31 décembre 2013 ~ 0 Commentaire

l’occident vit une refondation, comme pendant la renaissance (jdd)

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Maurice Godelier: Ancien élève de Fernand Braudel et maître assistant de Claude Lévi-Strauss, Maurice Godelier a été titulaire de la chaire d’anthropologie au Collège de France, puis directeur scientifique au CNRS et du musée du Quai-Branly. Mariage pour tous, mères porteuses, clonage, économie mondiale, il estime que « l’Occident vit une refondation ». (…)

« Je suis convaincu que la famille n’est pas le fondement de la société. Pas seulement de notre société, mais de toutes les sociétés. »

Qu’avez-vous découvert? L’anthropologie est un travail sur soi, un travail de décentrement. Il faut se mettre à distance de ce que la culture et l’éducation vous ont appris. Ce sont les autres qui vous apprennent. Chez les Baruya, vous êtes comme un gamin. On ne sait pas où marcher dans les jardins, au milieu des plantes sacrées. Ils deviennent vos professeurs. Combien de fois ils m’ont dit : « Mais on t’a déjà expliqué ça il y a deux ans… » On découvre leur logique de pensée et d’action, leurs normes pour agir, quelles femmes ils peuvent épouser ou non. Comment les clans font les couples. Chez eux, ce n’est pas l’amour qui forme les ménages, mais cela fait aussi des pères qui s’occupent bien des enfants, et des mères très affectueuses!

La famille est-elle, comme on le croit souvent ici, le fondement des sociétés?
Je sais bien que je prends à contre-pied ce que pensent beaucoup de gens, mais je suis convaincu que la famille n’est pas le fondement de la société. Pas seulement de notre société, mais de toutes les sociétés. La tradition catholique aime imaginer le contraire. Déjà avant le monde chrétien, Aristote pensait que la famille engendrait le clan, et les clans la tribu. Puis les chrétiens ont mis l’accent sur la famille nucléaire, l’homme, la femme leurs enfants. Cela correspond à la période de la fin de la République romaine, quand la famille nucléaire était devenue le modèle dominant.

Et la famille du « mariage d’amour »? L’humanité n’a que rarement misé pour sa reproduction sur l’amour et sur la passion! On constate d’ailleurs aujourd’hui, dans nos sociétés individualistes où l’on met en avant des choix individuels, que l’amour s’épuise vite. En Île-de-France actuelle, 40% des unions disparaissaient au bout de sept ans. Dans la plupart des sociétés, l’amour n’est pas le principe des alliances. Ce sont au contraire des stratégies, des rapports d’intérêts qui gouvernent les alliances. Par contre, pour la première formation d’un individu, la famille, ce groupe d’adultes qui « élève » un enfant, joue un rôle fondamental.

Pour l’anthropologue, qu’est-ce que signifie « être élevé »? Il y a sept fonctions à la « paren- talité », qui sont universelles. Même si, selon les systèmes familiaux, différentes personnes les exercent. La première fonction est de concevoir et d’engendrer. Cela semble simple chez nous les Occidentaux, un homme et une femme couchent ensemble. Mais c’est déjà plus compliqué quand il y a des mères porteuses et qu’il faut deux femmes pour faire un enfant. Dans des sociétés patrilinéaires, comme en Nouvelle-Guinée, c’est le sperme de l’homme qui est considéré comme seul fabriquant l’enfant. Dans d’autres, matrilinéaires, c’est la femme, son sang menstruel, avec l’aide d’un esprit qui font l’enfant. Dans le premier cas, l’enfant appartient au clan du père, dans l’autre, au clan de la mère et de ses frères… Vous voyez le rôle des représentations, qui n’ont rien de scientifique, mais qui relèvent de logiques sociales et de pouvoir. Dans la plupart des sociétés, on ne pense pas qu’un rapport sexuel suffise pour faire un enfant. L’idée générale est qu’il faut être trois. Les Baruya pensent que c’est le soleil qui finit le fœtus dans le ventre des mères. Dans d’autres sociétés, ce sont les ancêtres qui jouent ce rôle. Chez les chrétiens aussi, il faut être trois! Car qu’est-ce qui introduit l’âme dans le fœtus ? Ce n’est pas le sperme de l’homme. Elle est introduite par Dieu. Dans le christianisme, malgré toutes nos connaissances en biologie moléculaire, il faut être trois pour faire un enfant. Pareil pour l’islam…

