République et collaboration de classe
C’est aussi au nom de la République qu’ont été approuvées nombre de politiques de collaboration de classes.
Des premières expériences de « ministérialisme », c’est-à-dire de participation d’un ministre socialiste, Millerand à un gouvernements bourgeois, au début du XXe siècle, à la reconstruction de l’Etat bourgeois en 1944-1945, sous la houlette du général De Gaulle, avec le désarmement des forces de la Résistance, en passant par le Front populaire qui canalisa la force propulsive de la grève générale dans l’alliance avec le parti radical ; c’est à chaque fois la référence à la République identifiée aux institutions de l’Etat bourgeois démocratique qui désarma le mouvement social. D’ailleurs, n’oublions pas, comme le montre de manière saisissante le film Land and Freedom de Ken Loach, sur la guerre civile espagnole, la manière dont les staliniens, certains sociaux-démocrates et autres républicains ont utilisé la défense de la république pour étrangler la révolution. Il y avait, dans le camp de la République espagnole, une lutte im- pitoyable entre révolution et contre-révolution, entre ceux qui liaient la lutte pour la démocratie à une transformation sociale révolutionnaire et les autres, qui utilisaient la démocratie pour freiner puis abattre le processus révolutionnaire.
La République, comme forme politique, n’est jamais neutre.
Elle est intrinsèquement liée à l’Etat, et à la classe qui domine cet Etat. Nous ne partageons pas l’appréciation de Jean Jaurès dans ses écrits sur « L’Armée nouvelle », où il caractérise ainsi l’Etat : « L’Etat n’exprime pas une classe, mais le rapport des classes, je veux dire le rapport de forces ». La République, comme forme politique et étatique construite depuis plus d’un siècle en France n’est pas une forme politique indifférenciée qui se remplirait d’un contenu social donné, bourgeois ou prolétarien, selon les rapports de forces. L’Etat est au service des classes dominantes. Nous partageons, plutôt, le point de vue de Lénine, pour qui « la République bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du dévelop- pement de la société à l’échelle mondiale… Mais la République bourgeoise la plus démocratique n’a jamais été et ne pouvait, être rien d’autre qu’une ma- chine servant au capital à opprimer les travailleurs, un instrument de pouvoir politique du capital. La République démocratique bourgeoise a promis et proclamé le pouvoir de la majorité, mais elle n’a pu le réaliser tant qu’existait la propriété privée du sol et des autres moyens de production » Cette ambi- valence, ou ambiguïté fondamentale de la République, nous conduit à rejeter toute idée d’alliance ou de mouvement ou de front républicain, avec la bour- geoisie. Cette question est toujours d’actualité, car c’est la politique proposée par d’importants secteurs de la gauche traditionnelle pour combattre le Front national. Or, face au fascisme, il faut opposer la mobilisation unitaire de tous les travailleurs et de leurs organisations, et non pas une alliance ou un front républicain qui subordonne la gauche à des accords avec la bourgeoisie. Dans des circonstances historiques spécifiques, l’opposition à la monarchie, à des dictatures, au fascisme ou à des coups d’État, la lutte pour la « république » peut incarner l’exigence démocratique. Face à des républiques bourgeoises, le mouvement ouvrier doit alors lever le drapeau de la « République sociale et démocratique », et s’appuyer sur les méthodes de la lutte de classes.
Et la 6è république?
Aujourd’hui, avec la campagne menée par Mélenchon, le mouvement ouvrier français est de nouveau confronté au débat sur la République. Ses partisans revendiquent une assemblée constituante pour une VIe République. La situation de crise politique en France et en Europe peut en effet poser, de manière centrale, des questions démocratiques, conjuguées à celles de la lutte contre l’austérité. Mais la dynamique de la lutte de classes épouse-t-elle aujourd’hui, les formes républicaines du siècle dernier ? Une situation prérévolutionnaire comme celle de Mai 68, par exemple, ne s’est pas située dans les traditions républicaines du mouvement ouvrier. Lorsque se déclenchent des luttes sociales ou démocratiques de grande envergure, ce n’est pas la République ni même « une VIe République », qui peut en constituer l’horizon politique. Une chose, sont, les meetings électoraux, autre chose est un programme ou une revendication dont les classes populaires s’emparent pour résister à la crise. La situation peut être différente dans l’Etat espagnol, où la conjonction de la crise de la monarchie et des nationalités pose plus précisément la nécessité de le République et de l’auto-détermination… Mais que signifie cette référence dans la situation française où, depuis plus d’un siècle, la bourgeoisie a accaparé la République ?
