Homos, ces héros (ci)
D’autres facteurs viennent expliquer le succès de ce couple gay, en particulier l’évolution de la société brésilienne, où la majorité hétérosexuelle est désormais plus sensible aux thématiques LGBT. Il fut un temps où le rejet du public était tel que les intrigues impliquant des couples de personnes du même sexe étaient réécrites. L’exemple le plus marquant reste celui de la série Torre de Babel, diffusée sur Globo en 1998 [“Tour de Babel”, diffusé sur Teva en 1999], où deux personnages féminins ont été tués par les scénaristes parce que leur relation amoureuse n’était pas du goût des spectateurs.
Il ne s’agit pas de dire que cette liaison de fiction entre Niko et Félix influence l’évolution des mentalités, ni que les préjugés ont disparu. Mais d’une certaine façon les personnages sont, devant les millions de foyers qui suivent tous les jours la série, les porte-parole d’un sujet qui pour beaucoup reste encore tabou. Fait intéressant, dans le cas d’Amor à vida, l’histoire d’amour entre les deux hommes semble avoir d’abord été une demande du public. Carrasco n’avait pas l’intention au départ de faire de Niko et Félix un couple. “Je suis un auteur très versatile, c’est pour cela que ce couple existe aujourd’hui”, s’amuse-t-il. Le scénariste constate cependant que les mentalités brésiliennes changent bel et bien. “Les couples de même sexe sortent des marges de la société pour entrer dans la normalité.”
Voir deux homosexuels former le couple vedette d’une telenovela, sur une chaîne qui, face à l’impératif d’audience, penche toujours du côté le plus conservateur, voilà qui montre effectivement que les temps ont changé. Le sujet est d’ailleurs à l’ordre du jour politique du Brésil. Le débat sur les droits des homosexuels a franchi une étape en 2011 avec la reconnaissance du mariage gay par le Tribunal fédéral suprême, à l’unanimité. L’année dernière, le Conseil national de justice (CNJ) a stipulé que les agents de l’état civil ne pourraient plus refuser d’enregistrer l’union de deux personnes du même sexe. (…)
Pour mieux cerner la question, il reste important de distinguer sphère publique et sphère privée, nuance le psychologue Paulo Tessarioli, spécialisé dans la sexologie : “L’homosexualité est plus naturellement acceptée à la télévision que dans l’entourage social. Individuellement, le spectateur accepte de voir un couple homosexuel, il peut même l’apprécier sincèrement. En revanche, rencontrer ce même couple dans la rue, dans l’espace public, cela continue à faire peur, car collectivement les préjugés restent prégnants.” Selon le Grupo Gay da Bahia, une organisation qui recense les agressions contre les homosexuels et les transsexuels, 306 homosexuels ont été assassinés en 2013 dans le pays. Et les plaintes pour agression homophobe sont en légère augmentation. (…)
Au-delà de la seule survie du couple, s’acheminerait-on vers la grande scène du baiser entre hommes, l’un des plus grands tabous télévisuels qui soit ? Un petit baiser qui pourrait constituer une apothéose pour ce couple qu’apprécie tant le public. Mais, si l’on en croit Mauro Mendonça Filho, le réalisateur d’Amor à vida, là n’est pas la question : “Je crois que nous avons déjà abattu d’autres barrières dans cette série. Pour être honnête, je trouve même cette question dépassée.”
Pourtant, en ajournant sans cesse ce baiser homosexuel, la télévision fait la preuve de son retard, estime Carlos Magno Fonseca, le président de l’Association brésilienne des lesbiennes, gays, bisexuels, travestis et transsexuels (ABGLT) : “Il serait encore plus important de mettre en scène un couple gay qui adopte un enfant [comme cela est possible depuis 2010], car on entrerait sur le terrain des droits civiques.” Irineu Ramos Ribeiro, auteur du livre A TV no Armário, A Identidade Gay nos Programas e Telejornais Brasileiros [La télé dans le placard : l’identité gay dans les émissions et journaux télévisés brésiliens, inédit en français], juge peu probable que Félix et Niko aillent plus loin : “Un baiser dérangerait les spectateurs et ça, la chaîne ne le veut précisément pas.”
Le réalisateur Mauro Mendonça Filho attribue le succès du couple de sa série au “talent extraordinaire” de Mateus Solano [qui joue Félix]. Carlos Magno Fonseca, président d’ABGLT, trouve lui aussi son interprétation convaincante. “Le personnage a ce que nous appelons la ‘pinta’ [belle allure] et il utilise le langage gay, mais sans être aussi caricatural que dans d’autres séries.” (…)
Camila Brandalise et Michel Alecrim
Publié le 10 janvier 2014 dans Istoé (extraits) São Paulo
succès
Chaque soir à 21 h 15, 8 millions de foyers brésiliens regardent Amor à Vida diffusé depuis le 20 mai 2013. Au Brésil, l’importance de la telenovela de 21 heures est telle, en termes d’audience, que les matchs de foot attendent la fin pour commencer. Ce créneau rassemble la plus grosse audience de la journée sur Rede Globo, le plus puissant réseau de télévision du pays – et deuxième réseau privé du monde derrière l’américain ABC. (…)
Istoé Camila Brandalise 30 janvier 2014
http://www.courrierinternational.com/article/2014/01/30/homos-ces-heros