La deuxième fonction de la parentalité? Donner un nom. Dans toute société, un enfant qui n’a pas de nom n’existe pas. Dans les sociétés patrilinéaires, c’est un nom appartenant au clan du père. Chez les Baruya, un enfant, pendant sa première année, ne voit quasiment pas son père. S’il meurt cette année-là, il est enterré n’importe où. Puis, s’il survit à sa première année, le clan du père lui donne un nom et il entre dans le groupe. Sans nom, un enfant n’est pas complet. La troisième fonction consiste à « s’occuper de », c’est?à-dire nourrir, soigner et protéger. La quatrième fonction est celle de la « formation ». Chez nous, l’école ou le service militaire, quand il existait, ont pris cette place. Mais dans beaucoup de sociétés, des adultes devaient prendre en charge la formation des enfants pour en faire des guerriers, des chamans… La cinquième fonction, c’est, pour certains parents, d’exercer une forme d’autorité sur les enfants. Toutes les gammes d’autorité sont possibles. Il y a des sociétés extrêmement permissives où l’enfant est roi et on ne le réprime jamais, et d’autres très strictes où les enfants ne peuvent quasiment pas prendre la parole. La responsabilité va avec. Si votre enfant casse un carreau, c’est à votre charge. C’est pareil dans toutes les sociétés.

« Le modèle chrétien est un horizon de culture, mais il n’est déjà plus une norme sociale générale depuis la Révolution française. »

La septième et dernière fonction de la parentalité? Certains parents qui ont la charge des enfants ne peuvent pas avoir de rapports sexuels avec eux. Ce sont les deux tabous de l’inceste, le tabou homosexuel que l’on oublie toujours (un père et un fils, une mère et une fille) et le tabou hétérosexuel que tout le monde connaît. Ces tabous sont universels, même s’ils varient. Dans l’Antiquité, en Perse ou en Égypte, le mariage « idéal » était entre un frère et une sœur, à l’imitation des dieux. L’inceste détruit les rapports de solidarité et d’autorité au sein des familles ainsi que les rapports d’alliances entre les familles. Finalement, être « parent », c’est assumer ces sept fonctions. Selon les sociétés, ce ne sont pas les mêmes personnes qui s’en occupent. Cela dépend du système de parenté…

Combien existe-t-il de systèmes de parenté? En gros, actuellement sur terre, 10.000 groupes exercent une souveraineté sur un territoire, des personnes et des ressources. Cela fait 10.000 sociétés, même si certaines comptent 50 personnes en Amazonie et qu’il y a 1,3 milliard de Chinois. Ces 10.000 sociétés ont toutes un système de parenté qui leur est propre. Nous, nous sommes dans un système dit « indiffé­rencié ». On retrouve ce même système chez les Inuits ou en Indonésie. Il est apparu en Europe à la fin de la République romaine. Nous n’avons qu’un seul père et une seule mère. Ce système romain a été « encapsulé » par le christianisme. Plus tard, dans le christianisme, le mariage est devenu un sacrement. L’union d’un homme et d’une femme devant Dieu, avec interdiction du divorce, interdiction de relations sexuelles en dehors du mariage, interdiction de se masturber aussi, etc. L’Église a détruit la polygamie. Mais notre système n’est pas du tout majoritaire dans le monde! La Chine, l’Inde, et cela fait plus de deux milliards d’individus, fonctionnent autrement!

Ce modèle chrétien, on l’a vu en 2013 avec le mariage pour tous, est en train de craquer… Le modèle chrétien est un horizon de culture, mais il n’est déjà plus une norme sociale générale depuis la Révolution française. L’État a pris en main le mariage, et les enfants sont enregistrés à l’état civil. Le modèle chrétien craque depuis deux cents ans…

Comment le mariage pour tous vient-il bousculer cette histoire? Il y a dix ans, on m’avait posé la question du mariage homosexuel. J’avais répondu qu’il avait déjà existé dans de nombreuses sociétés des unions homosexuelles pour le plaisir, comme chez les Grecs anciens, mais pas pour fonder des familles instituées. J’étais influencé par la psychanalyse, qui disait qu’il faut impé- rativement un père et une mère pour fabriquer un enfant. Or, ce n’est pas si simple. De mes recherches, depuis, je conclus qu’il y a eu trois lignes de transformations de nos sociétés qui ont amené à la revendication du mariage pour tous.

