repères afin de cultiver des résistances. Pour la Fédération Anarchiste, l’horizon tel que défini dans ses « Principes de base » inclut « l’abolition des frontières », « la question sociale ne pouvant être résolue définitivement et réellement qu’à l’échelle mondiale » (2). Cette boussole interna-tionaliste, et même mieux altermondialiste et cosmopolitique, car elle a le monde pour destinée dans le prolongement critique de la philosophie des Lumières d’Emmanuel Kant (3), peut aider les libertaires à se démarquer radicalement de discours critiques qui peuvent paraître par certains côtés proches, mais qui se fourvoient dans la sacralisation de la nation et dans la diabolisation du monde.

Du Made in chauvin montebourgeois au brave soldat Todd Le fringant Arnaud Montebourg est apparu lors de la primaire socialiste comme une « aile gauche », auquel nombre de sympathisants des gauches radicales ont apporté leur vote. Pourtant, dès son livre à succès Votez pour la démon- dialisation !, il a alimenté le café du commerce chauvin. Il y explique, par exemple, que, contrai- rement à « notre grand et beau pays, la France », « les Chinois » sont « voleurs » et « les Alle- mands » « égoïstes » (4). Aujourd’hui, notre Ministre du « Redressement productif », ambassadeur du « made in France » s’adonne encore un peu plus à l’inflation cocardière et productiviste.

Le démographe Emmanuel Todd, lui aussi partisan de « la démondialisation », a été le préfacier du livre de Montebourg. Bien qu’ayant aidé Jacques Chirac à inventer « la fracture sociale » pour la campagne présidentielle de 1995, il a souvent une image « gauche critique ». Dans un en- tretien du 13 décembre 2011 sur le site de l’hebdomadaire Marianne, il oppose, par exemple, à « la grandeur de la culture française », associée à la notion d’« homme universel », « la vision ethnique de l’économie » et « la culture autoritaire » à l’œuvre dans « le monde germanique » ; différences qui plongeraient leurs racines dans les « structures familiales originelles » (5). Un culturalisme essentialiste aux allures savantes, découpant des « cultures originelles », compactes, fermées et stables dans le temps, bref ce que l’on appelle des essences, domine son discours. Les sciences sociales ont depuis longtemps invalidé cette vision figée de cultures homogènes, mais les livres de Todd sont souvent des succès de par leur apparence « savante » et « critique ».

Il s’est ensuite allié à un économiste réputé plus radical, Frédéric Lordon, pour appeler à la sortie de l’euro, en s’ébrouant un peu plus dans la mare franchouillarde : « Nous, Français, avons besoin de nous retrouver entre nous, avec nos bonnes vieilles luttes des classes, avec notre fantastique diversité culturelle, avec notre État, et notre monnaie. » (6) Garde à vous, soldat Todd !

Lordon ou l’économiste atterri dans le cocoon national Co-équipier de Todd contre l’euro, Frédéric Lordon, vedette intellectuelle des gauches radicales, s’est aussi épanché en faveur d’une « solution nationale » lors d’un débat public organisé par ATTAC le 15 janvier 2012 (7), où il s’est opposé aux thèses (fort heureusement) altermondialistes des animateurs d’une association dont la résistance à l’air du temps doit, par contre, être soulignée. Pour Lordon, « en revenir à la confi- guration nationale » serait plus apte à permettre l’expression de « la souveraineté populaire », confondant ainsi allègrement souveraineté populaire et souveraineté nationale. Et puis il associe surtout le point de vue « cosmopolite » aux « privilégiés du capital économique et du capital culturel », à l’inverse des travaux de la sociologue Anne-Catherine Wagner mettant en évidence les ressources cosmopolites de classes populaires traversées par diverses vagues d’immigration (8).

Par ailleurs, Lordon n’a pas hésité à charger un peu plus la barque nationaliste, en stigmatisant de manière essentialiste « la croyance monétaire allemande », pas seulement celle des élites économiques et politiques, mais celle supposée de l’ensemble du « corps social allemand » ; « croyance monétaire allemande » qui serait dotée d’une forte « profondeur historique ». Or un représentant d’ATTAC Allemagne venait de critiquer son gouvernement à la même table, juste avant l’intervention de Lordon…Á force d’être « atterré », il est peut-être devenu sourd aux paroles internationalistes ?

