Les enseignants face au gouvernement : de la sourde colère à la révolte ? (1)
Alors que François Hollande avait fait de l’école un enjeu politique et symbolique de premier plan durant sa campagne électorale, sa première année de mandat a sonné pour de nombreux enseignants comme une cruelle désillusion.
La brutalisation du système éducatif par la droite, de 2002 à 2012, donnait pourtant au Parti socialiste une occasion rêvée de s’attacher pour longtemps les faveurs d’une profession qui lui est traditionnellement favorable. C’est pourtant un camouflet qu’a essuyé la réforme des rythmes scolaires menée tambour battant par le ministre de l’Education nationale Vincent Peillon, et parmi les enseignants domine, sinon l’opposition franche au gouvernement, du moins un profond scepticisme et une colère qui pourrait bien s’exprimer plus ouvertement à mesure que s’éloigne le spectre du sarkozysme, sur lequel le candidat Hollande a construit son succès électoral.
L’héritage de la droite Suppressions massives de postes d’enseignants (environ 80 000 en 5 ans), consolidation d’un enseignement à plu- sieurs vitesses par la logique du « socle commun », accroissement de la ségrégation entre établissements par le démantèlement de la carte scolaire, mise en concurrence des universités et soumission accrue aux intérêts privés, substitution d’une logique élitiste de sélection des « méritants » aux politiques de lutte contre l’échec scolaire, suppression à marche forcée du BEP et affaiblissement du lycée professionnel au profit de l’apprentissage, contre-réforme pédagogique à travers les nouveaux programmes de 2008, destruction de la formation des maîtres : on n’en finirait pas d’énumérer tous les éléments qui composent l’héritage d’une droite ayant entrepris de faire reculer l’idéal d’une école pour tous pour mieux adapter l’Ecole française au cours néolibéral du monde.
Cette droite revancharde avait en effet pris la mesure de l’enjeu de civilisation que constitue la question scolaire. A peine élu, Nicolas Sarkozy annonçait ainsi dans la lettre de mission adressée en juillet 2007 à son ministre de l’Education nationale d’alors, Xavier Darcos : « L’école est un maillon déterminant de la civilisation que nous voulons construire et dans laquelle nous voulons vivre ». On ne saurait mieux dire la volonté de conquête et d’hégémonie qui animait une droite désireuse d’opérer les transformations de l’ordre scolaire susceptibles d’assurer une reproduction plus complète de l’ordre social. Cela impliquait de ne plus se satisfaire du système d’enseignement hérité des politiques d’unification scolaire menées de la fin des années 1950 aux années 1970, système pourtant guère favorable aux enfants des classes populaires et dont les mécanismes inégalitaires avaient été mis en lumière par la sociologie critique dès les années 19601.
Mais force est de constater que ces transformations avaient été accompagnées voire amorcées par la gauche néolibérale, au gouvernement ou dans les collectivités territoriales : des premiers « assouplissements » de la carte scolaire, réalisés par le gouvernement socialiste dès 1984-1985, à la priorité donnée par de nombreuses régions dominées par le PS à l’apprentissage, en passant par l’impulsion – par le ministre de l’Education nationale du gouvernement Jospin (Claude Allègre) – de la politique qui, prenant racine dans la déclaration de la Sorbonne en 1998, devait mener à la LRU2. Il faudrait ajouter à cela l’adoption en 2001 de la LOLF, qui signait l’imposition au secteur public – conjointement par le PS et la droite – des recettes managériales issues du secteur privé et ayant fait leur preuve quant à leur capacité, au nom de la « culture du résultat », à pressurer toujours davantage les salariés.
Reste que la droite au pouvoir a fortement accéléré la mise en œuvre de l’agenda néolibéral, sa déclinaison dans le domaine scolaire passant par la mise en marché du système éducatif, à travers l’introduction de logiques de concurrence incitant les familles à se muer en consommateurs d’école et menaçant de faire des établissements autant de petites entreprises, mais également par sa soumission de plus en plus étroite aux intérêts privés, selon la logique d’une « économie de la connaissance » consistant « précisément à faire l’économie de la connaissance, c’est-à-dire à se passer de la “connaissance” quand elle n’a pas de valeur économique sur le marché »3. Ainsi, à mesure que le système éducatif se massifie et que s’accroît le nombre d’années passées par chaque enfant en son sein, l’autonomie relative que les élites lui concédaient traditionnellement se voit limitée par l’injonction à la professionnalisation des études et à la rentabilisation des « investissements » éducatifs.