Discutons de la VIe République défendue par J. L. Mélenchon. La conçoit-il vraiment comme une rupture démocratique ? Il propose certes quelques modifications institutionnelles importantes sur la suppression du Sénat, la mise en place de la proportionnelle dans les élections ou le référendum révocatoire comme au Venezuela. Mais sur la clé de voûte de la Ve République (l’élection du président de la République au suffrage universel et le fait que tous les pouvoirs lui soient conférés), il renvoie la discussion à une future Constituante. Pourtant c’est le point nodal de l’architecture des « Républiques bonapartistes » . Dès le coup d’État de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851, Marx avait compris la fonction perverse de cette institution : « La Constitution s’abolit elle-même en faisant élire le président au suffrage direct par tous les Français. Alors que les suffrages des Français se dispersent sur les 750 mem- bres de l’Assemblée nationale, ils se concentrent ici, au contraire, sur un seul individu […]. Il est, lui, l’élu de la nation. Vis-à-vis d’elle, il dispose d’une sorte de droit divin, il est par la grâce du peuple ». Le programme de Mélenchon se contente d’une formule générale : « Les pouvoirs exorbitants du pré- sident de la République doivent être supprimés dans le cadre d’une redéfinition générale et d’une réduction de ses attributions », nous indique le pro- gramme du Front de gauche. Si nous sommes pointilleux là-dessus, c’est que François Mitterrand, une des références de Jean-Luc Mélenchon, avait pen- dant des années critiqué la Ve République comme « un coup d’Etat permanent ». Mais lorsqu’il s’est agi d’établir le Programme commun de l’Union de la gauche, il refusa de remettre en cause « la présidence de la république ». Il suffit de reprendre le texte du Programme commun de 1973 pour y retrouver la dénonciation des « pouvoirs exorbitants » du président et la « nécessité de leur suppression »… mais pas la suppression de la présidence. Et pour cause, la suite de l’histoire nous a apporté la réponse. Un point central de discussion avec les partisans de la VIe République tourne autour des rapports entre les modifications institutionnelles et la mobilisation populaire pour assurer une démocratie réelle.
La rupture avec les institutions de la Ve République et l’ouverture d’un processus constituant, pour une vraie démocratie, implique une refonte totale du système avec des assemblées souveraines élues au suffrage universel et à la proportionnelle. Le rôle des anticapitalistes consiste à s’appuyer sur ce pro- cessus pour favoriser le mouvement d’en bas, les formes de pouvoir populaire. Ainsi, ces assemblées nationales élues, doivent s’appuyer sur des assem- blées locales dans les communes, dans les entreprises, sur un processus d’auto-organisation et d’autogestion qui donne le pouvoir au peuple. Pas un mot, chez Mélenchon, sur toute cette dimension, car sa VIe République est en fait une transformation de l’Etat et des institutions actuelles, et non une rupture ou la constitution d’un nouvel Etat. Nous sommes bien entendu aujourd’hui, très loin de ce type de situation en France ou en Europe. Mais observons que, lorsque les citoyens s’emparent de questions démocratiques institutionnelles, ils se tournent vers des mesures plus radicales. La crise actuelle (politique, institutionnelle) est telle que des mouvements comme les Indignés, par exemple, insistent sur « la démocratie réelle maintenant »… avec des propositions de démocratie directe ou des réformes institutionnelles radicales (contrôle des élus, proportionnelle, initiatives référendaires), plus que sur la défense de la république.