Lesquelles? La première, c’est la valorisation de l’enfant, qui commence avec Rousseau. L’enfant est devenu une valeur nouvelle, quasi universelle. Regardez ce qui se passe avec Noël et l’achat massif de jouets pour la plupart inutiles… Cela a abouti à la Déclaration des droits de l’enfant, impulsée par l’Occident. Le pire crime aujourd’hui, c’est le viol et l’assassinat d’un enfant. La deuxième ligne d’évolution est scientifique, commencée dans les années 1930 aux États-Unis, où l’ordre des médecins a « dépathologisé » l’homosexualité. L’homosexualité n’est plus une « maladie » dont il faut guérir, ni, pour les psychologues, une « perversion ». Et puis la primatologie s’est intéressée ré- cemment à la sexualité de nos cousins primates, les bonobos et les chimpanzés. Il est désormais établi scientifiquement que ces primates sont bisexuels. Je pense que nous aussi, primates humains, nous sommes bisexuels par nature. Évidemment, la société a toujours privilégié l’hétérosexualité pour la reproduction, sans quoi l’espèce se serait éteinte depuis longtemps. Mais nous sommes tous bi, avec deux formes de sexualité, normales toutes les deux. Dans la vie des sociétés, l’une va être manifestement favorisée, et l’hétérosexualité restera toujours majoritaire. Enfin, troisième ligne d’évolution, la démocratie. Je pense qu’en démocratie, quand des minorités revendiquent des droits qui ne retirent rien aux majorités, elles finissent toujours par les obtenir. Pour toutes ces raisons, il est évident que des gens veuillent vivre une sexualité homosexuelle, autre mais normale, tout en assumant un désir d’enfant.

Le mariage pour tous est la grande révolution de 2013… Oui, il a heurté une partie de la population marquée par les valeurs chrétiennes. Mais ce conflit ne devrait pas durer, comme en Espagne catholique ou au Canada.

Faut-il légaliser les mères porteuses, selon vous? Absolument. Je suis pour encadrer politiquement et juridiquement cette pratique. Certains hommes acceptent déjà que le sperme d’un autre homme féconde leur compagne pour faire un enfant à trois. Les mères porteuses, dans certains États américains et au Canada, ne font pas cela pour faire trafic de leur utérus. En corollaire de la légalisation, je suis un partisan résolu de la transparence des origines! Que ce soit pour les mères porteuses ou pour les dons de sperme. Les enfants sont capables de comprendre. Si on ne leur dit rien, c’est toujours pire. À mon sens, les parents qui ont fait un enfant à trois, que ce soit les mères porteuses, avec le don de sperme, ou les couples homosexuels ou hétérosexuels qui adoptent, ont un devoir d’explication. Ensuite, si l’enfant veut savoir d’où il vient, il faut qu’il puisse raccorder l’histoire qu’on lui a racontée avec un être réel. La transparence des origines me paraît aller de soi.

Quelles limites voyez-vous? Je suis absolument contre le clonage reproductif. C’est un délire de recherche d’immortalité narcissique qu’il faut stopper. Il y a sûrement des laboratoires aujourd’hui qui y travaillent, et à terme un type riche qui voudra se cloner. Il faut interdire cela. On ne doit pas se reproduire tout seul. Que d’autres dépendent de vous ou que vous dépendiez d’eux, ceci est constitutif de notre humanité. On doit avoir ce principe, cette norme universelle. (…)

* Lévi-Strauss, Maurice Godelier, Seuil, 592 p., 26 euros.

Laurent Valdiguié – Le Journal du Dimanche dimanche 29 décembre 2013

http://www.lejdd.fr/Societe/Maurice-Godelier-L-Occident-vit-une-refondation-comme-pendant-la-Renaissance-646088

Lire aussi dans l’Humanité:

http://www.humanite.fr/546667

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