Il ne s’agit donc plus simplement de légitimer par le « mérite » scolaire le partage inégal des richesses et du pouvoir, mais de faire advenir une subjectivité nouvelle, supposant que chaque individu se fasse l’entrepreneur de lui-même et intériorise la contrainte que fait peser la concurrence capitaliste sur l’ensemble des échanges humains, en devenant responsable de l’accroissement de son « capital humain » et donc de la conquête (ou du maintien) de son « employabilité ».
D’un vote antisarkozyste à la défiance envers le nouveau gouvernement Etant donné l’ampleur des attaques menées contre l’Ecole publique par les gouvernements de droite successifs, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’interrogés sur leurs intentions de vote quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2012, plus de 80% des enseignants du public envisageaient de voter pour François Hollande au 2nd tour4.
La même étude notait le scepticisme du corps enseignant à l’égard du candidat socialiste, puisque la moitié des individus interrogés ne croyait pas que le candidat du PS, s’il était élu, tiendrait sa promesse de créer 60 000 postes durant son mandat. Il est vrai que la campagne de la précédente candidate socialiste à l’élection présidentielle, Ségolène Royal, avait suscité une vive opposition parmi les enseignants.
Ce soutien sans illusions au candidat socialiste s’inscrit dans le processus de rupture du lien organique qui unissait le monde enseignant au PS et qui n’a pas résisté à l’épreuve du pouvoir, en particulier au tournant de la rigueur en 1983 et au recul sur le projet de loi Savary en 1984. Autrefois hégémonique parmi les enseignants et dominée par le PS, la FEN5 assurait l’intégration des jeunes enseignants au corps, par l’inscription de ses derniers dans des réseaux syndicaux et associatifs qui accomplissaient au passage une fonction de politisation autour des idéaux de laïcité, de méritocratie scolaire et d’émancipation par le savoir6. Avec l’affaiblissement du SNI7 dans les années 1980, qui aboutit à l’éclatement de la FEN en 1992, c’est ce modèle de socialisation à la fois professionnelle et politique qui s’est brisé. Dès lors, si les enseignants continuent de voter, bien davantage que d’autres professions, pour le PS, ce vote ne s’inscrit plus dans une adhésion profonde et collective au modèle de société défendu par ce parti (dont on peine d’ailleurs à entrevoir les contours).
On ne comprendrait rien à la défiance qu’a suscitée le projet de réforme des rythmes scolaires auprès des professeurs des écoles si on n’avait en tête l’altération des liens entre le PS et le monde enseignant, dont il n’est pas sûr que le nouveau ministre ait pris la mesure. Lancé par V. Peillon sans concertation préalable et dans la plus grande précipitation, puisque l’annonce en a été faite à peine une dizaine de jours seulement après le 2ème tour de l’élection présidentielle, ce projet a été perçu à juste titre par de nombreux enseignants comme une attaque de plus (et de trop) contre leurs conditions de travail. De plus, l’opposition manifestée par les professeurs des écoles, notamment parisiens8, a été le prétexte aux plus vives attaques de la part des médias dominants, notamment ceux associés au centre-gauche : Le Monde dénonçant un « corporatisme étriqué » et« lamentable » (22 janvier 2013), le Nouvel observateur vitupérant contre ces« chouchoutés » que seraient les enseignants parisiens (19 mars 2013), Libération faisant du monde enseignant « l’archétype le plus achevé du conservatisme »9.
Difficile à l’heure actuelle de dire quels effets produira cette réforme, largement improvisée, sur les élèves et leurs appren- tissages ; le seul résultat que l’on peut prédire avec quelque assurance, c’est une détérioration des relations entre les enseignants et leur ministre de tutelle, semble-t-il sur la sellette il y a quelques mois.
Cela s’ajoutant à une politique d’austérité orientée vers la baisse des dépenses publiques, qui implique l’absence de moyens permettant d’embaucher des personnels qualifiés pour accueillir les enfants durant le temps « libéré » et de revaloriser les salaires d’ensei- gnants particulièrement mal payés10.
Nombre d’entre eux ont ainsi le sentiment que la rupture avec le sarkozysme n’a pour l’heure été amorcée qu’en paroles. D’autant que les sujets ne manquent pas où la rhétorique de la rupture masque à peine une franche continuité avec les politiques menées antérieurement par la droite, qu’il s’agisse du « socle commun de connaissances et de compétences », imposé en 2005 par F. Fillon et défendu par V. Peillon, de la décentralisation dont le « troisième acte » a été annoncé par le gouvernement11, ou de la LRU, dont les logiques sont pour l’essentiel entérinées et approfondies par le projet de loi déposé par la ministre de l’enseignement supérieur, Geneviève Fioraso.