Durand : de la IVe Internationale au cul de sac national Cédric Durand, autre « économiste atterré », vient de la LCR et du NPA, qu’il a quitté pour rejoindre le Front de gauche. Il a dirigé en 2013 le livre collectif En finir avec l’Europe (9). Le livre éclaire certes les aspects les plus con- testables des institutions européennes réellement existantes. Mais il le fait unilatéralement, dans une diabolisation de l’Europe qui construit alors implicitement la nation comme unique rempart. Les auteurs du livre sont ainsi conduits à mettre en cause la thématique, jusqu ’il y a peu encore majoritaire dans les gauches critiques, de « l’autre Europe » (p.8), à balayer d’un revers de la main « les variantes soi-disant « de gauche » de l’idéologie européiste » (p.57) et à développer une posture sceptique par rapport à la possibilité d’une « européanisation de la protestation » (p.103). Puis Durand défend dans son épilogue des mesures de protectionnisme national (p. 148), qu’il distingue de manière assez floue de ce qu’il critique comme étant « la réponse souverainiste et nationaliste » (pp.138-139). La grande irresponsabilité de ce livre, qui s’englue dans des mesures nationales que vient à peine compenser une phraséologie internationaliste vague, consiste à ne pas proposer de stratégie internationale alternative à l’Europe capitaliste. Bref on déconstruit l’imaginaire européen, en enterrant en pratique les autres « mondes possibles » altermondialistes, au profit pratique d’un « réalisme » finalement étriqué, car national.

Ruffin ou le rebelle sous protectionnisme Co-créateur du journal Fakir et ancien reporter à Là-bas si j’y suis, l’émission produite par Daniel Mermet sur France Inter, François Ruffin est aussi, comme Lordon, une icône intellectuelle des gauches radicales. Il est devenu un des principaux chantres du protectionnisme national. Dans Le Monde Libertaire, il s’est ainsi mis sous l’égide d’une phrase de l’économiste britannique John Maynard Keynes : « J’ai de la sympathie pour ceux qui veulent minimiser plutôt que maximiser l’imbrication économique entre les nations » (10). Il a aussi appelé, dans une rebellitude confondante, à ne pas laisser le « thème du « Produire en France » au Front national ». On voit mal, par contre, le FN nous disputer ainsi « l’Internationale sera le genre humain » ! Et croire qu’on pourrait sauver les seuls travailleurs français dans la mise en concurrence inter-nationale des salariés : c’est naïf économiquement et dangereux dans un contexte favorable au « national-racisme » dont parle Jean-Claude Kaufmann.

L’étatisme et la diabolisation des médias comme adjuvants du confusionnisme politico-intellectuel ambiant Les illusionnismes nationaux qui travaillent les gauches critiques à travers quelques figures intellectuelles de renom se nourrissent notamment de deux impensés : l’étatisme et la diabolisation des médias.

Étatisme ? Plutôt que d’orienter principalement leur attention sur la constitution de mouvements sociaux à l’échelle européenne et mondiale, ces auteurs tendent à donner une grande importance à la confection de mesures applicables à l’échelle de l’État-nation. Si l’on regarde l’histoire des gauches radicales depuis la seconde guerre mondiale, les intellectuels critiques ont pourtant plus de probabilités de peser sur la première que sur le second (en tout cas s’ils restent critiques !), largement hors de portée en-dehors de la seule rhétorique. Et pourtant ils sont tentés de surestimer la place du second, comme s’ils avaient en eux-mêmes une âme de gouvernant ou de conseiller du Prince, un Lénine qui sommeille ! Il n’est pas étonnant qu’il soit si difficile d’effectuer une critique radicale de l’État moderne et des rapports gouvernants/gouvernés qui en constituent un des axes, alors que la seule critique du capitalisme apparaît beaucoup plus aisée. Pour ce faire, il faudrait, selon les mots de Pierre Bourdieu, « échapper à la pensée d’État sur l’État » (11).

Diabolisation des médias ? Dans l’article cité, Ruffin nous met sur la voie des dégâts intellectuels de la focalisation de la critique sociale la plus courante sur une dénonciation simpliste des médias : le refus du protectionnisme ne peut être, selon lui, que le triomphe de « la propagande » promue par « les économistes de garde ». Attac ou les anarchistes seraient-ils ainsi vendus à TF1 ? Il suffit que l’on mette une idée du côté des « médias dominants » pour qu’elle soit suspecte, indépendamment de la boussole éthique et politique orientant la critique. La critique manichéenne des médias s’est largement transformée en paresse intellectuelle de notre temps, auréolée des parfums conspi- rationnistes qui attirent tant l’odorat critique contemporain (12). On observe clairement ses ravages aujourd’hui avec les succès de la rhétorique du « politiquement incorrect » des Dieudonné, Soral et autres Zemmour !

Fétichisation du national, étatisme et diabolisation des médias constituent trois des lieux communs installés ces dernières années à gauche de la gauche et participant à leur désintellec- tualisation aux côtés de la quasi-mort cérébrale de la gauche sociale-libérale (13). Les libertaires sauront-ils sauver l’honneur de la raison critique et de l’émancipation en sortant la radicalité de ces bourbiers ? 21 mars 2014 |  Par Philippe Corcuff

http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/

Commentaire: Philippe Corcuff a un itinéraire copieux: PS, Verts, LCR, NPA et Fédération Anarchiste.

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